De la nature de l’esprit
Pour nous conformer à la troisième « règle de la méthode » de Descartes d’après laquelle il s’agit « de conduire par ordre (…) [ses] pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés » , nous nous proposons d’étudier d’abord la nature de l’esprit, puis le corps. Car, dans l’ordre de la connaissance, non seulement l’esprit est plus aisé à connaître que le corps mais aussi il est la première chose découverte par Descartes. La découverte de la pensée constitue pour Descartes un fondement solide sur lequel il pourra bâtir sa philosophie. En effet, après avoir douté de tout, le corps y compris, le philosophe français ne pouvait douter de son esprit. C’est dans l’intimité du doute qu’il se rend compte qu’il existe une chose qui demeure rebelle au doute lui-même. « C’est parce que, souligne Ferdinand Alquié, l’étendue est objet de pensée que son existence peut être mise en doute, alors que mon esprit est, à la lettre, ce dont je ne puis douter ». C’est dans son entreprise de recherche d’une certitude servant de fondement à sa philosophie que Descartes s’engagea à douter de tout ce à quoi il croyait. En effet, dans un souci d’obtenir des connaissances claires et distinctes, Descartes se rebelle contre l’enseignement et la formation qu’il a reçus depuis son enfance. Il découvrit ainsi qu’il pouvait même douter de son corps ; car il se peut qu’il soit en train de rêver. C’est ce qui se laisse entendre dans les propos suivants : « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit ». Dans la méditation seconde, Descartes affirme qu’il est persuadé qu’il n’y avait en ce monde « aucun corps, aucun esprit ». Il se rend compte que la seule chose dont il ne peut douter c’est qu’il doute. Le doute étant une activité de l’esprit, il ne peut donc douter de son esprit. Ainsi, ayant beau douter, on ne peut s’empêcher de voir que nous ne pouvons douter de ce qui nous permet de mener cette entreprise du doute. L’esprit devient ainsi la première substance prouvée, comme nous le voyons à travers le cogito : « Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose : et remarquant que cette vérité, je pense donc je suis, était si ferme et assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais ». L’esprit devient dès lors l’essence de l’homme. En effet, l’esprit renvoie à la pensée, la seule faculté qui résiste au doute. C’est ce qui fait que l’homme se définit chez Descartes par son âme. Ce qu’il faut souligner c’est que la pensée constitue un attribut qui appartient à l’homme et ne peut en aucun cas se départir de lui. C’est ce qui pourrait amener Karl Jaspers à affirmer ceci : « Penser, c’est commencer à être un homme ». Car un homme qui cesserait totalement de penser, cesserait probablement en même temps d’être ou d’exister. Et, la découverte de l’ego constitue ainsi la première vérité trouvée qui, à partir de laquelle le philosophe français pourra bâtir sa philosophie. Car, de même qu’Archimède, pour déplacer le globe terrestre de sa place en un autre lieu, ne demandait qu’un point qui fût fixe et immobile ; Descartes, pour sa part, ne cherche qu’une vérité absolument certaine et indubitable sur laquelle il pourra refonder les sciences. Cette position cartésienne témoigne de plus la présence du doute dans sa réflexion. Du moins, la connaissance des choses qui lui sont extérieures suscite encore le doute. Il nous faut préciser que le privilège accordé au retour sur soi est une voie que Descartes a choisie, voie qui nous mène à la dualité corps /âme. Cette connaissance qu’il a de lui-même confirme sa thèse qui titre la Seconde méditation à savoir : « l’esprit est plus facile à connaître que le corps ». En d’autres termes, la connaissance que nous avons de nous-mêmes nous est plus accessible et certaine que celle que nous avons du corps ou des réalités extérieures. C’est ce qui pousse Pascale Gillot à dire que « cette distinction entre une intériorité subjective et le registre objectif des choses qui résident en dehors de l’esprit fonde la thèse selon laquelle la connaissance du moi ou de l’esprit est la plus facile et la plus immédiate ». L’esprit ou l’âme ne participe pas à la matière. Il est une substance immatérielle, incorporelle. Il est par conséquent invisible et n’occupe aucun lieu dans l’espace. C’est ce qui fait d’ailleurs que quelle que soit la diversité de ses pensées, l’esprit humain reste toujours substance pensante. Descartes considère ainsi l’âme comme étant une substance purement spirituelle. Cette âme cartésienne est différente de celle d’Aristote désignée par le mot latin anima (c’est-à-dire qui anime). En effet, dans l’ancienne théorie des diverses fonctions de l’âme, exposée par Aristote dans le traité De l’âme, se trouve en l’occurrence