Les dimensions multiples de l’espace public
L’espace public : un objet pluridisciplinaire du fait de la polysémie du concept
Constitutifs de la cité, les lieux communs existent depuis la sédentarisation de l’Homme et ont toujours fait l’objet de divers usages par les citoyens.
Malgré l’évolution de la distinction public/privé au cours de l’histoire (Paquot, 2009), la dimension publique de ces lieux a toujours eu un rôle important dans chaque fondation urbaine. Pourtant, qu’il s’agisse de la rue, des places publiques, des jardins ou encore des parcs, ces différents lieux ont toujours fait partie intégrante de la ville sans forcément avoir d’appellation commune dans les théories urbaines qui précèdent les années 1950. En effet, dans les années 1950-60, on parlait de « centre civique » ou d’« espace collectif » pour décrire l’ensemble des lieux publics dans lesquels se regroupait et se reconnaissait une société urbaine (Tomas, 2001). C’est précisément dans le courant des années 1970, alors que l’on s’inquiète de leur disparition (Jacobs, 1961 ; Sennett, 1995) que se diffuse l’appellation d’« espaces publics » et qu’émerge alors un certain intérêt à leur égard (Tomas, 2001 b ; Fleury, 2007). « À partir des années 1970 s’opère un glissement sémantique, le terme étant de plus en plus employé comme une catégorie de lecture de la ville, pour désigner un espace matériel porteur de caractéristiques propres en termes de forme et d’usages. L’émergence puis l’affirmation de cette définition des espaces publics est concomitante de leur transformation en catégorie d’action » (Fleury, 2010). En effet, « l’espace public » recouvre dans sa matérialité une diversité de formes et de fonctions. Dès lors, l’espace public devient un des concepts les plus interdisciplinaires des sciences sociales. Il a fait l’objet d’études dans le cadre des sciences de l’espace, de la philosophie, de l’anthropologie, de la sociologie, de la politologie, de la géographie urbaine, de l’aménagement, etc. Depuis, ce concept a été au cœur de nombreuses critiques visant essentiellement la définition de l’espace public comme espace de socialisation et de lieu où s’exerce la liberté. En vérité, la polysémie de ce concept est liée à la diversité des manières de l’appréhender.
En science politique, le concept renvoie à l’émergence d’un espace de débat public « d’intersubjectivité » (Habermas, 1993), c’est-à-dire l’existence d’un espace immatériel au sein duquel les membres d’une société seraient amenés à confronter leurs arguments sur un sujet d’intérêt collectif pour faire émerger un consensus ou tout au moins un langage partagé (Söderström, Zepf, 1998).
Pour les sociologues et les anthropologues, les espaces publics constituent des cadres au sein desquels nous pouvons lire les interactions, la confrontation ou la rencontre entre les citadins. L’espace public est d’abord un espace social « des modes de vivre ensemble » et de la reconnaissance de l’autre dans la sphère publique qui se transforme constamment (Sennett, 1979). Dans la lignée de Goffman, plusieurs sociologues, dont Isaac Joseph (1984), continuent à révéler l’importance des relations et des contacts entre les individus dans les espaces communs de la métropole. Pour cette microsociologie urbaine, les espaces publics sont vécus comme une expérience. Ils constituent donc des lieux de rencontre et les chercheurs s’interrogent sur l’organisation sociale des rencontres plus que sur l’aménagement ou la régulation des espaces publics.
Avec une optique différente, les travaux des géographes et des urbanistes se sont focalisés davantage sur la dimension physique des espaces publics. Bien que reconnaissant la distinction entre l’espace public politique et les espaces publics matériels, entre le singulier et le pluriel d’« espace public » (Paquot, 2009), entre la sphère publique et l’espace public, les géographes et les urbanistes parviennent difficilement à catégoriser les espaces publics.
Il semble pour eux que la conceptualisation de l’espace public doive aller au-delà d’une simple distinction soit matérielle, soit idéale. En effet, ces deux disciplines, la recomposition physique des espaces publics participe à la modification de la sphère publique.
