Il peut sembler un paradoxe de parler de problème en matière de religion, attendu que celle-ci cherche à procurer une liberté intérieure à l’homme. En effet, le croyant, par sa foi en Dieu, éprouve une tranquillité d’esprit. Et quoique la plupart des hommes souffrent au nom de la religion, ils croient pourtant que c’est en souffrant qu’ils peuvent avoir le salut. Il y a autant de pratiques religieuses qu’il y a de religions. Si bien que l’on peut constater que comme le nombre de conceptions religieuses est proportionnel aux religions. Chaque religion comprend son propre procédé et sa propre morale et croit ainsi être la meilleure religion. C’est, incontestablement, cette attitude d’émulation entre les religions qui pose problème. Et Spinoza en a fait la remarque quand il dénonce : « les églises même ont dégénéré en théâtres, où l’on entend non des docteurs sacrés, mais des orateurs de profession, qui n’ont nullement le désir d’instruire le peuple ; ce qu’ils veulent, c’est provoquer l’admiration, reprendre publiquement les dissidents, enfin imposer des enseignements nouveaux, inattendus, propres à frapper leur naïf auditoire d’étonnement » . Il termine en ces termes : « Cette situation a nécessairement produit de grandes luttes, des rivalités et une haine, que de longues années ne réussissent pas à apaiser ». Ainsi c’est au nom de la religion que des massacres et attentats sont commis. Et puisqu’ils sont commis par amour de la religion, ils ont pour cette raison un caractère religieux. Or la religion symbolise le sacré, le divin, la beauté, la perfection et n’est pas capable en tant que tel de choses horribles. Cette antinomie entre le mal qui est l’œuvre du Diable et le bien qui est l’œuvre de Dieu ne peut pas exister dans la religion. C’est pourquoi on essaie de trouver une solution en rendant acceptable, aimable le mal dans la religion. Ainsi on voile d’un prétendu droit religieux toutes les mauvaises actions perpétrées au nom de la religion. Dés lors on parle de Guerre Sainte par exemple. Tout se passe comme si Dieu nous a accordé le droit de tuer ou de nous tuer par amour pour la religion.
Le désir : Cause du finalisme
Le diagnostic que Spinoza réserve à la religion est profondément sévère. En effet, il dresse un tableau sombre de la religion. Mais s’il en est ainsi, c’est parce que la religion, au lieu de donner aux hommes une force morale et la bonté du cœur les rend méchants et jaloux.
Cependant, il convient de préciser que la critique spinoziste s’adresse davantage aux pratiques religieuses qu’à la religion elle-même. En fait, comme nous l’avons déjà fait savoir la religion ne saurait en elle-même être mauvaise et Spinoza lui-même trouvera, dans la religion judéo-chrétienne de nombreux points qu’il reprend pour son propre compte. Mais les pratiques religieuses, elles, sont mauvaises car les hommes y mêlent leurs passions. De plus ceux-ci c’est-à-dire les hommes font consister la religion moins dans la parole de Dieu c’est-à-dire moins dans une vie vertueuse que dans des pratiques hypocrites parce que n’étant pas inspirées par une foi sincère .
Aussi il convient de dire ce qui est à l’origine des pratiques superflues dans les religions car elles rendent les hommes tristes. Pour évoquer ce qui est la cause de ces dites pratiques, l’on est obligé de se rapporter à la conception spinoziste de l’homme. Or Spinoza affirme que « le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle ».
L’homme se définit donc comme un être de désir. Le désir, pour Spinoza n’est pas extérieur à la nature humaine, il n’est pas un fait isolé, il fait partie intégrante de celle-ci. Il est la nature de l’homme. Contrairement aux philosophes comme Platon qui voient dans le désir un manque à combler et un signe de faiblesse de l’homme, Spinoza conçoit que le désir n’est nullement un manque, encore moins une faiblesse de la nature humaine. Qu’est ce qui explique que Spinoza conçoive différemment des autres philosophes, le désir ? Cela peut avoir pour raison le statut qu’il accorde à l’homme. Alors qu’un philosophe comme Platon voit en l’homme un être déchiré entre deux parties dont l’une s’oppose à l’autre en nature, Spinoza, lui, fait de l’homme une unité. Plus précisément, pour Platon, l’homme est composé d’un corps et d’une âme. Or l’âme et le corps bien qu’ils soient unis, sont différents en nature et en aspiration. L’âme est divine et pour cette raison est opposée aux choses mondaines qui sont les besoins du corps. Cela est rendu plus explicite dans le Phédon où Socrate essaie, au moyen d’un dialogue, de prouver au sophiste Cébés que « l’âme ressemble au divin et le corps au mortel » et pour cette raison l’homme qui s’attache à la vie et aux biens terrestres a peur de la mort car la mort est cessation de la sensation qui est proprement ce qui est la fonction du corps .
En revanche, l’homme qui se désintéresse de la vie et des plaisirs qui la concernent et consacre sa vie au divin ne peut pas avoir peur de la mort quand on sait que c’est durant son état antérieur, seule donc, sans incarnation que l’âme contemplait les Idées pures. En tombant dans un corps, l’âme a oublié l’essence des choses, elle n’appréhende désormais les choses que suivant leur apparence c’est-à-dire suivant l’opinion du corps. Or, tant que l’âme est prisonnière du corps, elle ne peut plus vivre suivant sa nature qui est de contempler les essences des choses. C’est donc, par la dialectique, en se démarquant des désirs corporels dont elle est offusquée que l’âme, tel un prisonnier qui se libère de ses chaînes, peut contempler les Idées, retrouvant ainsi le monde du divin qui est son véritable monde. C’est pourquoi Socrate fait savoir au sophiste que le philosophe n’a pas peur de la mort car cette dernière correspond à la séparation effective de l’âme et du corps : chose à laquelle s’est livré, en réalité, le philosophe durant la vie physique. Si pour Platon « philosopher c’est apprendre à mourir », c’est parce qu’a priori l’homme correspond à deux natures antinomiques par leurs désirs. L’homme est, de par son corps, un être déchu et donc imparfait alors que de par son âme il est divin et parfait. Ce qui veut dire que c’est en vivant conformément à son âme que l’homme peut parfaire sa nature. Pour ce faire, selon Platon, l’homme doit autant que possible négliger les désirs du corps et leurs aspirations.