rejetée. Suite à la répartition faite à ce sujet, nous trouvons chez Aristote trois sortes d’âme : l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme raisonnable. Cependant, on ne saurait parler des parties de l’âme étant donné qu’elles sont sans distinction et renvoient toutes à une seule et même chose. Descartes souligne d’ailleurs cette distinction entre ce qu’il entend par l’âme contrairement à Aristote dans ses « Réponses aux cinquièmes objections » : « Ainsi, d’autant que peut-être les premiers auteurs des noms n’ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons et faisons sans la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes avec les bêtes, d’avec celui par lequel nous pensons, ils ont appelé l’un et l’autre du seul nom d’âme ; et, voyant puis après que la pensée était différente de la nutrition, ils ont appelé du nom d’esprit cette chose qui en nous a la faculté de penser, et ont cru que c’était la principale partie de l’âme. Mais moi,[…] j’ai dit que le nom d’âme, quand il est pris conjointement pour l’un ou pour l’autre, est équivoque, et que pour le prendre précisément pour ce premier acte, ou cette forme principale de l’homme, il doit être seulement entendu de ce principe par lequel nous pensons […]. Car je ne considère pas l’esprit comme une partie de l’âme, mais cette âme tout entière qui pense ». Par ailleurs, le fait de dire que l’homme se définit par son esprit n’exclut-il pas le corps humain dans le champ de définition de celui-là ? Autrement dit, si je suis un esprit, une chose qui pense, cette affirmation n’exclut-elle pas le fait que je sois aussi un corps ? Je ne suis pas donc un corps. C’est tout le sens de ce passage des Méditations : « […] je suis une chose vraie et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense […] Je ne suis point cet assemblage de membres que l’on appelle le corps humain […], puisque j’ai supposé que tout cela n’était rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d’être certain que je suis quelque chose ». D’après ce qui vient d’être dit, nous notons une réelle distinction entre l’esprit et le corps humain : c’est le dualisme cartésien. En effet, la substance pensante (res cogitans) se distingue radicalement du corps. Celui-ci se définit entièrement par son étendue dans l’espace. Le corps est par conséquent substance étendue (res extensa). Ainsi, pour montrer qu’il y a une distinction entre l’âme et le corps Descartes emploie une méthode que François Chirpaz appelle le « dualisme méthodique ». L’esprit humain semble donc pouvoir exister indépendamment du corps ; car la découverte du cogito nous permet de conclure à l’existence de l’esprit, chose pensante, mais non à l’existence du corps. Ce qui veut dire que nous pouvons avoir une connaissance de l’esprit qui soit autonome par rapport à celle du corps. Mieux, c’est parce que le corps se conçoit indépendamment de l’esprit, et l’esprit indépendamment du corps qu’on peut les concevoir comme deux substances indépendantes l’un de l’autre. L’esprit est ainsi réellement distinct du corps comme le souligne Descartes : « Tout ce que nous concevons clairement peut être fait par Dieu en la manière que nous le concevons […] Mais nous concevons clairement l’esprit, c’est-à-dire une substance qui pense, sans le corps, c’est-à-dire sans une substance étendue […] et d’autre part nous concevons aussi clairement le corps sans l’esprit […]. Donc, au moins par la toute-puissance de Dieu, l’esprit peut être sans le corps, et le corps sans l’esprit. Maintenant les substances qui peuvent être l’une sans l’autre sont réellement distinctes […]. Or est-il que l’esprit et le corps sont des substances […] qui peuvent être l’une sans l’autre (comme je le viens de prouver). Donc l’esprit et le corps sont réellement distincts ». L’affirmation du cogito ou de son existence en tant qu’esprit est une vérité subjective ; car elle n’est découverte que par le sujet qui prend conscience de son existence. C’est ainsi que pour marquer à jamais l’importance que Descartes accorde à l’esprit, le professeur Abdoulaye BA considère que la pensée « est d’abord l’être de l’homme ; il le définit, le spécifie ; ensuite, elle est ce dont on est convaincu de l’existence, avant qu’il ne soit possible de postuler, avec certitude, celle de tout autre être, notamment le corps ou la matière ». Autrement dit, la pensée est la première vérité saisie car son existence est évidente. L’homme est donc une chose pensante. En effet, répondant à la question qu’est-ce qu’une chose qui pense ? Descartes affirme que « C’est une chose qui doute, qui entend, « qui conçoit », qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ». Toutes ces fonctions sont celles que l’on attribue communément à l’esprit. Ce