DU SENS DE LA NOTION DE « LUMIERES »
En 1784, à la fin du XVIIIième siècle, le philosophe allemand Emmanuel Kant a répondu dans un brillant essai à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Un quart de siècle avant lui, en 1759 précisément, D’Alembert, dans son Essai sur les éléments de philosophie, s’efforçait de définir l’originalité de son époque. Ecoutons ce qu’il dit à ce propos : « il semble que depuis environ trois cents ans, la nature ait destiné le milieu de chaque siècle à être l’époque d’une révolution dans l’esprit humain. La prise de Constantinople au milieu du quinzième siècle fait renaître les lettres en occident. Le milieu du seizième a vu changer rapidement la religion et le système d’une grande partie de l’Europe ; les nouveaux dogmes des Réformateurs, soutenus d’une part et combattus de l’autre avec cette chaleur que les intérêts de Dieu bien ou mal entendus peuvent seuls inspirer aux hommes, ont également forcé leurs partisans et leurs adversaires à s’instruire ; l’émulation animée par ce grand motif a multiplié les connaissances en tout genre ; et la Lumière, née du sein de l’erreur et du trouble, s’est répandue sur les objets même qui paraissaient les plus étrangers à ces disputes. En fin Descartes au milieu du dix-septième a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d’abord avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite aujourd’hui à ce qu’elle contient d’utile et de vrai ». Selon le codirecteur de l’Encyclopédie, chaque milieu de siècle, depuis trois cents ans, est marqué par ce qu’il nomme « une révolution dans l’esprit humain », c’est-à-dire une mutation intellectuelle provoquée par une accumulation de nouvelles connaissances. La Renaissance en Italie a reçu un deuxième souffle grâce à l’arrivée des savants byzantins après la prise de Constantinople par les turcs ; la Réforme luthérienne a surtout été portée par les humanistes du seizième siècle ; enfin, le rationalisme classique doit beaucoup aux découvertes scientifiques de Descartes et de ses prédécesseurs. Depuis trois cents ans, écrit d’Alembert, nous assistons à un renouvellement complet des arts, de la religion et surtout de la philosophie à propos de laquelle il dit : « si on examine sans prévention l’état actuel de nos connaissances, on ne peut disconvenir des progrès de la philosophie parmi nous. La science de la nature acquiert de jour en jour de nouvelles richesses : la Géométrie en reculant ses limites, a porté son flambeau dans les parties de la physique qui se trouvaient le plus près d’elle ; le vrai système du monde a été connu, développé et perfectionné ; la même sagacité qui s’était assujetti les mouvements des corps célestes, s’est portée sur les corps qui nous environnent ; en appliquant la Géométrie à l’étude de ces corps, ou en essayant de l’y appliquer, on a su apercevoir et fixer les avantages et les abus de cet emploi ; en un mot depuis la Terre jusqu’à Saturne, depuis l’histoire des Cieux jusqu’à celle des insectes, la physique a changé de face. Avec elle presque toute les autres Sciences ont pris une nouvelle forme […] 1». Ce qui se dégage de ces propos de D’Alembert, c’est d’abord l’idée qu’au XVIIIième siècle, la philosophie n’est pas encore séparée des sciences dites exactes. Celle-ci englobe notamment les mathématiques, qu’on appelle alors la « géométrie », la physique, l’astronomie et même la biologie. Mais ce qui est significatif et qui mérite de retenir ici l’attention, c’est le fait que D’Alembert place les mathématiques au premier plan. C’est dire que l’ultime critère de vérité scientifique n’est plus la Révélation, mais les mathématiques. C’est là l’héritage principal du XVIIième siècle sous les auspices de Descartes et de Galilée qui ont tous les deux révolutionné la science moderne en la soumettant à la mesure et au calcul. Voici comment s’exprimait Galilée : « la philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (ce livre qui est l’Univers), mais