Le principe de la peine privée
La peine privée est » une sanction infligée en matière civile à titre de punition et non de réparation » et peut se définir comme » une perte infligée à titre de sanction punitive (…) à l’auteur d’agissement frauduleux dont le profit va (d’où le qualificatif privé) à la victime de ces agissements, laquelle reçoit un avantage finalement supérieur au préjudice qu’elle avait subi « . La peine privée n’a donc pas de caractère indemnitaire. Elle est purement répressive.
En réalité admettre une peine privée revient à déconnecter les dommages-intérêts de la peine. Il faudrait dissocier totalement la réparation du préjudice via des dommages-intérêts et la peine privée. Celle-ci ne viendrait sanctionner que les cas où le juge estime que la faute est d’une gravité telle qu’il est nécessaire de punir le fautif.
Bien nommer les choses permet de commencer à mieux les comprendre. A la lumière de cette explication, il semble que le terme de » dommages-intérêts punitifs » soit antinomique et relève d’avantage de l’oxymore. Les dommages-intérêts ne pouvant être que compensatoires, puisque venant compenser le préjudice subi à la suite du dommage, le terme le plus adéquat pour qualifier la somme d’argent obtenue au titre d’une peine privée serait celui de composition pécuniaire .En effet, la peine privée venant punir l’auteur du dommage, elle diffère également des dommages-intérêts dit « restitutoires », qui viennent priver l’auteur du dommage de tout profit potentiel.
Il faut aussi distinguer la peine privée et l’amende civile, la première étant versée à la victime, tandis que la seconde sera affectée à l’Etat. Après avoir défini la peine privée et levé quelques ambigüités terminologiques, il convient d’exposer les raisons pour lesquelles l’admission dans le droit de la responsabilité de la composition pécuniaire en tant que peine privée n’est pas opportune.
Le rejet de la peine privée
La possibilité d’insérer dans le Corpus législatif français des mécanismes répressifs de nature civile a donné lieu à une abondante littérature. Partisans et adversaires ont usé de nombreux arguments pour essayer, soit de promouvoir ces mécanismes, soit de les condamner vigoureusement. Le recours à une peine privée a bien des vertus. Assurément, elle est plus souple dans sa mise en œuvre, puisque pouvant être invoquée sans que le législateur ait eu besoin de prévoir de manière expresse tous les cas de figures possibles et imaginables, contrairement à la peine pénale qui doit être suffisamment claire et précise selon le principe de légalité des délits et des peines et son corollaire le principe de stricte interprétation de la loi pénale.
Le second argument persuasif est le fait que la peine privée remet la faute au cœur du système de responsabilité; en effet la multiplication des cas de responsabilités sans faute et le recours massif à l’assurance ont pu conduire à une déresponsabilisation. En sanctionnant les fautes suivant leur gravité, le législateur pourrait redonner à la responsabilité civile une fonction préventive et conduire à une plus grande moralisation des comportements individuels.
Mais cette approche qui insère la gravité de la faute dans les mécanismes de responsabilité extracontractuelle est en totale rupture avec celle voulue par les rédacteurs du Code civil de 1804, laquelle oblige à engager la responsabilité de l’auteur du dommage de la même manière, quelque soit la gravité de la faute : le système de responsabilité français est basé sur un principe universaliste. Cette nécessité d’apprécier la gravité de la faute ou son caractère intentionnel pose également des difficultés d’ordre pratique : le juge devra apprécier souverainement la gravité de la faute et allouer une somme qu’il estimera, par lui-même, en adéquation avec cette gravité. De toute évidence, le risque d’arbitraire est réel.
Le risque de confusion quant à la nature de responsabilité civile et de la responsabilité pénale
Selon Pothier, le délit pénal se définit comme » toute action injuste qui tend à troubler l’ordre et la tranquillité publique « . Ainsi, en principe, la recherche de la responsabilité pénale exclut la victime, et ne concerne que la Société, représentée par le ministère public et l’auteur de l’infraction, dans un but exclusivement répressif.
A contrario, la responsabilité civile met en opposition le responsable d’un dommage ayant entraîné un préjudice et la victime du dommage, dans le but de compenser le préjudice subi.
Il y a donc une différence quant à la nature, à la fonction et au but recherché par ces deux mécanismes. Cette séparation entre ces deux types de responsabilité est d’ailleurs un principe fondamental dans un Etat de droit. Seul l’Etat est habilité à réprimer les actes les plus nocifs pour la Société et le respect de l’ordre public pénal. L’idée de permettre à chacun de se rendre justice par lui-même conduirait au chaos et au retour à la vengeance privée, synonyme de barbarie, ce qui est la négation d’une vie en Société.