qu’il faudrait dire, c’est que la pensée ne peut se départir de l’homme étant donné qu’elle en constitue l’essence. Chez Platon nous avons assisté à une tripartition de l’âme : « l’épithumia » ou l’âme concupiscible qui est le lieu des sens, du désir, des appétits et de toutes les passions inférieures, le « thumos » ou l’âme irascible qui est le siège du sens de l’honneur, du courage, mais aussi de l’orgueil et de la vanité et en fin le « logos » ou l’âme rationnelle qui se rapporte à l’esprit, à la raison. Cependant, Descartes fait preuve de ne reconnaître en l’âme aucune distinction de parties, contrairement à ses prédécesseurs. C’est ce qui se laisse entendre en ces termes : « Je sais bien que je m’éloigne de l’opinion de tous ceux qui en ont ci-devant écris, mais ce n’est pas sans grande raison. Car ils tirent leur dénombrement de ce qu’ils distinguent en la partie sensitive de l’âme deux appétits, qu’ils nomment l’un concupiscible, l’autre irascible. Et parce que je ne connais en l’âme aucune distinction de parties, (…) cela me semble ne signifier autre chose sinon qu’elle a deux facultés, l’une de désirer, l’autre de se fâcher ». D’après ce qui vient d’être dit, nous pouvons affirmer que chez Descartes l’âme est synonyme de l’esprit, siège de la pensée. En fait, la pensée ne saurait exister sans la chose qui pense : « car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n’est pas véritablement au même temps qu’il pense ». C’est ce principe basé sur l’évidence même qui fait la force du cogito. Par chose pensante Descartes entend seulement ce qui est conscient ou ce qui pense comme il l’a étayé par la suite dans les Méditations. En plus, force est de reconnaître que ce moi pensant ou conscient est entièrement indépendant du monde physique, étant donné qu’ils sont deux substances distinctes. La pensée, on l’a dit, échappe à l’épreuve du doute et dès lors elle est selon Descartes plus aisée à connaître que le corps. Dès lors, elle se présente comme « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle». La pensée constitue la seule chose qui ne peut être détachée de l’homme. L’esprit humain est dès lors condamné par sa nature même à demeurer immatériel. Maintenant, qu’en est-il du corps ? Cette interrogation nous pousse ainsi à examiner la façon dont Descartes conçoit le corps.
L’union de l’âme et du corps
La question « qu’est-ce que l’homme ? » a toujours été au cœur de l’activité philosophique. En effet, depuis l’origine de la philosophie la préoccupation essentielle des philosophes et même des penseurs a été d’essayer de résoudre cette question. De quoi l’homme estil constitué ? D’un corps qui semble être matériel. Mais, ce corps est doué de mouvement et il est, en ce qui concerne l’être humain, capable de sentir, de percevoir, de se mouvoir, etc. Mais ces capacités peuvent-elles, comme le soutient La Mettrie dans L’Homme-machine, s’expliquer seulement par la matière du corps et ses modifications ? Ne faut-il pas plutôt penser que ce corps est uni à une autre substance, immatérielle, qui lui permet de percevoir et de penser que l’on nomme « esprit » ou « âme » ? La distinction entre l’âme et le corps ne s’oppose pas à leur union : le dualisme cartésien ne signifie pas qu’âme et corps sont complètement séparés. Car, il y a des choses que nous ne pouvons attribuer ni à l’âme seule, ni au corps seul ; mais à leur étroite union. C’est sans nul doute ce qui a poussé Descartes à affirmer ceci : « La nature m’enseigne aussi, par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui ». L’union de l’âme et du corps est tellement étroite que l’être même du corps c’est l’être spirituel de l’âme qui communique son existence à ce corps. Elle constitue en d’autres termes la nature même de l’homme et se forme comme « un seul tout » ainsi que nous l’éprouvons dans l’ordre des sensations comme la douleur, la faim, la soif, etc. On peut dire ainsi que dans la philosophie de Descartes, les trois notions dites « primitives » à savoir le corps, l’âme et l’union de l’âme et du corps constituent des ensembles clés. Dans l’acception cartésienne, la relation corps-esprit renvoie à l’idée selon laquelle certaines actions observables peuvent être influencées par l’âme et expliquées à partir d’elle. De même, les états d’esprit peuvent à leur tour être éclairés à travers les affections du corps. Autrement dit, l’interaction entre les deux composantes se constate, comme le dit Emile Bréhier, particulièrement dans la volonté et les passions. Ce dernier précise d’ailleurs qu’il y a « action du corps sur l’âme dans la sensation et les passions, actions de l’âme sur le corps dans l’acte volontaire ». Descartes voit donc en l’âme et le corps deux entités étroitement unies. Mais, où s’effectue