on ne peut le comprendre si, d’abord, on ne s’exerce pas à en connaître la langues et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d’en saisir le moindre mot ; sans ces moyens, on risque de s’égarer dans un labyrinthe obscur ». Galilée compare ici la nature à un livre, que la philosophie a pour but de déchiffrer. Et l’alphabet qui permet de lire cet ouvrage, d’arracher à l’univers ses secrets, ce sont les mathématiques. Faire la physique, comprendre et expliquer la nature, revient d’abord et avant tout à calculer, à faire des mathématiques. A côté de la vérité de la Révélation, les philosophes modernes prônent l’existence d’une vérité physique indépendante. Cette vérité ne repose plus sur le témoignage de l’Ecriture ou de la Tradition, elle est en tout instant présente sous nos yeux. Avec tout cela, les philosophes de l’Aufklärung n’étaient pas antichrétiens ou religieux. Il est clair que les écritures ne sauraient mentir ou se tromper, mais leur rôle ne consiste pas à nous informer sur le mouvement par exemple des astres. Le Saint-Esprit, aimait à dire Galilée, nous montre « comment on va au Ciel, mais non comment va le ciel ». Galilée, tout comme Descartes et Newton, ont inauguré au XVIIième siècle une révolution dans le champ de la philosophie et des sciences qui n’a pas son pareil au siècle des Lumières. Où trouver alors l’originalité du XVIIIième siècle en philosophie ? Ecoutons de nouveau ces propos de D’Alembert : « […] l’invention et l’usage d’une nouvelle méthode de philosopher, l’espèce d’enthousiasme qui accompagne les découvertes, une certaine élevation d’idées que produit en nous le spectacle de l’univers ; toutes ces causes ont dû exciter dans les esprits une fermentation vive ; cette fermentation agissant en tout sens, par sa nature, s’est portée avec une espèce de violence sur tout ce qui s’est offerte à elle, comme un fleuve qui a brisé ses digues.[…] Ainsi depuis les principes des sciences profanes jusqu’au fondement de la révélation, depuis la Métaphysique jusqu’au matière de goût, depuis la Musique jusqu’à la Morale, depuis les disputes scolastiques des théologiens jusqu’aux objets du commerce, depuis les droits des Princes jusqu’à ceux des peuples, depuis la loi naturelle jusqu’aux lois arbitraires des Nations, en un mot depuis les questions qui nous touchent davantage jusqu’à celles qui nous intéressent le plus faiblement, tout a été discuté, analysé, agité du moins. Une nouvelle lumière sur quelques objets, une nouvelle obscurité sur plusieurs, a été le fruit ou la suite de cette effervescence générale des esprits, comme l’effet du flux et reflux de l’Océan est d’apporter sur le rivage quelques matières et d’en éloigner les autres ». Ce que l’on peut retenir de ces propos de D’Alembert, c’est que le siècle des Lumières est d’abord et avant tout le siècle de la critique. Critiquer, au sens étymologique du mot, ne signifie pas détruire ; il veut dire distinguer, discerner : distinguer le vrai du faux, le juste de l’injuste, le certain de l’incertain, le vraisemblable du douteux, le bien du mal, le beau du laid etc. les grands philosophes, au siècle précédent, construisaient des systèmes philosophiques cohérents, érigés sur des principes et des vérités premières indiscutables. Au siècle de l’Aufklärung, connaître est d’abord se libérer de tout ce qui empêche de connaître, à savoir les préjugés, les certitudes traditionnelles, les dogmes. Le mouvement négateur des Lumières se veut ainsi un mouvement libérateur : il importe d’abord d’arracher les masques, de couvrir de ridicule le fanatisme et les superstitions. Critiquer, au XVIIIième siècle, c’est discuter et analyser la tradition, c’est agiter c’est-à-dire mettre en doute les vérités les plus sacrées. Le mouvement critique, l’« effervescence générale des esprits » pour parler comme D’Alembert, qui ne s’arrête devant rien, ni devant le Révélation, ni devant les droits des Princes, est le premier trait distinctif des Lumières.
