LE PROCESSUS D’ELABORATION DE LA PNSSANH
Les 3 « I »
un outil intégrant plusieurs niveaux d’analyse des acteurs, des interactions et des contextes Pour cette recherche, nous avons choisi une entrée par les acteurs pour analyser le processus d’élaboration de la politique en mettant l’accent sur leur participation à la production de politiques publiques. Les outils d’analyse mobilisés doivent permettre d’appréhender la façon dont s’articulent des intérêts multiples en prenant en compte les dynamiques propres aux institutions, et en étudiant la construction intellectuelle de ces politiques (Hassenteufel and Surel 2000). Cette entrée se distingue de l’approche séquentielle et permet une approche transversale, pour laquelle Hassenteufel et Surel (2000) préconisent le recours aux outils d’analyse de l’approche comparative des politiques publiques (Hall 1997), qui se caractérisent par les trois I : [Intérêts, institutions, idées], mais aussi en intégrant les niveaux d’analyse des acteurs, des interactions et des contextes, tout en privilégiant l’approche inductive.
Ces outils permettent d’appréhender les acteurs en réseau et d’étudier les relations et logiques de coopération, de concurrences, les conflits, entre ces différents acteurs. La mise au jour d’un réseau d’acteurs est particulièrement intéressante dans le cadre de la politique haïtienne. En effet, l’implication croissante des acteurs internationaux remet ici en cause la place présumée centrale de l’Etat. Ce dernier apparaît ici davantage comme un acteur faible, aux prises avec les acteurs de la coopération internationale, et l’étude des interactions est donc une donnée essentielle pour comprendre le processus d’élaboration d’une politique dans ce contexte (Hassenteufel 2008). Pour y parvenir, l’analyse par les intérêts permet dans un premier temps de focaliser sur la diversité des types d’intérêts des acteurs présents dans le processus d’élaboration de la politique de sécurité alimentaire, et sur les modes d’interaction entre ces différents intérêts, qu’ils reposent sur des logiques de l’action collective, des coopérations, des stratégies déployées en fonction des coûts et bénéfices estimés, ou encore sur des conflits entre les individus et organisations de cette action publique. Une telle analyse nécessite d’étudier les arguments et compromis mobilisés lors des négociations en interrogeant les stratégies des acteurs.
Pour se faire, il est pertinent de se tourner vers l’analyse des logiques de l’action collective, afin d’interroger à la fois les mécanismes incitatifs mais également les limites de cette action sur le terrain. Hassenteufel (2008) préconise également le recours au modèle « principal-agent », particulièrement utile pour démontrer le fonctionnement des interactions entre acteurs domestiques et institutions supranationales. On peut noter qu’ici, dans cette théorie, les « principals » sont supposés être les acteurs nationaux, et les « agents », les institutions communautaires (dans le cadre de l’union européenne), qui acquièrent certaines fonctions par délégation de l’Etat, cependant dans le cas d’Haïti, il sera pertinent d’interroger les rôles que l’on peut attribuer à l’Etat ou aux acteurs internationaux.
En définitive, l’étude de ces dispositifs de délégation et d’un éventuel contrôle d’un groupe à l’égard d’un autre permet de définir de quelles ressources disposent chaque organisation et comment et pourquoi leur mobilisation peut conduire à « une redéfinition constante des relations de pouvoir dans ce domaine particulier de l’action publique » (Hassenteufel 2008).