Une définition de l’espace public est difficile tant il semble faire réseau, dans la mesure où les interdépendances entre les différents concepts de l’espace public font émerger de nouvelles manières de penser et de réinventer les espaces urbains. Cependant il ne s’agit pas de débattre de leur distinction soit matérielle, soit idéale, mais bien de s’attacher à l’occupation physique de l’espace. En effet ces analyses reposent sur l’opposition des notions de « valeur d’usage » et de « valeur de représentation ». Ainsi « nombre de conflits actuels à propos des espaces publics sont en fait des conflits à propos de ces niveaux d’accès visant certains individus qui vivent dans des espaces, tels que des trottoirs ou des parcs, que d’autres n’occupent que brièvement » (Light, Smith, 1998). De fait, ces recherches sont souvent centrées sur la place (matérielle et symbolique) faite aux groupes dominés dans la production et la régulation des espaces publics urbains. Ceux-ci sont ainsi des révélateurs en même temps que des producteurs de rapports de domination, et constituent donc un objet privilégié pour l’analyse des processus d’inclusion/exclusion.
Ainsi l’espace public est avant tout un espace partagé au sein duquel se déroule la vie sociale. En ce sens, il est le lieu de l’élaboration de la civilité.
C’est dans l’espace public que l’individu s’extrait de sa condition personnelle pour se confronter à « l’autre ».
Les espaces publics, lieux d’apprentissage de l’altérité
L’espace public, d’une part parce qu’en tant qu’espace physique de rues, de places, dans lequel le peuple peut se montrer, faire éclater sa joie, sa colère et d’autre part, parce qu’en tant qu’espace dans lequel se constitue l’opinion publique et dans lequel circulent les informations nécessaires à la
formation du jugement individuel. En effet, les espaces publics sont a priori des lieux dans lesquels les individus se retrouvent à égalité face à l’institution et au sein desquels se mettent en place des discussions plus ou moins démonstratives : de la simple discussion autour d’un café à la requête du pouvoir en place qui se manifeste par des défilés dans la rue : « Le caractère de l’espace public par rapport à la cité tient à ce qu’il faut qu’il y ait un espace public, un lieu de l’indistinction pour que puissent s’exprimer et se représenter les formes collectives de notre sociabilité : il faut un espace public à la citoyenneté pour que, pouvant s’exprimer dans les formes symboliques d’un langage et d’une communication, elle fasse enfin l’objet d’une représentation qui lui confère une existence à la fois réelle, dans l’espace, et symbolique dans les codes et dans les lois de la sociabilité » (Lamizet, 1999).
Cette citation, que l’on pourrait trouver obsolète aujourd’hui, tant la liberté semble être de plus en plus conditionnée, permet de comprendre que c’est dans la dimension spatiale des espaces publics que se construisent les rapports à l’autre et l’appréhension de la diversité (Jacobs, 1961 ; Sennett, 1995 ; 2009 ; Lees, 2003). Ils constituent effectivement les lieux de la médiation entre le singulier et le collectif, car c’est dans l’espace public que se réalise la prise de conscience d’une appartenance collective.
L’espace public, lieu du commun, favorise ainsi l’enchevêtrement d’une identité individuelle et collective. Au travers de manifestations purement identitaires (revendications féminines, gay pride etc.) ou symboliques (manifestation commémorative) ayant lieu dans les espaces publics, l’individu, dans sa propre singularité, prend ou non conscience de son appartenance collective.
Mais ce commun autrefois ouvert et permissif semble cristalliser toutes les peurs de la société contemporaine. L’espace public change et le contrôle semble aujourd’hui de mise.
Les transformations récentes de l’espace public : vers le contrôle accru des espaces ?
L’espace public sous contrôle
Après avoir été considérée comme « un refuge protégé des dangers extérieurs » (Mumford, 2011), la ville contemporaine semble devenir le siège des peurs et de la violence. Face aux sentiments d’insécurité qui y règnent, les espaces urbains tendent à être protégés : « Les peurs contemporaines », les « peurs urbaines », contrairement à celles qui entraînèrent autrefois la construction des villes, prennent pour objet l’« ennemi intérieur ». « Cette forme de peur engendre moins une inquiétude quant au sort de la cité en tant que telle – conçue comme une propriété collective et une garantie collective de sécurité individuelle – qu’elle ne conduit à isoler et à fortifier sa propre demeure à l’intérieur de la cité » (Bauman, 1999). Sous prétexte de la peur, les gestionnaires et les aménageurs deviennent les garants d’une ville et d’espaces publics sécuritaires. De plus en plus, la recherche de sécurité dans la ville passe donc par une modification directe de l’espace. De ce fait, la sécurité s’immisce progressivement dans les domaines de compétences des urbanistes et des architectes, même si cela fait longtemps que l’espace est devenu un outil de contrôle des populations (Foucault, 1975).