On peut déduire de ce qui précède que pour Platon il y a des désirs qui ne peuvent pas définir l’homme. Comme ceux-ci sont plutôt attribuables à son côté négligeable : le corps. De tels désirs sont par conséquent blâmables. Spinoza s’inscrit dans une toute autre dynamique. Il dénonce d’abord l’attitude de certains philosophes comme Platon qui consiste à blâmer les passions en les attribuant à un vice de la nature humaine. Ensuite, il définit sa position affirmant que les passions font partie de la nature humaine et pour cette raison doivent être lues comme des figures géométriques, des surfaces, des lignes etc.c’est-à-dire en les considérant comme des faits normaux qui appartiennent à la nature humaine dans son unité. C’est que, pour Spinoza, l’homme n’est pas un « empire dans un empire » c’està-dire qu’il n’est pas une créature divine qui domine dans tout l’Univers et qui est essentiellement libre. L’homme est une partie de la Nature au même titre que les êtres comme les animaux, les plantes etc. et en tant que tel, il obéit aux mêmes lois que ces êtres sus nommés. Mais aussi, il se définit comme eux par le conatus c’est-à-dire qu’il tend à persévérer dans son être. Tout être de la Nature est caractérisé par cet effort qui le mène à l’augmentation de sa puissance et à la conservation de sa vie. L’Homme est lui aussi un être de désir et s’efforce de persévérer dans son être. Mais il se trouve, comme nous l’avons déjà souligné, que l’homme est une partie de la Nature, c’est àdire un mode fini qui, dans sa prétention à accroitre sa puissance, rencontre des obstacles qui lui révèlent ses limites et son impuissance. L’homme est ainsi que l’affirme J. Moreau : « le jouet des évènements et des volontés étrangères ». Ces contradictions que l’homme rencontre sur son chemin sont dues au fait que la Nature est composée de modes finis dont les natures ne s’accordent pas toujours. Parfois l’homme rencontre des êtres avec lesquels il s’accorde en nature et sa puissance se trouve renforcée. En revanche, il peut rencontrer des êtres avec lesquels il ne s’accorde pas en nature et sa puissance, du coup est contrariée. Or le désir ne connaît que sa propre satisfaction. L’homme ne connaît et ne désire que ce qui augmente sa puissance et se détourne de tout ce qui peut l’occulter. C’est dire que toute activité humaine se ramène en dernière analyse à la satisfaction de son désir d’être. Sa puissance d’être affirmée, l’homme ne se soucie plus du reste. Mais, comme nous l’avons déjà mentionné, les choses sont bien loin de se passer ainsi. Autrement dit, l’homme comme simple partie minuscule de la Nature, ne trouve pas toujours quand il le veut, satisfaction à son désir d’être. Car le cours des choses, indifférent au désir humain, produit toute sorte de chose sur son passage. L’homme étant incapable de plier l’ordre de la Nature à son désir invente une Nature prête à le satisfaire à tous points de vue. C’est ainsi qu’il forge des fictions comme la superstition pour connaître son sort. Si l’avenir lui réserve un sort heureux, il en encourage l’avènement par des prières, des sacrifices et des vœux. Si en revanche l’avenir lui réserve un sort malheureux, il use des mêmes artifices pour le conjurer. Spinoza donne l’exemple d’Alexandre le grand qui ne se mit à consulter les devins qu’après avoir aux portes de Suse, commencé à redouter le sort. C’est l’incertitude où se trouve l’homme face au cours des choses, mais aussi sa préoccupation à connaître qui le rendent superstitieux. En effet, l’homme ne pouvant savoir ce qui adviendra et ayant peur que le sort lui soit défavorable, il s’adonne sans mesure à la superstition. Cela est confirmé par ce passage : « la crainte serait donc la cause qui engendre, entretient et alimente la superstition ». L’homme recourt à la superstition d’habitude quand il est en proie à des difficultés existentielles. La prière, les sacrifices, les incantations et autres choses semblables ne sont utilisés que quand on est confronté à des problèmes et qu’on peine à les résoudre. Mais la superstition ne serait pas inventée tant que les hommes vivaient heureux, autrement dit si leurs désirs trouvaient toujours satisfaction. Car, en réalité, la superstition, n’est utilisée que pour écarter un danger ou pour augmenter les chances de réussite d’une action jugée bonne. C’est l’antinomie entre la réalité et les prétentions égoïstes du désir humain qui font que l’homme croit à la superstition. Et il la considère comme un pouvoir surnaturel, une puissance qui s’interpose entre lui et la Nature pour pouvoir, plus efficacement, lui délivrer de la crainte et partant le consoler en lui apportant les biens qu’il désire.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : Le problème de la religion chez Spinoza
A. Le désir : cause du finalisme
B.L’imagination : cause de l’anthropomorphisme
DEUXIEME PARTIE: Conception spinoziste de la religion et son rôle social
A. Spinoza : fondateur d’une religion naturelle
B. Valeur politique de la religion naturelle
TROISIEME PARTIE : Religion philosophique et salut chez Spinoza
A. La Religion : Instance de libération absolue
B. Spinoza : athée, humaniste, stoïcien, épicurien ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE