Le projet, un cadre pour le voyageur
L’objectif de ce chapitre est de questionner la notion de « projet » comme dimension structurante du voyage touristique. À ce stade, nous définissons simplement le voyage comme une mobilité (mentale et physique) et le touriste comme un type de voyageur de loisir. Pour ce chapitre, nous retenons de dernière cette figure deux caractéristiques : premièrement, dire que le touriste est un type de voyageur parmi d’autres signifie que le voyage est une catégorie qui englobe diverses formes particulières (entre autres, le tourisme) et différents types de voyageurs dont le touriste ne constitue qu’une expression. Nous attribuons ainsi une qualité supplémentaire au voyage touristique (c’est l’objectif du chapitre 2). Souligner cette filiation rend nécessaire d’interroger, en premier lieu, le voyage avant le tourisme puisque celui-ci est constitutif de celui-là. Secondement, l’inscription du voyage dans une perspective de loisir, c’est-à-dire d’un temps dévolu à soi et, en conséquence, «librement » choisi, met l’accent sur l’aspect intentionnel du voyage touristique, au détriment de formes plus contraintes que peuvent représenter les voyages professionnels, les migrations forcées, etc. Un questionnement sur les relations entre le projet et le voyage ne prend pleinement son sens que si celui-ci est l’expression relativement explicite et assumée d’un désir. Nous questionnons la place que le projet occupe au sein du voyage, notamment sa capacité à offrir les conditions d’un cadre pour le déplacement désiré. Nous montrerons qu’il peut s’appréhender comme un aspect préliminaire du voyage en participant à en définir les formes concrètes lorsque celui-ci se réalise. Précisément, nous dirons qu’il constitue un préalable imaginaire et matériel au voyage : imaginaire parce que le projet est a minima la représentation mentale d’un ailleurs, matérielle parce qu’il demande, à un stade développé, la préparation concrète du voyage.
Puisque c’est le questionnement sur l’aspect structurant du projet vis-à-vis du voyage qui nous intéresse, il s’agit d’en saisir la nature (ce que le projet structure précisément dans le voyage), sa force (la manière dont la représentation préalable du voyage dans la sphère idéelle ouvre à un ailleurs désiré en mesure d’être concrétisé) mais aussi ses limites (l’articulation entre la forme représentée du voyage et sa concrétisation dans un espace physique). Y répondre implique de mobiliser un corpus théorique qui soit en mesure de saisir et d’articuler analytiquement les notions de voyage et de projet. Si la première renvoie massivement à l’idéel et à l’ailleurs et leur taxinomie afférente (imaginaire, représentation, vision, distance, dehors, horizon), la seconde s’indexe globalement autour de la préparation de l’action qu’illustre les notions d’intention, de stratégie, de réflexivité, de planification.
De fait, l’articulation d’une sociologie soucieuse de l’imaginaire et une autre davantage attentive à la grammaire de l’action demande de recourir à des univers théoriques qui mobilisent des concepts et des terminologies souvent distinctes. Mais puisque l’objectif de ce chapitre consiste précisément à souligner combien la pratique (la réalisation de l’action in situ) s’inscrit en relation à la phase préalable de projection, l’éclectisme théorique est ici justifié.
Définition du voyage
Si la référence au projet constitue une entrée féconde pour saisir l’univers du voyage, c’est parce qu’elle met d’abord l’accent sur les formes premières qui président à sa constitution et qui lui sont nécessaires pour produire du sens. Le voyage n’est pas une opération de l’esprit insane ou une manifestation physique absurde : il témoigne de la présence d’une envie, d’un désir, d’un souhait. À partir du projet, le voyage ouvre à une inscription physique dans l’espace et un retour vers le territoire initial. Sans lui cependant, le voyage perd sa raison d’être. Il n’existe pas sans l’existence d’un motif ou d’un objet visé, présences premières qui nous poussent à penser un ailleurs. Cette vision protéiforme du voyage implique un ensemble de questions sur les pratiques qu’il engage, et qui s’exerce dans l’espace physique comme dans l’espace mental. Mais le positionnement du projet comme forme initiale du voyage à l’avantage de présenter une hiérarchie entre ces différentes pratiques en reléguant le déplacement physique comme une forme possible et non exclusive du voyage, dépendante du projet. La saisie de son rôle nécessite d’abord de comprendre ce qu’est le voyage.
Les problèmes de la réduction du voyage à sa dimension physique
Le voyage et l’action qui lui correspond ne livrent pas un sens unique et bien limité. Les usages en sont multiples et, s’ils engagent des critères convergents (l’idée de déplacement par exemple), leur nature fait débat. Ainsi, pour la distance et l’ailleurs, qui apparaissent a priori comme des caractéristiques du voyage, nous savons mal à quels univers elles renvoient. Au monde physique, au monde mental, aux deux ou à d’autres combinaisons ? L’ensemble tend en effet à s’amalgamer dans un ordonnancement peu clair. Que nous disent les définitions du voyage ? Dans une recension non exhaustive et de son champ lexical (trajet, déplacement), à partir d’un ensemble de dictionnaires relatifs aux disciplines des sciences sociales , et avec pour objectif la confrontation des différentes acceptions proposées, il est notable de ne les repérer que très marginalement comme items. Exceptés les ouvrages spécialisés sur le voyage et le tourisme (Jafari, 2000 ; Medlik, 2003) et ceux de géographie (Brunet, Ferras, Théry, 1993), aucun n’en propose une définition. Bien qu’absent ici ou là, le tourisme, que nous abordons comme une catégorie du voyage, est davantage présenté et explicité, même s’il est pour l’essentiel l’apanage des géographes bien plus que des sociologues à partir du corpus décrit ci-dessus. Les flux qu’il génère et l’industrie qui l’encadre sont producteurs d’effets très concrets et visibles sur la géographie et l’économie des territoires. Il est, en effet, impossible d’occulter un phénomène social présent dans toutes les sociétés développées. Mais comment comprendre l’absence de définition du voyage alors que c’est « the most common activity for most people » (Medlik, ibid. : vii) ou encore l’activité principale de l’existence humaine (Prato, cité par Medlik, ibid.) ? Est-ce son caractère transversal d’expérience commune qui empêche une saisie satisfaisante ? Est-ce parce qu’il apparaît comme transversal à cette vie sociale, la transcendant et l’empêchant de se cristalliser dans un lieu physique comme dans une forme mentale ? Est-ce parce qu’il peut présenter, en apparence et contrairement aux usages les plus saillants et visibles du tourisme, des formes a-sociales, c’est-à-dire à même d’être dégagées de liens avec le monde environnant, en restant logé dans l’individu, sans extériorisation? Nous comprendrions alors mieux pourquoi il est éclipsé des catégories des sciences du social, mais pas celles de l’humain. La difficulté à penser le voyage comme catégorie bien identifiée est un élément de réponse. Sa dimension éclatée rend difficile une délimitation cadrée. C’est pourquoi elle est souvent présentée minimalement comme un déplacement d’un endroit à l’autre (Wall, 2003) mais souffre alors d’une confusion avec le déplacement physique, c’est-à-dire l’inscription matérielle dans un lieu.
Les acceptions minimales qui font du voyage un déplacement d’un lieu à un autre le considèrent généralement dans sa forme physique. Le voyage inclut ainsi « any journey from place to another, over short or long distances ; to, from and as part one’s work, during leisure and for any purpose ; using any mode of transport by air, land or sea » (Medlik, ibid). C’est alors un déplacement impliquant certes tous les motifs comme tous les supports mais sa nature est physique : « travel […] involve the movement of people between origins and destinations along connecting routes » (Wall, ibid. : 600). Ceux qui voyagent sont alors « tourists, but also commuters, diplomats, migrants, nomads, refugees, as other travellers. […] Any person on a trip between two or more countries or between two or more localities within his/her country of usual residence » (Medlik, ibid). Bien qu’ils soient pris en compte, les critères de durée du séjour et d’objet du voyage sont rapportés à la distance que matérialisent un point de départ et un point d’arrivée, une origine et une destination physique. Sans cela, pas de séjour possible, pas de localisation provisoire autre que celle permise par la transplantation physique. De même, pas d’objet du voyage, pas de finalité autre que celle portée par un ailleurs physiquement ancré. Déjà, l’étymologie du voyage (du latin viaticum, « ce qui sert à faire la route », puis veiage qui prend l’acceptation de « chemin à parcourir ») a favorisé cette préhension du déplacement dans sa forme physique . De même, les formes historiques du voyage ont été grandement nourries par des formes de déplacement physique. Les grands explorateurs, découvreurs de nouveaux territoires, la mode du voyage en Orient au XIXe siècle des écrivains français qui, tous, participent à ériger la figure du Lointain comme horizon et comme ailleurs physique . Ce qui se construit à partir de ces voyages relatés en récits et plus ou moins fabulés est la figure du voyageur comme observateur avisé, chercheur et dénicheur de contrées reculées et jusque là inaccessibles, signalant et donnant à lire et à voir ce qu’il juge digne d’intérêt et s’imposant comme prescripteur d’une vision du monde. C’est le paradigme du Voyageur qui est marqué par les traits du Dehors, de l’Infini, de l’Aventure, de l’Expédition, bref, par un grand dépaysement forcément éloigné de son environnement de départ . Ainsi s’élabore une mythologie du voyage, un art de voyager, une esthétique (le sens du beau et de ce qui doit être beau), bref une norme du voyage fondée sur la distance physique, nécessaire support pour l’expression de la différence et de la distinction, instituant au passage le Voyageur comme référent au détriment du Touriste, éternel suiveur et toujours en retard d’une découverte.
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Table des matières
Introduction
Partie 1. Le projet, cadre d’analyse des pratiques touristiques
Chapitre 1. Le projet, un cadre pour le voyageur
I. Définition du voyage
II. Le projet et les formes de l’action
III. Conclusion : le projet et les formes possibles du voyage
Chapitre 2. Les logiques de la pratique touristique
I. Les freins à une clarté conceptuelle
II. Les catégorisations du touriste en questions
III. Définition de la pratique touristique
Chapitre 3. La métropole parisienne comme espace touristique
I. La ville comme espace touristique
II. Le tourisme dans la métropole parisienne
Chapitre 4. Choix et méthodologie des « projets touristiques »
I. Synthèse sur le « projet touristique »
II. L’analyse de deux « projets touristiques »
III. Méthodes pour saisir les pratiques urbaines des touristes
Partie 2. Les pratiques urbaines des touristes à Paris
Chapitre 5. Les pratiques urbaines des backpackers
I. Les logiques globales du voyage
II. L’espace-temps des aménités
III. L’espace-temps des mobilités
IV. Les médiations du voyage
V. Conclusion sur les pratiques urbaines des backpackers
Chapitre 6. Les pratiques urbaines encadrées par un tour-opérateur
I. Les logiques globales du voyage
II. L’espace-temps des aménités
III. L’espace-temps des mobilités
IV. Les médiations du voyage
V. Conclusion sur les pratiques urbaines des touristes voyageant en tour-opérateur
Conclusion
Annexes