La conception d’un espace public sécurisé et limitant les incivilités devient la norme dans les représentations des aménageurs au courant des années 1970. À cette époque, on parle de l’« espace défendable » (Newman, 1973) signifiant que certaines formes urbaines seraient plus propices que d’autres à développer des comportements criminels et délinquants. D’où l’intérêt de modifier l’architecture et les formes urbaines afin d’harmoniser notre environnement et de prévenir les comportements incivils : « […] un espace dont la configuration vise à faciliter la protection, non plus contre les accidents ou les calamités naturelles, mais contre le fléau social représenté par la délinquance “urbaine” et, catégorie nouvelle, l’“incivilité”, c’est-à-dire tout acte ou comportement jugé contraire aux règles de conduite propres à la vie citadine. » (Garnier, 2003, 41).
L’espace défendable ou urbanisme situationnel arrive donc dans les années 70 à un moment où la crainte des dangers de la rue se fait ressentir fortement. En effet, ces dangers sont assimilés aux pauvres, aux personnes marginalisées, mais aussi aux populations reléguées des quartiers d’habitat social. Certains auteurs décrivent cette peur des banlieues françaises qui s’accompagne de la militarisation des forces de l’ordre, mais aussi de l’intégration de la police dans l’aménagement urbain et les processus de rénovation urbaine (Belmessous, 2010 ; Bronner, 2010). Ainsi, l’on apprend que l’urbanisme de ces banlieues est conditionné à ce que le risque d’émeutes ou de débordements soit minimal et les maîtres mots de l’aménageur sont devenus : clarté, lisibilité, contrôle de l’espace, etc. De ce fait, on assiste à la requalification des ruelles étroites, des coursives ou tout espace où les forces de l’ordre ne peuvent se rendre.
Mais la réhabilitation n’est pas la seule forme que prend l’urbanisme situationnel. En effet, dans les espaces publics centraux, l’urbanisme situationnel se fait plus discret, plus dissimulé. Ils font l’objet de mises en normes et de contrôles de plus en plus importants : caméras de surveillance omniprésentes (Bonnet, 2012), interdictions municipales de marcher et de s’allonger sur les pelouses d’un jardin public (Froment-Meurice, 2014), de pratiquer le roller sur les places piétonnes (Gasnier, 2006). Tout cela participe à la recherche d’une ville sans conflit ni transgression, sans confrontation directe, comme si l’enjeu était bien d’aménager et de fréquenter un espace public animé, mais préservé de tout danger ou risque, pourvu qu’il soit esthétiquement beau.
Un détournement permanent, consubstantiel du concept d’espace public
L’idéal de nombreux aménageurs serait que l’espace public qu’ils imaginent fonctionne dès sa livraison, que la population se l’approprie aisément, car cela montrerait qu’ils ont vu juste lors de la lecture du site et du travail de diagnostic qu’oblige création ou réhabilitation. Afin d’étayer cette hypothèse, il est intéressant de comparer les attentes des aménageurs aux usages réels qu’en font les individus.
Pour ce faire, le travail mené sur les usages et l’appropriation des espaces publics à Marseille par Florence Martin, étudiante en dernière année d’architecture met en exergue ambitions et réalité. Elle a travaillé sur trois places publiques : La Plaine, le Cours Julien et le Cours Estienne d’Orves. Elle y montre comment l’idéal d’un aménageur est approprié par les individus et comment ceux-ci détournent les lieux pour les vivre.
Or, comme l’a observé Martin, l’espace n’a aujourd’hui que peu de fonctions et n’a finalement été approprié que par les terrasses des cafés et par les touristes qui flânent. On aurait pourtant tendance à croire qu’un espace libre, flexible, pensé pour accueillir une multitude d’usages offre plus de possibilités d’évolution, mais ce n’est pas toujours le cas. Il n’y a pas de règles qui permettent à coup sûr d’offrir un espace appropriable. Comme le disait Thierry Paquot (2009), il n’y a pas de recette miracle. L’idée qu’il faut retenir est que l’espace que dessine le concepteur doit offrir des possibilités de détournements, de surprises, d’étonnement. Or, n’étant pourvu que de très peu de mobilier, n’offrant qu’un vaste espace minéral, le Cours Estienne d’Orves n’a pas su être approprié par les individus. Finalement, par ce fin travail d’observation, Martin démontre que même si à la genèse des projets d’aménagement, les concepteurs peuvent « normer l’espace », les individus s’approprieront les lieux, détourneront les fonctions premières des espaces publics. Ils deviennent rapidement plurifonctionnels et non fragmentés, ils ne s’enferment pas dans les usages qui leur ont été attribués lors de la conception.