L’analyse des institutions quant à elle, fait référence au rôle des institutions par le recours à l’approche néo-institutionnelle. Elle permet l’association de l’étude des conflits d’intérêts identifiés précédemment à l’analyse d’une configuration institutionnelle particulière. Permet d’identifier « quels sont les traits institutionnels susceptibles de peser sur les processus étudiés » (Hassenteufel 2008) en interrogeant le tissu de règles et de pratiques pesant sur les comportements des acteurs impliqués. Cette étude s’imbrique totalement avec l’analyse sur les intérêts puisque ces derniers ne peuvent « être compris en dehors du contexte institutionnel dans lequel ils se forment et interagissent ». Pour une analyse pertinente il s’agit d’interroger les dynamiques institutionnelles, notamment par la mobilisation de notions telles que la « path dependence » (Mahoney 2001; Pierson 2000), qui permet l’identification des processus de cristallisation des règles et des pratiques qui limitent les possibilité d’actions des acteurs. Cependant, le recours à cette notion peut inciter à se focaliser sur les continuités empêchant de souligner les changements institutionnels. Dans cette perspective, le recours à la notion de changement incrémental de Mahoney et Thelen (Mahoney and Thelen 2010) paraît pertinent (Genieys and Hassenteufel 2012). Pour ces auteurs, Il serait dommageable de s’en tenir à l’apparente immuabilité des institutions. Ils préconisent l’émancipation des approches traditionnelles de l’analyse institutionnelle davantage focalisées sur les facteurs de résistance au changement en portant plutôt un intérêt aux processus de changement de moyenne portée, en combinant les éléments de continuité institutionnelle avec la capacité d’adaptation des institutions. Thelen insiste davantage sur les changements incrémentaux, c’est-à-dire sur la sédimentation des institutions.
Politiques publiques, action publique, interventions et programmes
Nous définissions les politiques publiques sur la base des travaux de Pierre Lascoumes (2012) comme : « des actions liées d’une manière ou une autre à une (ou des) autorité (s) publique (s) visant à changer une situation perçue comme problématique. La création de nouvelles régulations suppose toujours la réunion d’un ensemble d’éléments : des représentations de l’enjeu, la mobilisation d’acteurs, des ressources à distribuer, des institutions de cadrage des actions. Elle s’accompagne souvent de confrontation de connaissances et d’opinion, de conflits d’intérêt et de mécanismes d’arbitrage entre des positions divergentes. ». Toutefois, Hassenteufel (2008) dénote un glissement de l’usage du terme de politique publique au profit de celui d’action publique pour trois raisons principales. La première est que l’action publique permet de renvoyer à la production de politiques publiques « moins stato centrées et surtout multi niveaux » (ibid), caractéristique de plus en plus prégnante dans les politiques contemporaines. Elle permet aussi « de souligner les limites de la cohérence des programmes publics et de la nécessité de les déconstruire », et enfin, constitue un marqueur permettant de distinguer le vocabulaire des acteurs impliqués de celui des analystes. En définitive selon Hassenteufel, ce glissement correspond « au passage d’une conception en termes de production étatique de politiques publiques à une conception en termes de construction collective de l’action publique. » (Hassenteufel 2008). Ainsi, l’action publique se présente alors comme « une action collective qui participe à la création d’un ordre social et politique, à la direction de la société, à la régulation de ses tensions, à l’intégration des groupes et à la résolution des conflits. » (Lascoumes 2012).
Nous définissons comme interventions « les actions d’ordre structurel faites pour influer sur des éléments et des relations qui constituent le système alimentaire national (les niveaux et les types de production agricole par exemple, la relation pouvoir d’achat/niveaux de consommation) ». Nous envisageons les programmes « comme des supports de certaines interventions, qu’ils aient des visées sectorielles ou intégrées. Leur élaboration et leur mise en oeuvre ont pour but d’accélérer les effets d’interventions, en concentrant sur une cible – territoire et/ou groupe social – des actions qui sont délimitées dans le temps […] au moment de leur acceptation par les décideurs. Par opposition, les interventions ne sont pas a priori au moment de leur démarrage délimitées dans le temps: leur pérennité est sujette à l’appréciation de l’évolution d’éléments et de relations, qu’ils aient été ou non les objets directs de ces interventions ». (Dorner et al. 1994).
