Selon le vocabulaire philosophique de Lalande, on appelait philosophes au XVIIIè siècle, « le groupe des écrivains partisans de la raison, des lumières, de la tolérance, et plus ou moins hostiles aux institutions religieuses existantes ». En France, « la majorité pensait comme Bonnet ; tout d’un coup les français pensent comme VOLTAIRE ! C’est une révolution » qui s’est peut-être opérée au XVIIIè siècle. A cette époque, les « Rationaux » et les « Religionnaires » comme dit Pierre BAYLE se disputaient les âmes, et s’affrontaient dans un combat qui avait pour témoin toute l’Europe pensante. La raison qui était une sagesse équilibrée devient une audace critique : l’homme et l’homme seul devenait la mesure de toute chose ; il était à lui-même sa raison d’être et sa fin. C’est sans doute, ce climat intellectuel qui fera dire à Paul Hazard qu’il s’agissait pour ces philosophes de « détruire l’édifice ancien qui avait mal abrité la grande famille humaine ; et la première tâche était un travail de démolition ; la seconde état de reconstruire et de préparer les fondations de la cité future (…) bâtir une philosophie qui renonçât aux rêves métaphysiques, toujours trompeurs (…) édifier une politique sans droit divin, une religion sans mystères, une morale sans dogmes » . A ces traits, on reconnaît sans peine l’esprit du XVIIIè siècle. En effet, à une civilisation fondée sur l’idée de devoir : les devoirs envers Dieu, les devoirs envers la royauté ; les nouveaux philosophes ont essayé de substituer une civilisation fondée sur l’idée de droit : les droits de la conscience individuelle, les droits de la critique, les droits de la raison, les droits de l’homme et du citoyen. Ce siècle dénoncera l’alliance de la religion et du pouvoir ; et échappera au contrôle des Eglises orthodoxes.
PROGRES ET HISTOIRE
Au XIII siècle, l’histoire devient l’objet principal de la philosophie. Faire le bilan, donner une évaluation globale de l’évolution de toutes les sociétés : telle semble être la grande préoccupation de ce siècle. La question n’est pas de s’intéresser uniquement au passé en tant que tel, mais également de s’interroger sur l’avenir. En effet ce siècle est marqué par l’idée de temporalité et d’historicité : l’idée de PROVERSION. On trouve cette idée chez un penseur comme Kant, qui estimait que l’homme (et l’humanité) ne peut s’accomplir que dans les cadres historiques que sont l’espace et le temps. C’est dire qu’aucune conscience théorique ou pratique ne peut se réaliser en dehors de ces catégories fondamentales que sont l’espace et le temps.
Cette place prépondérante qu’occupe l’idée d’historicité au XVIIIè siècle se manifeste également dans l’œuvre de CONDORCET. A ce propos la méthode qu’il utilise pour développer son idée du progrès est largement édifiante. En effet, le marquis procède à une rétrospective de l’histoire et à partir de cela, il extrapole et déduit une marche irréversible vers le progrès. En d’autres termes, il va déduire le progrès futur de l’observation des faits passés : RETROSPECTIVE et PROSPECTIVE. Il s’agit pour lui de collecter un ensemble de faits historiques, dont le capital mènera sûrement à des aboutissements déterminants, un progrès irréversible. Poser l’irréversibilité du progrès, c’est se donner les moyens de dire l’avenir. Or dire l’avenir n’est possible chez lui qu’à partir de la conjugaison de faits historiques succinctement survenus aux enseignements d’un présent. Nous nous permettons même de dire que la démarche de CONDORCET pourrait être consacrée par une détermination chronologique qui se donne à lire comme suit : «Le Progrès d’hier à demain ». En revanche, il estime que l’humanité progresse vers un mûrissement susceptible d’être lu comme le règne absolu d’une raison vouée à un «usage public » .
C’est ainsi qu’il devise le mouvement de l’humanité en dix époques dont chacune de par ses caractéristiques essentielles incarne un moment de ce processus dont le point culminant se matérialise par de réels Progrès. Si l’on considère que le progrès est le cours de l’histoire il faut toutefois dire qu’il y a des détours, les « pas de côté », parfois même des régressions. Bref, le progrès n’est pas continu, il y’a des haltes, des obstacles. Mais, ce qui consacre l’originalité de CONDORCET, c’est sa rupture avec la tradition qui instaurait un mythe d’origine judéo chrétienne. Il se détache de la théologie traditionnelle de l’histoire. Et ce divorce radical se manifestera surtout dans sa manière de poser la question de la nature humaine et aura comme incidence une subversion de la référence ontologique. Avec CONDORCET, la référence n’est plus extérieure à l’homme mais lui est inhérente. L’homme devient « la mesure de toutes choses » ; le moteur de l’histoire n’est plus Dieu ou la Providence mais la Nature ; on est loin de la théologie.