LE SENS DU PROGRES
Au milieu du XVIIIième siècle, en 1750 plus précisément, Turgot affirmait la marche inéluctable de l’humanité vers la perfection. Il constatait que malgré des moments sporadiques de biens et de maux, de calme et d’agitation, l’humanité chemine triomphalement vers le bonheur : « la masse totale du genre humain, faisait-il entendre, par des alternatives de calme et d’agitation, de biens et de maux, marche toujours quoique à pas lents, à une perfection plus grande». Le XVIIIième siècle est profondément pénétré et enthousiasmé de l’idée de progrès. Les Lumières affirment la perfectibilité de l’être humain ; elles sont persuadées que l’humanité tout entière est embarquée dans une marche heureuse vers la perfection. Le progrès est perçu comme une nécessité, un mouvement continu, une marche cumulative, linéaire, orientée vers le bonheur. Le progrès des sciences et de la technique est annoncé comme porteur d’amélioration, de perfectionnement de la condition humaine, de la nature de l’homme ; il annonce le salut du monde. Au siècle des Lumières, cette marche générale de l’humanité vers le salut s’apparente au destin d’un individu qui s’instruit à mesure qu’il vieillit, et c’est sur cette comparaison que Turgot oriente cette fois sa réflexion : « […] Le genre humain, considéré depuis son enfance, paraît aux yeux d’un philosophe un tout immense qui lui-même a comme chaque individu, son enfance et ses progrès ». Ce que l’on retient en lisant ce texte, c’est qu’au XVIIIième siècle, l’humanité, comme un seul homme, est considérée comme progressant continuellement à travers ses différents âges, qu’elle chemine de jour en jour vers le mieux. C’est là l’héritage principal de Bacon et de Pascal qui, les premiers, ont annoncé cette marche générale de l’humanité vers le bonheur. En reprenant la vielle métaphore des « âges de l’humanité », Bacon a pensé les individus et les nations comme rassemblés dans une unité générale, orientée dans un mouvement unique vers la perfection. Voici comment pascal rendait compte de cette idée : « de là vient que par une prérogative particulière, non seulement chaque homme s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un seul homme qui apprend continuellement ». Bacon et Pascal comparent l’humanité à un seul individu qui progresse de jour en jour dans le progrès. Et cette progression de l’humanité est conçue comme une nécessité, un cheminement inéluctable de l’être humain vers un avenir rayonnant de bonheur. On n’hésite pas à ce propos à parler d’un providentialisme continuiste laïc, et Saint-Simon peut affirmer : « la loi supérieure des progrès de l’esprit humain entraîne tout et domine tout, les hommes ne sont pour elle que des instruments […]. Tout ce que nous pouvons, c’est obéir à cette loi (notre véritable providence) avec connaissance de cause, en nous rendant compte de la marche qu’elle nous prescrit, au lieu d’être poussés aveuglément par elle ». Ce qui est clairement affirmé dans ce passage, c’est qu’au XVIIIième siècle le progrès est conçu comme une nécessité. Les hommes sont entraînés, malgré eux dans un mouvement d’ensemble vers le meilleur. Leur rôle dans ce mouvement se résume en une prise de conscience de sa nécessité. On peut établir une sorte de correspondance entre cette pensée de SaintSimon et ces propos d’Amiel qui, en mars 1869, faisait remarquer que les progrès que l’humanité a faits au cours de l’histoire obéissent à une certaine contrainte qui est la violence. Il écrit : « l’humanité ne s’améliore que malgré elle. Le seul progrès voulu par elle c’est l’accroissement des jouissances. Tout les progrès en justice, en moralité, en sainteté, lui ont été imposés par quelques nobles violences ». Dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet partage la foi des penseurs de son siècle au progrès humain. Il proclame la victoire définitive de la raison humaine sur les préjugés et les erreurs ; victoire qui ouvre à l’humanité la voie vers la perfection, le bonheur parfait. Il n’affirme pas moins le caractère nécessitariste du progrès qui devient la conséquence naturelle du développement des connaissances. Lisons ce qu’il écrit à ce propos : « le genre humain ne reverra plus ces alternatives d’obscurité et de lumière auxquelles on a cru longtemps que la nature l’avait éternellement condamné. Il n’est plus au pouvoir des hommes d’éteindre le flambeau allumé par le génie ; et une révolution dans le globe pourrait seule y ramener les ténèbres. Placés en cette heureuse époque, et témoins des derniers efforts de l’ignorance et de l’erreur, nous avons vu la raison sortir victorieuse de cette lutte si longue, si pénible, et nous pouvons nous écrier : la vérité a vaincu ; le genre humain est sauvé ! Chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celles du siècle qui l’aura précédé ; et ces progrès, que rien ne peut désormais arrêter et suspendre, n’auront d’autres bornes que celles de la durée de l’univers ». Ces propos de Condorcet traduisent à nouveau l’optimisme du XVIIIième siècle au