cette union ? Le cerveau est, selon l’auteur du Traité de l’homme, le lieu de l’union de l’âme avec le corps. En effet, « quand l’âme raisonnable sera en cette machine, elle y aura son siège principal dans le cerveau, et sera là comme le fontenier, qui doit être dans les regards où se vont rendre tous les tuyaux de ces machines, quand il veut exciter, ou empêcher, ou changer en quelque façon leurs mouvements ». Qui plus est, cette union de l’âme et du corps ne se conçoit pas par l’entendement pur comme l’âme, ni par l’entendement aidé de l’imagination ; mais par la vie de chaque instant, par l’expérience vécue. Autrement dit, pour avoir une bonne compréhension de l’union de l’âme et du corps il faut la vivre. Néanmoins, les sens sont cette troisième faculté qui permet de concevoir l’âme et le corps ensemble, comme une unité. Les sens nous donnent une connaissance claire de l’union de l’âme et du corps. C’est ainsi que Descartes, répondant à la princesse Elisabeth, précise que « les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens ». Ce qu’il faut préciser c’est que l’union se saisit à travers l’expérience que chacun a de lui-même en tant qu’il est composé d’un corps et d’une âme. Le discours philosophique ne peut dès lors saisir l’union de l’âme et du corps. Cela revient à dire que la connaissance de l’union ne relève pas d’une réflexion, mais elle se vit et se matérialise dans le vécu quotidien. C’est ainsi que Descartes s’adressant à sa correspondante de ne point se défaire : « Pour se représenter la notion de l’union que chacun éprouve toujours en soimême sans philosopher ; à savoir, qu’il est une seule personne, qui a ensemble un corps et une pensée, lesquels sont de telle nature que cette pensée peut mouvoir le corps, et sentir les accidents qui lui arrivent ». Contrairement au dualisme corps-esprit, la conception de l’union des deux substances ne nécessite pas une telle démarche. Car, même ceux qui n’ont jamais philosophé sont en mesure de la concevoir. Ce pouvoir qu’attribue Descartes à toute personne d’affirmer et de comprendre l’union du corps et de l’âme est dû au fait qu’elle est plus visible : elle se connaît par les sens, réalité commune à tous les hommes. Ainsi, on peut dire que pour Descartes l’union de l’âme et du corps est de l’ordre des sensations, des passions. Descartes reconnaît que même ceux qui ne philosophent jamais sont persuadés de l’union de l’âme avec le corps au point de les concevoir totalement unis, comme s’ils n’étaient qu’une seule et même chose ; « car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule ». Mais comment est-il possible que l’âme, substance immatérielle, puisse mettre en mouvement le corps, substance matérielle ? Comment deux substances de nature différente peuvent-elles interagir ? Autrement dit, si le corps et l’âme sont hétérogènes, peuvent-ils agir l’un sur l’autre ? Descartes, prenant en compte ces interrogations, rompt avec l’idée traditionnelle selon laquelle l’âme est conçue comme le principe d’animation de la vie. Selon lui, l’âme est plutôt le siège de l’affectivité, de la volonté et des fonctions purement intellectuelles. Le corps communique avec l’âme et réciproquement grâce à un fluide, « les esprits animaux », qui circulent dans les nerfs du corps. En fait, l’union de l’âme et du corps ne devrait pas être comprise comme un assemblage d’éléments hétérogènes dans lequel on peut déterminer ce qui appartient à l’âme et ce qui appartient au corps. Mais, ce qu’il faut c’est de voir en l’homme une unité composée, certes, d’une âme et d’un corps mais dans le sens d’une fusion homogène. Le constat est qu’au-delà de toute considération spéculative, la question de l’union pose un certain nombre de problèmes liés à la nature des deux substances. Il existe ainsi une différence de nature entre les deux entités : l’esprit étant immatériel, alors que le corps est matériel. C’est cette difficulté qu’a voulu soulevé Merleau-Ponty dans ses leçons sur l’unionde l’âme et du corps quand il affirmait ceci : « La question de l’union de l’âme et du corps n’est pas chez Descartes une simple difficulté spéculative, comme on le suppose souvent ». Nous pouvons dire en d’autres termes que l’âme n’est pas située dans telle ou telle partie du corps ; mais elle est jointe à tout le corps. C’est ce qui fait qu’ « on ne saurait aucunement concevoir la moitié ou le tiers d’une âme ni quelle étendue elle occupe ». Cependant, force est de reconnaître que nous avons une partie du corps en laquelle l’âme « exerce ses fonctions plus particulièrement qu’en toutes les autres ». Et nous savons qu’il s’agit, aux yeux de Descartes, de la glande pinéale : une petite glande située au centre du cerveau. Quel rôle joue-t-elle dans l’organisme humain ?