Sécurité alimentaire et souveraineté alimentaire Dans ce rapport, tout comme dans les documents de politique de sécurité alimentaire en Haïti en général, nous envisageons la notion de sécurité alimentaire comme : « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. » (FAO 2008). Cette définition d’appuie sur quatre dimensions : 1) la disponibilité physique des aliments, qui porte davantage sur le « côté de l’offre » en renvoyant à sa disponibilité sur le marché, le niveau de production alimentaire, les niveaux de provisions ; 2) L’accès économique et physique aux aliments qui se concentre davantage sur le revenu, les dépenses, le marché et les prix des aliments ; 3) L’utilisation des aliments, qui porte sur l’optimisation par le corps des nutriments présents dans les alimentaires et sur les bonnes pratiques de soins et d’alimentation, en revoyant à l’état nutritionnel des individus ; et 4) La stabilité des trois autres dimensions dans le temps, quand sur une base régulière s’observe un accès inadéquat aux aliments dus à des conditions climatiques défavorables, à une instabilité politique, ou à des facteurs économiques.
Comme nous le verrons par la suite dans l’analyse du contexte vu par les acteurs enquêtés, cette acceptation de la notion de sécurité alimentaire peut varier selon les interprétations individuelles et les priorités que certains ont de certains facteurs pouvant l’affecter. Il faut de plus noterque certains enquêtés mettent l’accent sur la souveraineté alimentaire, un « concept-action » (Décarsin, 2012) developpé en 1996 par la Via Campesina, le mouvement paysan international qui désigne « le droit des populations, de leur pays ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers »1. Ce concept, en reconnaissant « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables » est internationalement reconnu comme un principe de défense du droit à l’alimentation.
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Table des matières
TABLE DES MATIERES
LISTE DES SIGLES
PREAMBULE
INTRODUCTION
CADRE THEORIQUE, GRILLE D’ANALYSE ET DEMARCHE METHODOLOGIQUE
LES 3 « I » : UN OUTIL INTEGRANT PLUSIEURS NIVEAUX D’ANALYSE DES ACTEURS, DES INTERACTIONS ET DES CONTEXTES, TOUT EN PRIVILEGIANT L’APPROCHE INDUCTIVE
UNE DEMARCHE EN TROIS PHASES INTERDEPENDANTES, ANCREE SUR LE TERRAIN
DEFINITIONS ET CONCEPTS MOBILISES
Politiques publiques, action publique, interventions et programmes
Sécurité alimentaire
Institutions
Acteur
Gouvernance
LE CONTEXTE NATIONAL, VU DEPUIS LES ACTEURS ENQUETES
INSTABILITE POLITIQUE, RECURRENCE DES CRISES ET INDIVIDUALISME DES DIRIGEANTS
L’IMPORTANCE DONNEE AUX PROBLEMATIQUES AU COEUR DE LA QUESTION ALIMENTAIRE, SUR LESQUELLES TOUS S’ACCORDENT, DEPEND DES ACTEURS ENQUETES
Les problématiques structurelles : éducation, migration, chômage, pauvreté sont le point de départ de l’insécurité alimentaire
Les problématiques agricoles : faiblesse de la production, importations alimentaires, qualité des produits
Les problématiques institutionnelles : la faiblesse de l’Etat et la gouvernance, au coeur des défis de l’insécurité alimentaire
LE PROCESSUS D’ELABORATION DE LA PNSSANH
ORIGINE ET ORGANISATION DU PROCESSUS
UNE MULTITUDE D’ACTEURS IMPLIQUES ET CONCERNES, UNE LEGITIMITE DES ROLES PARFOIS CONTESTEE
L’Etat haïtien et sa fragilité institutionnelle, un positionnement difficile
Le Programme Alimentaire Mondial, le rôle central de l’acteur « intermédiaire » dont la légitimé est questionnée
L’expertise : un rôle hybride central, basé sur le consensus
Les bailleurs : des observateurs « invités forcés » aux réunions, malgré leur rôle central dans le financement de la politique
Les absents
Conclusion : un jeu d’acteurs complexe
LE DOCUMENT
L’ensemble des problématiques identifiées par les enquêtés lors de leur diagnostic se retrouvent dans la politique
Un document globalement apprécié, mais dont beaucoup doute de l’applicabilité
Un changement institutionnel ? de quel ordre ?
BLOCAGES INSTITUTIONNELS
Une structure étatique dysfonctionnelle
Des intérêts qui priment au sein des structures
Les influences contraires
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
REFERENCES
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