progrès, sa confiance dans un avenir heureux de l’humanité. Mais Condorcet introduit un élément nouveau dans cette pensée du progrès : il laisse entendre que l’amélioration de l’être humain, son progrès est fonction des progrès qu’il effectue dans le domaine de la connaissance. Le savoir est affirmé comme devant assurer le salut de l’être humain, comme devant sauver l’humanité. Etendre les Lumières devient alors le plus noble travail de l’homme : « persuadé depuis longtemps que l’espèce humaine est indéfiniment perfectible, et que ce perfectionnement, suite nécessaire de l’état actuel des connaissances et des sociétés, ne peut être arrêté que par des révolutions physiques dans le globe, je regardait le soin de hâter ces progrès comme une des plus douces occupations, comme un des premiers devoirs de l’homme qui a fortifié sa raison par l’éducation et par la méditation ». Il est important de comparer ces propos de Condorcet que partagent la plupart des philosophes du XVIIIième siècle, avec le pessimisme de Rousseau qui affirme les progrès de l’humanité comme autant le maux qui ont corrompu la nature de l’homme. « Voilà comment le luxe, la dissolution de l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons fait pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ces opérations semblait nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu’une de ces leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément ? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux, donc elle vous garantit, et que la peine que vous trouvez à vous instruire n’est pas la moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers ; ils seraient pires encore s’ils avaient eu le malheur de naître savant ». Rousseau a très vite compris que l’idée de la perfectibilité humaine qu’il partage avec ses contemporains philosophes, si elle permet à l’homme de s’améliorer, n’exclut pas néanmoins des rechutes qui peuvent abaisser l’humanité à un niveau plus bas que l’animalité : « il y a, dit-il, (…) une différence de l’homme et de l’animal (…) c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu.. (…) L’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ». Ce que Rousseau reproche aux Lumières, c’est leur optimisme naïf au progrès de l’humanité. S’il ne remet pas en question la possibilité de l’homme de se perfectionner, il refuse toute fois que ce perfectionnement soit un mouvement de l’humanité vers un futur radieux, que ce progrès possible de l’homme soit synonyme d’un âge d’or vers lequel l’humanité tend de manière irréversible. Il n’hésite pas à attribuer les maux dont souffre l’humanité au développement des sciences et des arts. A l’encontre de ses contemporains qui situent le salut de l’humanité dans un avenir heureux marqué par le progrès de la techno science, Rousseau place l’âge d’or dans un passé lointain où l’homme disposait encore d’une simplicité proche de celle de la nature. C’est ainsi que contre ceux qui affirment le bonheur de l’humanité par les sciences et les arts et qui s’emploient à les cultiver il peut écrire : « répondez-moi donc, philosophes illustres, vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s’attirent dans le vide ; quels sont, dans les révolutions des planètes, les rapports des airs parcourues en temps égaux ; quelles courbes ont des points conjugués, des points d’inflexions et de rebroussement ; comment l’homme voit tout en Dieu ; comment l’âme et le corps se correspondent sans communication, ainsi que feraient deux horloges ; quelles astres peuvent être habités ; quelles insectes se reproduisent de manière extraordinaire : répondez-moi dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connaissances : quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutables, moins florissants, ou plus pervers ? Revenez donc sur l’importance de vos productions ; et si les travaux des plus éclairés de nos savants et de nos meilleurs citoyens nous procurent si peu d’utilité, ditesnous ce que nous devons penser de cette foule d’écrivains obscurs et de lettrés oisifs qui dévorent en pure perte la substance de l’Etat ». Ce texte de Rousseau révèle chez l’auteur du Discours sur les sciences et les arts le refus de partager la confiance portée par les Lumières et leur espoir d’un perpétuel progrès dû au développement des lumières de la raison. Il élève des critiques contre l’excès du rationalisme qui constitue la marque distinctive du XVIIIième siècle. La thèse que Rousseau défend en réalité contre ses contemporains rationalistes, c’est que les activités de l’esprit humain sont des moyens et non des fins. Les sciences et les arts n’ont de valeur et d’importance que dans le service de l’humanité et non dans le simple contentement que la découverte et la création font éprouver aux hommes. Le développement des sciences et des arts, s’il n’est pas accompagné d’un progrès moral, constitue un véritable danger pour le salut de l’humanité, et Rousseau, sur le point de conclure son discours fait remarquer : « d’où naissent tous ces abus, si ce n’est de l’inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l’avalissement des vertus ? Voilà l’effet le plus évident de toutes nos études, et la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talents, ni d’un livre s’il est utile, mais s’il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneur. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions (…). Voilà ce qu’à la longue doit produire partout la préférence des talents agréables sur les talents utiles, et ce que l’expérience n’a que trop confirmé depuis le renouvellement des sciences et des arts. Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens, des peintres ; nous n’avons plus de citoyens ; ou s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, il y périssent indigents et méprisés ». Aveuglés par le progrès des sciences et des arts, les hommes, selon Rousseau, ont perdu le sens des valeurs morales et rejeté la vertu au profit des talents. Le développement des sciences et des arts a corrompu les mœurs au lieu de les épurer, telle fut la réponse apportée par Rousseau à la question posée par l’académie de Dijon. Dans un libellé intitulé Lettre au Docteur Jean Jacques Pansophe de 1766, Voltaire s’insurge contre Rousseau qu’il reproche de vouloir rendre les hommes bêtes. « Judicieux admirateur de la bêtise et de la brutalité, des sauvages, vous avez crié contre les sciences, et cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs et le philosophe de charlatans, et, pour prouver d’exemple, vous avez été auteur. Vous avez écrit contre la comédie avec la dévotion d’un capucin, et vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez regardé comme une chose abominable qu’un satrape ou un duc ait du superflu, et vous avez copié de la musique pour des satrapes ou des ducs qui vous payaient avec ce superflu. […]. Vous professez partout un sincère attachement à la révélation, en prêchant le déisme, ce qui n’empêche pas que chez vous, les déistes et les philosophes conséquents ne soient des athées. J’admire, comme je le doit, tant de candeurs et de justesse d’esprit, mais permettez-moi de grâce de croire en Dieu. Vous pouvez être un sophiste, un mauvais raisonneur, et par conséquent un écrivain pour les moins inutiles, sans que je sois un athée. L’être souverain nous jugera tous deux, attendons humblement son arrêt. Il me semble que j’ai fait de mon mieux pour soutenir la cause de Dieu et de la vertu, mais avec moins de bile et d’emportement que vous. Ne craignez-vous pas que vos inutiles calomnies contre les philosophes et contre moi ne vous rendent désagréable aux yeux de l’être suprême, comme vous l’êtes déjà aux yeux des hommes ? » Ce texte que Voltaire adresse à Rousseau par l’intermédiaire du Docteur Pansophe répond aux critiques rousseauistes de la civilisation. En s’attaquant sciences et aux arts, mais aussi à la société comme c’est le cas dans le Discours sur l’inégalité, Rousseau a en réalité saper les fondements de l’optimisme des Lumières. On comprend donc que Voltaire fidèle à l’optimisme des Lumières, s’insurge dans ce passage contre Rousseau qu’il cherche à mettre en contradiction avec lui-même suivant une stratégie argumentative. Pour Voltaire, Rousseau apparaît comme un vain protagoniste de la civilisation dont il affirme en réalité la valeur en feignant n’y voir qu’utilité : « (…) vous avez crié contre les sciences, et cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs et le philosophe de charlatans, et, pour prouver d’exemple, vous avez été auteur. Vous avez écrit contre la comédie avec la dévotion d’un capucin, et vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez regardé comme une chose abominable qu’un satrape ou un duc ait du superflu, et vous avez copié de la musique pour des satrapes ou des ducs qui vous payaient avec ce superflu. (…) » Contre le pessimisme affirmé de Rousseau, les Lumières déclarent leur optimisme dans un avenir heureux de l’humanité et l’importance de la civilisation, preuve selon elles les progrès de l’homme vers le bonheur. Ce que Rousseau déclare de la civilisation comme entraînant l’humanité dans la perte, comme ayant corrompu les meurs et perdu le genre humain ait, aux yeux de l’homme des lumières un pas important dans la voie de l’humanité vers le bonheur et contre l’auteur du 1er Discours, Voltaire écrit : « j’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, et je vous en remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse ne promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes, il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. (…). Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thomas-Koulikan, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, Monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles : vous êtes comme Achille, qui s’emporte contre la gloire, et comme le P. Malebranche, dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination. (…) M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faut venir la rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes ».