DIALECTIQUE DU PROGRES
Le XVIIIè marque une époque de plein optimisme dans la raison et dans un avenir meilleur pour l’humanité. Le progrès de l’humanité, c’est le progrès des lumières et de la Raison. Autrement dit, la marche des choses, le mouvement du monde consiste à partir de l’irrationnel au rationnel, de l’obscurité à la clarté, de la servitude de l’homme à la liberté. Et cette marche est irréversible ; elle peut être lente ou s’arrêter quelque part, mais c’est un mouvement continu. Nous allons vers le règne complet, total de la raison. Ce progrès sera l’émancipation de l’homme par rapport à Dieu et par rapport à toutes les superstitions, les mythes ; donc par rapport à l’homme lui-même. L’homme s’émancipe de l’homme en tant que l’homme peut –être despote, tyran et asservir autrui. Ce progrès que Kant appelle la « majorité de la raison », c’est-à-dire la maturité de l’homme est intellectuelle mais aussi, il donne lieu au progrès politique et social. Toutes ces idées se retrouvent chez CONDORCET qui en fait savamment la synthèse à travers une démarche méthodologique toute particulière.
En effet, l’explication de la théorie du progrès chez lui procède d’une seule question qui emprunte les allures d’une démonstration. Mais que veut démontrer CONDORCET ? : « Démontrer par le raisonnement et par les faits qu’il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines. En d’autres termes, que la perfectibilité humaine est indéfinie ».
En effet, CONDORCET estime que le progrès est inéluctable car il procède d’une loi de la nature qui se caractérise par sa constance. Et cela veut dire que même si on est saisi par le pessimisme, il faut avoir foi en la nature de l’homme. C’est sans doute pourquoi CONDORCET s’insurge contre toutes les formes de l’irrationalisme : mystères, miracles, superstitions, etc. qui sont contraire à la raison. Car elle sont toutes contraire à la nature humaine qui se caractérise par la raison. C’est la raison qui, par ses erreurs et ses conquêtes, détermine la marche du monde ; son progrès ou sa stagnation.
C’est ainsi qu’au début de l’Esquisse (…), CONDORCET insiste sur les ennemis les plus redoutables de la raison : ce sont les Préjugés. Il en signale trois genres : le préjugé des philosophes : les philosophes découvrent des vérités mais ces vérités prennent du temps à s’imposer, il y a comme un préjugé mais qui est susceptible de disparaître avec le temps ; les préjugés populaires qui retardent le progrès et nous enferment dans les travers de la superstition et de mystification ; enfin les préjugés de certaines personnalités : le pouvoir politique, le clergé. C’est ce qu’il résume brièvement ainsi : « ce sont trois genres d’ennemis que la raison est obligée de combattre sans cesse et dont elle ne triomphe souvent qu’après une lutte longue et pénible ». Si bien que la première partie de son texte parle de ces combats de la raison contre l’irrationalisme, elle évoque l’existence de forces : une positive, la « civilisation » et deux forces qui combattent la civilisation : « la superstition » et le «despotisme ».
Puisqu’il s’agit de combat, on découvre que la raison n’est pas une faculté mais plutôt une force vivante qui doit conquérir progressivement à travers des luttes, un combat incessant. Et si les philosophes sont les hommes éclairés, ils doivent faire pénétrer les lumières da la raison dans toutes les représentations de la vie. Or, le seul moyen qui soit à leur disposition c’est de lutter contre l’irrationalisme. Mais y a t il un philosophe dont-on puisse dire qu’il a été un ardent combattant contre l’irrationalisme et dont sa vie a été un exemple ? CONDORCET cite DESCARTES : « (…) DESCARTES, philosophe ingénieux et hardi, doué d’un grand génie pour les sciences, il joignit l’exemple au précepte, en donnant la méthode de trouver, de reconnaître la Vérité. Il en montrait l’application dans la découverte des lois de la dioptrique, de celles du choc des corps, enfin d’une nouvelle branche de mathématiques, qui devait en reculer toutes les bornes. Il voulait étendre sa méthode à tous les objets de l’intelligence humaine : Dieu, l’homme, l’univers étaient tour à tour le sujet de ses méditations. Si dans les sciences physiques, sa marche est moins sûre que celle de Galilée, si sa philosophie est moins sage que celle de Bacon, si on peut lui reprocher de n’avoir pas assez appris par les leçons de l’un, par exemple de l’autre, à se défier de son imagination, à n’interroger la nature que par des expériences, à ne croire qu’au calcul, à observer l’univers au lieu de le construire, à étudier l’homme au lieu de le deviner, l’audace même de ses erreurs servit aux progrès de l’espèce humaine. Il agita les esprits que la sagesse de ses rivaux n’avait pu réveiller. Il dit aux hommes de secouer le joug de l’autorité, de ne plus reconnaître que celle qui serait avouée par leur raison ; et il fut obéi, parce qu’il subjuguait par sa hardiesse, qu’il entraînait par son enthousiasme » .