Les marginaux, la marginalité
Les marginaux, des indésirables ?
Le terme indésirable ne fait son apparition qu’à la fin du 19e siècle en France, dans un contexte où l’immigration est érigée en problème politique (Blanchard, 2013). Pour le Larousse, il s’agit d’ailleurs toujours d’une « personne dont la présence n’est pas acceptée dans un groupe, dans un pays ». Après avoir été utilisé comme catégorie d’action publique explicite, à partir du début du 20e siècle le terme disparaît du vocabulaire politique à partir des années 1980. Il reste cependant employé notamment par la RATP ou la SNCF pour englober un ensemble de groupes tels que les « SDF », les « pickpockets », les « musiciens » ou encore les « vendeurs à la sauvette » (Bouché, 2000 ; Damon, 1993 ; Froment-Meurice, 2016 ; Soutrenon, 2001).
Depuis les années 2000, dans les travaux de recherche, le terme est essentiellement mobilisé dans le champ des études migratoires et est utilisé par des chercheurs en sciences sociales dans la perspective d’une analyse critique des politiques de mise en ordre des espaces. L’indésirable fait alors référence aux étrangers mis à l’écart par divers dispositifs. Plus largement et récemment, le terme d’indésirables désigne celles et ceux qui sont définis comme tels par les acteurs dominants, les assignant à une forme d’illégitimité, de déviance ou de stigmate (Estebanez et Raad, 2018).
L’indésirabilité est donc une catégorie large qui permet de ne pas réifier des groupes qui correspondent aux indésirables (« prostitué-es », « SDF », « Roms »…), voire de les déconstruire puisqu’elle relève d’une définition exogène (Estebanez et Raad, 2018). L’indésirabilité n’est pas une propriété intrinsèque aux personnes qui sont ainsi qualifiées, mais bien le résultat d’une assignation à identité : ce sont les rapports de domination qui produisent des indésirables et contribuent constamment à les redéfinir. (Agier, 2008 ; Clerval, Fleury, Rebotier, Weber, 2015 ; Froment-Meurice, 2016).
La dimension spatiale de l’indésirabilité tient beaucoup à sa construction comme un ensemble de pratiques et d’acteurs qui ne sont pas à leur place (Cresswell, 1983). Les activités promues et légitimées dans les espaces publics comme la consommation, les loisirs, la culture, les spectacles s’opposent à celles du logement et de travail que pratiquent les sans domicile fixe, les prostituées, les musiciens de rue, pour qui la rue est une ressource (Fleury et Froment-Meurice, 2014). De plus, c’est leur rapport à la saleté, à la maladie, à la souillure qui est constamment mobilisé pour justifier leur mise à l’écart (Cresswell, 1983 ; Froment-Meurice, 2016 ; Milliot, 2013 ; Sanselme, 2004). Comme le signale Douglas (2001), la saleté est « quelque chose qui n’est pas à sa place. Ce point de vue […] suppose, d’une part, l’existence d’un ensemble de relations ordonnées et, d’autre part, le bouleversement de cet ordre. La saleté n’est donc jamais un phénomène unique, isolé. Là où il y a saleté, il y a système. La saleté est le sous-produit d’une organisation et d’une classification de la matière, dans la mesure où toute mise en ordre entraîne le rejet d’éléments non appropriés » (p.). La saleté est donc bien définie relationnellement, dans un système où des rapports de force construisent la norme et l’ordre.
Ainsi, les indésirables sont ceux dont on se prémunit parce qu’ils risquent de nous faire basculer, et avec nous la société, dans un questionnement dont on souhaite se préserver. Les indésirables sont ceux qui apportent le trouble dans les identités individuelles et les positions sociales. Les marginaux sont considérés comme un sous-groupe des indésirables. Dans les écrits des chercheurs, il n’est pas rare de passer d’un terme à l’autre. Or, dans ce mémoire, parler d’indésirables pour qualifier les usagers du Cours Julien signifierait prendre position et montrer dès le départ la mise à l’écart que subie certains individus. Or, n’ayant à ce stade pas encore prouvé cette exclusion, il semble que le terme d’indésirable soit inadapté. Grâce aux observations de terrain, aux discussions avec les riverains, commerçants et usagers du Cours Julien et aux nombreuses lectures au sujet des pratiques sur l’espace public, il semble que le terme de marginal soit plus adéquois. En effet, les individus se qualifient facilement de personnes marginales : « J’suis d’ici et d’ailleurs, j’vis de rien, mais j’me sens bien tu vois. J’suis à la marge donc ouais, j’suis un marginal, un poète quoi » , « J’aime cette vie, genre tu te lèves et tu sais pas de quoi ta journée va être faite, c’est ça la vie de marginal ».