LE PROGRES A L’EPREUVE DE L’HISTOIRE
Depuis le XVIIIième siècle l’humanité vit sur une confiance assez naïve dans le progrès. Plus qu’un simple changement, le progrès est appréhendé comme une modification qui, comparée à l’état précédent, constitue un plus, une véritable amélioration. Au siècle des Lumières, la philosophie s’est appropriée l’argument que constitue l’aventure de l’histoire de la science pour justifier la promesse d’un monde meilleur, préparé et construit par la science nouvelle. Au cours du siècle, celle-ci a soulevé un immense enthousiasme pour le progrès ; elle a fait sienne une idée du progrès d’origine religieuse, celle de l’avènement dans un temps linéaire d’une sorte de paradis terrestre, en ne lui donnant pour contenu que les résultats qu’elle devait apporter Pour la première fois, on assiste à une laïcisation de l’idée d’un progrès de l’humanité : celui-ci ne doit plus s’appuyer sur des croyances religieuses comme celle de l’avènement proche de la cité de Dieu, mais sur une foi dans l’homme, dans sa raison et dans le pouvoir de la science de changer considérablement la condition humaine. On nourrit l’idée que le temps s’oriente en ligne droite et à la place de l’apparition du Christ qui sauvera l’humanité, on met, comme c’est le cas chez Auguste Comte, des « états » du devenir de l’humanité. Il y a d’abord et avant tout ce que Comte appelle « l’âge théologique », celui de l’enfance de l’esprit qui explique les phénomènes en se référant à des causes fictives, en peuplant la nature de dieux ou d’agents surnaturels. Il y a ensuite « l’âge métaphysique », celui de l’adolescence de l’esprit qui substitue aux causes surnaturelles de l’âge théologique, des entités abstraites tels que la nature, le dieu abstrait des philosophes. Il y a enfin « l’âge positif », celui proprement scientifique qui se caractérise par l’abandon de la recherche des causes. A celle-ci, la science substitue la recherche des lois, c’est-à-dire des rapports constants entre les phénomènes. L’âge positif est l’âge définitif de l’humanité. On conçoit l’esprit comme obéissant à une loi du progrès. Les conceptions théologiques sont considérées comme fictives et stériles, les conceptions positives comme réelles. Celles-ci permettent une maîtrise effective de l’homme sur la nature la où l’homme théologique espère, au moyen des prières, une maîtrise imaginaire. L’âge positif est donc celui où l’esprit se libère des préjugés populaires, celui où l’humanité se délivre de toute superstition ; c’est le règne sans partage de la science sensée délivrée un progrès sans commune mesure avec les états précédents. C’est cette interprétation comtienne de l’histoire de l’humanité qui suscite encore une sorte de fascination et justifie la croyance, l’enthousiasme et l’espoir qu’on place dans la science. C’est sur cette idée de progrès que repose le combat des Lumières pour l’autonomie de la raison. On proclame celle-ci comme le guide infaillible de l’humanité vers la perfection, vers le bonheur. Les Lumières gardent l’idée que le triomphe de la raison sur les préjugés, sur l’ignorance, sur tout argument d’autorité permet un essor continu des découvertes scientifiques et par suite une amélioration de la condition de l’homme. L’avenir est considéré comme le dépositaire des promesses ; sur les avancées de la science et de la technique, on fait reposer l’immense espoir de voir s’accentuer le bien-être de l’humanité et par suite son bonheur. L’essor de la science et de la technique au cours du siècle forme les esprits à un certain modèle : l’idée s’impose que d’autres progrès poursuivront l’œuvre entamée ; l’espoir d’un progrès continu s’ancre dans les esprit. Comme les terrains nouvellement conquis par la science et la technique, l’avenir s’ouvre aux victoires de l’intelligence humaine. Dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet rend justement compte de cette foi de son siècle en des progrès futurs de l’humanité. Il écrit : « Si l’homme peut prévenir avec une assurance presque entière les phénomènes dont il connaît les lois ; si même lorsqu’elles lui sont inconnues il peut, d’après l’expérience du passé, prévenir avec une grande probabilité les événements de