On dirait que DESCARTES a convaincu et on l’a suivi. Mais est-ce à dire que l’esprit avec DESCARTES est entièrement libéré ? Non bien sûr ; mais ce que l’esprit apprend avec DESCARTES, c’est qu’il est fait pour être libre. DESCARTES représente donc l’heure de la prise de conscience de l’esprit même : il est le maître à penser des temps modernes. Il a rompu avec les liens de l’enfance, brisé les chaînes de la raison et annonçant ainsi l’instant de sa liberté. Mais, bien que DESCARTES ait tous ces mérites, il n’a pas été le seul à engager l’humanité dans cette nouvelle voie. Il y a un autre penseur que CONDORCET cite à côté de DESCARTES, c’est LOCKE ; et s’il semble même que CONDORCET préfère LOCKE, c’est parce que DESCARTES n’a pas compris l’histoire de l’âme. Il a fait comme Zarathoustra : c’est un annonciateur des idées nouvelles.
En effet, CONDORCET écrit : « Enfin, LOCKE saisit le fil qui devait la guider [la raison] ; il montra qu’une analyse exacte, précise des idées, en les réduisant successivement à des idées plus immédiates dans leur origine, ou plus simples dans leur composition, était le seul moyen de ne pas se perdre dans ce chaos de notions incomplètes, incohérentes, indéterminées, que le hasard nous a offert sans ordre, et que nous avons reçues sans réflexion » . Au fait, ce que CONDORCET reproche à DESCARTES, c’est le caractère abstrait et à priori de l’analyse qu’il fait de l’esprit. Il a négligé l’usage sensible de la connaissance. En d’autres termes, la méthode analytique de LOCKE va mettre en évidence le rôle de la sensation dans les opérations de l’intelligence. LOCKE donne plus de gages de vérité que DESCARTES, il se présente comme plus réaliste que DESCARTES. Et cette méthode va être celle de tous les philosophes. Ces derniers l’appliquent à la morale, à la politique, l’Economie. Et dès lors, dans ces disciplines on n’y admet plus que des vérités prouvées. Bref, LOCKE fixa les bornes de l’intelligence humaine.
A ce propos, CONDORCET écrit : « Enfin, LOCKE osa le premier fixer les bornes de l’intelligence humaine, ou plutôt déterminer la nature des vérités qu’elle peut connaître des objets qu’elle peut embrasser » . Cependant, LOCKE et DESCARTES ont ceci de commun : ils ont affirmé une volonté commune d’émanciper l’esprit humain, de le libérer de toutes les entraves, que les préjugés de toutes sortes avaient formé. Ce qu’il faut noter de cela, c’est qu’en ébranlant l’esprit des préjugés de toutes sortes, les Galilée, Bacon, DESCARTES, LOCKE ont regardé vers l’avenir. Mais, ce qui est intéressant aussi à noter chez CONDORCET, c’est qu’il insiste beaucoup sur le fait que la marche des choses est le développement des personnes et non le développement d’une force impersonnelle. L’histoire : c’est l’histoire des hommes. Nous sommes les sujets de l’histoire, c’est l’ensemble des choses que l’homme fait, qu’il peut faire. D ans une telle vision, l’historien regarde vers l’avenir ; car le facteur essentiel est le progrès.
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Table des matières
Introduction générale
Première partie : Progrès et histoire
Chapitre I : Dialectique du progrès
Chapitre II : De la nature humaine : la perfectibilité ?
Deuxième partie : Le progrès et l’art social
Chapitre I : L’idée de droit dans son rapport à la théorie de l’égalité et du progrès
Chapitre II : Le rationalisme face à l’obscurantisme et au machiavélisme
Troisième partie : Des pouvoirs de la connaissance dans la théorie du progrès
Chapitre I : Liberté ou servitude
Chapitre II : Le problème de la morale
Conclusion générale