Retour sur le concept de marginalité
Le concept de marginalité s’est construit par tâtonnements et par ruptures, référant à des objets différents au fil du temps.
C’est à la fin des années 1920 que Robert Park de l’École de Chicago trace le portrait de « l’homme marginal » (Park, 1928). À une époque où les migrations étaient fortes et où les villes américaines connaissaient une croissance exponentielle, les citadins évoluaient tant dans leurs manières de se comporter et dans leurs attitudes. Les sociologues de l’École de Chicago se sont beaucoup intéressés à ces nouveaux comportements, à la mutation des rapports sociaux qu’induisait l’urbanisation. La marginalité est alors utilisée par ces sociologues pour décrire des groupes sociaux culturellement minoritaires dont le comportement s’éloigne plus ou moins de celui suggéré par les normes dominantes. Selon Park, l’« homme marginal » qu’il décrit est un individu qui apparaît avec l’essor des migrations et la mobilité, il correspond en quelque sorte à l’étranger. Mais sa marginalisation provient surtout du fait que venant d’une autre culture, il manque de ressources pour s’adapter à un lieu où les normes et les rapports à autrui sont différents des siens, tout en gardant ses propres réflexes traditionnels. La marginalité se manifesterait alors à deux niveaux, d’une part au niveau culturel évoqué ci-dessus (déracinement et difficultés d’intégration), mais également à un niveau spatial. Elle se traduirait en effet par une spatialité qui lui serait propre, les différentes populations marginales se regroupant selon la ressemblance communautaire ou ethnique dans des quartiers spécifiques de la ville.
Ce sont notamment les historiens qui s’emparèrent rapidement du concept de marginalité en l’associant au vagabondage, à l’absence d’attaches et à la pauvreté ainsi qu’à une non-intégration au système de production (Geremek, 1976). Malgré l’apparition relativement récente du terme, la marginalité est en effet une réalité sociale datant du Moyen-Âge et qui occupa « l’espace européen pendant au moins quatre siècles, du XIVe au XVIIIe (Castel, 2009, p.325). Dans l’analyse de Geremek sur les marginaux de Paris au XIVe et XVe siècles, le groupe étudié est un « ensemble qui ne possède ni indépendance économique, ni droit de cité », composé en grande partie « d’éléments peu stabilisés, enclins aux migrations, sans affectation professionnelle ou productive durable » (Geremek, 1976 : 6). Cette marginalité, comme celle d’aujourd’hui, pouvait être contrainte ou voulue. Il s’agit « des gens ou des groupes qui sont rejetés, ou se mettent d’eux-mêmes en marge de la vie sociale, ne participant pas aux processus de production et dont la vie reste irréductible aux normes de comportement en vigueur » (Geremek, 1976, p.6). Ainsi, Geremek différencie clairement la marginalité de la pauvreté, dans le sens où les pauvres peuvent être sans-le-sou, mais intégrés au processus productif dès lors qu’ils travaillent.
Dès le Moyen-Âge apparaissent donc des individus à la marge, principalement à travers la figure du vagabond. Au-delà de la pauvreté, ce sont leurs comportements, s’éloignant des normes établies, qui préoccupent les autorités et qui feront l’objet de nombreuses lois et d’une volonté de contrôle.
Ces propos illustrent notamment l’ancienneté du phénomène de l’exclusion et des rapports de pouvoir qui s’instaurent dans les espaces publics entre l’institution et des individus sans attaches ni appartenance.