La conception spinoziste du corps et de l’esprit
Spinoza rejette explicitement la conception cartésienne de la relation entre le corps et l’esprit, et en particulier la doctrine de l’union substantielle, qu’il qualifie particulièrement d’obscure. En effet, c’est le statut de substance que Descartes attribuait à l’esprit humain que Spinoza refuse : l’homme est défini comme l’union de deux modes, un corps et une âme. Spinoza vas dès lors transformer les deux substances de Descartes à savoir la pensée et l’étendue en attributs. L’erreur de Descartes c’est donc pour Spinoza le fait de considérer que la pensée et l’étendue sont des substances. Selon l’auteur de l’Ethique les deux réalités que sont le corps et l’esprit ne sont pas des substances mais des modes d’expression de la seule substance qui existe : Dieu. En effet, tout participe de Dieu en ce sens qu’il est tout et se confond avec la nature. Spinoza définit le corps comme suit : « J’entends par corps un mode qui exprime l’essence de Dieu, en tant qu’on la considère comme chose étendue, d’une manière certaine et déterminée ». Deux remarques peuvent être faites : d’abord la limitation des corps dans le temps et dans l’espace ; ensuite la dépendance de tout corps par rapport à Dieu. Chez Spinoza ces deux attributs (la pensée et l’étendue) caractérisent Dieu ou la Nature ; d’où les propositions I et II de la deuxième partie de l’Ethique qui s’énoncent respectivement ainsi : « La pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante » « L’étendue est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose étendue ». Le corps et l’esprit sont dès lors une sorte de modification finie de la substance, considérée sous l’attribut étendue pour l’un, et sous l’attribut pensée pour l’autre. En effet, d’après Spinoza, il n’y a qu’une seule substance : c’est Dieu. Or, la substance est conçue comme « ce qui est en soi et est conçu par soi », c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose dont il devrait être formé. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’il nie et rejette la possibilité d’existence d’autres substances. Car, le corps et l’esprit ne sont pas des substances mais des modes d’expression de la seule substance existante ; et nous savons qu’il s’agit là bien de Dieu. Autrement dit, le corps est un mode de l’étendue, l’esprit, un mode de la pensée. Et, l’esprit, qui est une certaine idée, désigne, comme toute idée considérée dans son être formel, « un mode de penser ». En définissant l’esprit comme idée du corps, Spinoza propose une solution plus satisfaisante dans la mesure où il n’y a plus à se poser la question de l’interaction de l’esprit et du corps. C’est d’ailleurs ce qu’a voulu souligner Gilles Deleuze quand il affirmait que « L’esprit est donc l’idée du corps correspondant. Non pas que l’idée se définisse par son pouvoir représentatif ; mais l’idée que nous sommes est à la pensée et aux autres idées ce que le corps est à l’étendue et aux autres corps »66 ; ce qui fait que l’esprit qui est une certaine idée désigne un mode du penser, c’est-à-dire « un mode qui exprime d’une certaine manière la nature de Dieu en tant qu’il est chose pensante ». La substance spinoziste se déploie ainsi dans la nature selon ces deux modes. Le corps humain n’est pas un corps simple, mais un corps complexe, c’est-à-dire composé d’un très grand nombre de corps plus simples. Cette complexité est caractéristique de la notion spinoziste d’individu, dont l’identité ne dépend pas de celles des parties qui le composent. En effet, à la conception cartésienne du corps comme res extensa, chose ou substance étendue, correspond la compréhension spinoziste du corps humain comme dispositif matériel, complexe et organisé. C’est justement cette complexité du corps que l’auteur de l’Ethique décrit ainsi : « Le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de diverse nature) dont chacun est très composé ». Le corps complexe, tel que le conçoit Spinoza, définit bien ainsi un certain type de mécanisme, une composition ou un assemblage de pièces dont la relation est originairement un rapport de mouvement. Le corps