l’avenir, pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique celle de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des destinées futures de l’espèce humaine d’après les résultats de son histoire ? » Les Lumières sont habitées de l’idée qu’en s’appuyant sur les progrès déjà réalisés, on peut de façon quasi certaine prédire les progrès futurs de l’humanité. Ceux-ci n’apparaissent plus comme une utopie, ils accompagnent plutôt la marche de l’humanité. Tel est le mythe du progrès depuis les Lumières, qui résonne dans la conscience collective jusqu’à aujourd’hui. L’humanité a depuis longtemps besoin de voir l’histoire comme le chemin royal d’accomplissement du bonheur humain et de rédemption ; le lieu de réalisation de la condition humaine. « Citoyen, fait dire Victor Hugo à l’étudiant révolutionnaire Fongeleras, le XIXièmesiècle est grand, mais le XXièmesiècle sera heureux.» C’est cet espoir de voir le salut de l’humanité réalisé dans l’avenir que Stephan Zweig met en exergue dans ce témoignage qu’il donne sur le XIXième siècle : « Le XIXième, écrit-il, avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu qu’il se trouvait sur la route droite qui mène au meilleur des mondes possibles. On ne considérait qu’avec dédain les époques révolues, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes ; on jugeait que l’humanité, faute d’être suffisamment éclairée ; n’y avait pas atteint la majorité. (…) Cette foi en un progrès continu et fatal avait en ce temps-là toute la force d’une religion. Déjà l’on croyait en ce progrès plus qu’en la Bible, et cet évangile semblait démontré par les merveilles sans cesse renouvelées de la science et de la technique.» Cette croyance profonde qui fait du progressisme une religion au XIXième siècle selon le mot de Stephan Zweig semble de plus en plus ébranlée. Les guerres, les famines et les révoltes sur lesquelles le XIXièmesiècle s’appuie pour qualifier les siècles précédents de siècles de la minorité sont toujours là. La science et la technique déçoivent aujourd’hui dans leur supposée capacité de d’apporter le bonheur à l’humanité. Celles-ci ont certes amélioré la condition de l’homme moderne, mais on est aujourd’hui de plus en plus angoissé et inquiété de la fin des temps suscitée par la toute-puissance effrayante de la techno science. On a beaucoup perdu de cet enthousiasme que suscite le progrès depuis les Lumières. Une prise de conscience se fait de plus en plus, qui consiste à constater que l’on ne peut plus continuer aussi facilement que les Lumières à croire dans les bienfaits de la science et de la technique puisque l’histoire révèle que celles-ci sont aussi de prodigieux facteurs de destruction. Le XXième siècle offre une belle preuve de cette idée, notamment avec ses deux meurtrières guerres mondiales. Science et technique ont certes changé le monde, elles ont rendu possibles des transformations jusque-là insoupçonnées, mais au fond l’homme est resté le même. Guerres, atrocités, misères, injustices, violences rythment le quotidien de l’homme moderne. Le changement important, celui de la conscience humaine, on ne l’a pas vu. Science et technique sont un savoir objectivé, non une sagesse ; l’espoir d’un progrès est tout à fait autre chose. Une techno science surdéveloppée n’est pas un progrès dans un monde moralement barbare et inculte ; dans un monde où le refus de l’autre, la prétention à la meilleure race, d’embrasser la meilleure religion et d’incarner la meilleure culture, livre les hommes à des affrontements sanglants.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : QU’EST-CE QUE LES LUMIERES ?
INTRODUCTION
CHAPITRE I : Etude contextuelle
CHAPITRE II : Du sens de la notion de « Lumières »
CONCLUSION
DEUXIEME PARTIE : HISTOIRE ET PROGRES
INTRODUCTION
CHAPITRE I : Le sens du progrès
CHAPITRE II : Le progrès à l’épreuve de l’histoire
CONCLUSION
TROISIEME PARTIE : DU VERITABLE PROGRES DE L’HUMANITE : LE DEVELOPPEMENT POLITIQUE ET MORAL DE LA CONSCIENCE HUMAINE
INTRODUCTION
CHAPITRE I : Du progrès politique : la subordination au pouvoir de l’Etat
CHAPITRE II : Du progrès moral fondé sur le respect de la dignité humaine
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
RESUME
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