LA VIE DE QUARTIER DU « COURS’JU »
Un espace public à taille humaine au cœur de Marseille
Jusqu’au 19e siècle, Marseille est une ville enfermée dans ses remparts comme beaucoup d’autres villes françaises de l’époque. Son agrandissement est cependant ordonné dès le 18e siècle et c’est ainsi que la ville va s’étendre au-delà de ses limites et tripler sa superficie. La ville va renouer avec l’actuel quartier du Cours Julien. La topographie naturelle de Marseille, faite de collines et de vallons, en fait l’un des quartiers les plus hauts de la ville, offrant une vue imprenable. Il est littéralement « coupé » de la ville basse et rattaché par deux passerelles construites après la démolition des remparts.
De par le fort dénivelé et bien que sa position géographique en fasse un quartier central de la ville, le quartier est dépourvu d’axe majeur de circulation. Seules des voies de desserte et une avenue à double sens peuvent générer des nuisances sonores propres au transport. La majeure partie des déplacements se faisant à pied (cf.diagnostic territorial de 2017), il détone de la plupart des quartiers environnants tels que Noailles ou La Plaine où la circulation automobile est omniprésente. Le quartier du Cours Julien est préservé du bruit de la circulation, un peu à la façon des noyaux villageois qui existent encore sur Marseille, tel que le quartier du Panier.
La situation géographique et la morphologie de l’espace public ne sont pas les seuls facteurs qui participent à ce sentiment d’intimité. C’est aussi le fait de la paysagiste aux commandes des deux requalifications du Cours.
En effet, en 1975, Isabelle Linski est chargée de transformer le Cours Julien alors occupé par un parking à ciel ouvert en véritable place publique. Son idée est radicale : enlever les voitures et transformer le parking en place publique. Elle souhaite créer un espace intimiste où les relations se feraient aisément. Elle pense faire de ce parking un lieu de vie culturel (Isabelle Linski, entretien téléphonique, avril 2017). Dès lors, la paysagiste va transformer les lieux de manière ludique grâce notamment à la végétation pensée à la façon d’un jardin botanique (noms des essences inscrites), mais aussi de l’eau qu’elle va penser comme un jeu (bassins, fontaines). Dès sa livraison, le projet connaît un vif succès auprès des habitants et des Marseillais dans leur globalité.
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Table des matières
LISTE DES FIURES
INTRODUCTION
PARTIE I : L ’ ESPACE PUBLIC SOUS CONTRÔLE
I.1. Les dimensions multiples de l’espace public
I.1.1. L’espace public : un objet pluridisciplinaire du fait de la polysémie du concept
I.1.2 Les espaces publics, lieux d’apprentissage de l’altérité
I.2.1 L’espace public sous contrôle
I.2.2 La volonté de normer l’espace public
I.2.3 Un détournement permanent, consubstantiel du concept d’espace public
P A R T I E I I : L A P L A C E D E S M A R G I N A U X D A N S L E S E S P A C E S P U B L I C S N O R M A L I S É S
II.1. Les marginaux, la marginalité
II.1. 1 Les marginaux, des indésirables ?
II.1.2 Retour sur le concept de marginalité
II.2. Le processus de marginalisation : un concept sociogéographique
II.2.1 Le rapport à la norme de la marginalisation
II.2.2 La dimension spatiale de la marginalisation
II.2.3 La géographie normative comme vecteur de la marginalisation
II.3. La normalisation des attitudes dans l’espace public
II.3.1 Des espaces publics stigmatisants et excluant les marginaux
II.3.2 Le mobilier urbain et la vidéosurveillance comme outil de la légitimisation des usages
P A R T I E I I I : L E C O U R S J U L I E N : U N R A P P O R T S P É C I F I Q U E À L A M A R G I N A L I T É ?
III.1 LA VIE DE QUARTIER DU « Cours’Ju »
III.1.1 Un espace public à taille humaine au cœur de Marseille
III.1.2 Des réseaux d’interconnaissance source d’un sentiment commun d’appartenance ?
III.1.3 La revendication d’une identité de quartier : son appropriation par les habitants
III.2 Une vie de quartier qui intègre la marginalité ?
III.2.1 La présence quasi permanente des marginaux sur le Cours Julien
III.2.2 Inclusion de la marginalité ?
III.2.3… ou simple cohabitation ?
III.3. Un quartier alternatif « à la mode » : les marginaux futurs « indésirables » ?
III. 3.1 Des politiques locales qui surfent sur le caractère alternatif des lieux
III. 3.2 L’attractivité des lieux modifie peu à peu le paysage urbain
III.3.3 Amorce d’une « gentrification par la jeunesse » :
quelle place pour les margianux ?
C O N C L U S I O N G É N É R A L E
B I B L I O G R A P H I E
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