humain, souligne en effet Spinoza, n’est pas moins, mais beaucoup plus artificiel que les dispositifs mécaniques produits par l’art humain. Nous voyons ainsi que dans sa définition spinoziste, le corps de l’homme se laisse concevoir sous le modèle de l’artifice. D’ailleurs, le corps humain, souligne-t-il, n’est pas moins mais beaucoup plus artificiel que les dispositifs mécaniques produits par l’homme. Cette puissance du corps ne nous surprend nullement si on sait que le corps humain est très complexe. Nous pouvons donc inscrire légitimement Spinoza dans le registre des penseurs qui ont souscrit aux principes du mécanisme. En effet, tout en insistant sur les implications relatives à la causalité mécanique, Spinoza, dans Les Principes de la philosophie de Descartes, tâche d’éliminer certains aspects de la physique cartésienne. Ce faisant, il réduit la force du mouvement et du repos au seul mouvement et au repos des corps, afin de conserver « la cohérence et l’intelligibilité » d’une théorie qui repose sur la causalité mécanique : « La substance qui est le sujet immédiat de l’étendue, et des accidents qui présupposent l’étendue, comme de la figure, de la situation, du mouvement dans l’espace, etc., est appelée Corps ». Néanmoins, contrairement à Descartes, Spinoza accorde davantage de pouvoir au corps. En effet, pour mener une opération de transfert de l’Etendue à Dieu, le philosophe portugais avait à battre en brèche la thèse cartésienne selon laquelle l’étendue corporelle est non seulement intelligible, mais aussi incompatible avec Dieu, à cause de sa divisibilité. Ainsi, les capacités du corps sont selon lui illimitées, voire infinies dans la mesure où personne ne peut savoir ce que peut le corps. Il affirme dans ce sens : « Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps, c’est-àdire l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le Corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire à moins d’être déterminé par l’âme. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du Corps qu’il ait pu en expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici de ce que l’on observe maintes fois dans les Bêtes qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine, et de ce que font très souvent les somnambules pendant le sommeil, qu’ils n’oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Ame de l’étonnement ». Contrairement donc à la perspective cartésienne, la pensée et l’étendue ne sont plus à proprement parler les attributs respectifs de l’esprit et du corps (qui eux-mêmes ne sont pas des substances), mais des attributs de Dieu, autrement dit, de l’unique substance. D’après Robert Misrahi, l’auteur de Le corps et l’esprit dans la philosophie de Spinoza, la manière dont Spinoza pense le rapport du corps et de l’esprit permet d’échapper aux contradictions du système de Descartes. Une détermination physique ne peut être l’effet d’une détermination psychique, pas plus qu’un état mental ne peut avoir pour cause un processus physique. C’est ainsi que l’esprit humain est, dans l’Ethique, déduit et défini comme l’idée du corps humain, c’est-à-dire le concept que Dieu forme du corps humain. Nous assistons dès lors chez Spinoza à la disparition de cette dualité substantielle. Car, ces deux substances en question sont fondues dans une identité essentielle.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LE DUALISME CARTESIEN
CHAPITRE I : LES NOTIONS DE CORPS ET D’ESPRIT
I- 1. De la nature de l’esprit
I- 2. De la nature du corps
CHAPITRE II : L’HOMME : UNE UNION DE SUBSTANCES
II- 1. L’union de l’âme et du corps
II- 2. Les fonctions du corps et de l’âme
DEUXIEME PARTIE : LE MONISME SPINOZISTE
CHAPITRE I : LA CRITIQUE DU DUALISME CARTESIEN
I- 1. La conception spinoziste du corps et de l’esprit
I- 2. L’identité réelle du corps et de l’esprit
CHAPITRE II : L’UNITE PROBLEMATIQUE DE L’AME ET DU CORPS CHEZ SPINOZA
II- 1. La critique spinoziste de la théorie cartésienne de l’union de l’âme et du corps
II- 2. De l’unique substance : dieu ou la nature
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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