D’ailleurs, l’idée d’une peine privée est souvent combattue au nom de la séparation entre responsabilité civile et responsabilité pénale. Selon Madame le professeur Lambert-Faivre, « il existe en France un courant doctrinal favorable à la peine privée et auquel (elle) n’adhère pas : c’est confondre le rôle indemnitaire des dommages-intérêts civils et le rôle punitifs des amendes pénales « .
La problématique de la faute lucrative
Contrairement à la fonction punitive en contradiction avec la tradition juridique française, la mise en place d’un mécanisme renvoyant à la fonction restitutoire de la responsabilité serait opportune. En effet, il a été constaté qu’en cas de faute lucrative, lorsque les gains de l’auteur du dommage sont supérieurs au montant des dommages-intérêts compensatoires, celui-ci n’a aucun intérêt à éviter le dommage, puisqu’au final, l’opération reste rentable, du moins financièrement, car l’atteinte à l’image de marque peut être dévastatrice, notamment pour de grands groupes industriels. Cependant, d’un point de vue purement comptable, après avoir effectué un calcul entre le coût de l’opération (dommages-intérêts éventuels compris) et les profits prévisibles, l’agent décide malgré tout de ne pas éviter le dommage.
La simple condamnation à des dommages-intérêts compensatoires en vertu du principe de réparation intégrale ne permet pas de priver l’auteur du dommage du bénéfice de l’opération illicite. Cette situation a pu être constatée en droit de la propriété intellectuelle avec les problèmes liés à la contrefaçon, en droit de la concurrence ou bien encore en cas de diffamation ou d’atteinte à la vie privé et au droit à l’image par voie de presse.
Un exemple éloquent concerne une affaire jugée en 1999 en Californie : un jury populaire décida de condamner le constructeur automobile General Motors à payer des dommages-intérêts punitifs d’un montant record de 4,9 Milliards de dollars américains 47 à une femme, ses quatre enfants et un ami de la famille ayant brulés vifs à la suite d’un choc avec un autre véhicule. Il est apparu au cours du procès que le constructeur était au courant du défaut de fabrication du véhicule et avait délibérément choisi de ne pas entreprendre les modifications adéquates. Le constructeur avait calculé que le coût du dédommagement des potentielles victimes lui reviendrait à 2,4 dollars américain par véhicule. Le constructeur s’aperçut qu’il serait moins couteux de payer des dommages-intérêts que de modifier le véhicule au mépris de la sécurité des passagers.
Les difficultés pour apprécier le profit illicite
L’analyse économique du droit est un outil extrêmement performant pour évaluer la performance économique d’une législation dans un domaine particulier. L’école de Chicago fut pionnière en ce domaine, notamment concernant le droit de la responsabilité; elle a démontré l’utilité pour le législateur de connaître les conséquences économiques de ses choix, ce qui permet d’orienter la loi en fonction des objectifs à atteindre. Dans le cas d’une faute lucrative, le juge aura également une analyse économique, ou plutôt comptable à effectuer pour évaluer le montant de l’amende confiscatoire, qui sera égal au profit illicite de l’agent.
Cette évaluation n’est pas aisée à effectuer : prenons l’exemple d’un titre de presse qui aurait sciemment décidé de publier à la une des photos volées montrant une célébrité avec ses enfants. La victime pourra demander le paiement de dommages-intérêts au titre d’une atteinte à sa vie privée. Le journal, ayant fait d’importante vente de ce numéro, restera bénéficiaire, déduction faite du montant des dommages-intérêts. Il faudrait pour l’en priver évaluer la part de bénéfice directement lié à la publication des photos. Sachant que le journal publie également d’autres scoops ou d’autres photos concernant d’autres personnalités. Que représente dans le bénéfice total, la valeur ajoutée des photos de la victime?
Combien de lecteurs ont-ils acheté le journal uniquement pour les photos ? Faut-il calculer le surplus des ventes de ce numéro en particulier par rapport à la moyenne des ventes annuelles ou mensuelles pour apprécier la valeur des photos volées ? Ou bien faut-il confisquer le bénéfice lié à la vente de tous les exemplaires de ce numéro en particulier ? Faut-il aussi calculer les ventes des futurs numéros puisque le journal va bénéficier d’une réputation de journal à sensation, ce qui va doper ses futures ventes, avec la problématique des bénéfices de la faute lucratives autres que financiers ?
Il est donc délicat d’apprécier en pratique la part exacte de profit lié à une faute lucrative. Cela laisse une grande part à l’arbitraire du juge et d’insécurité juridique, la Cour de cassation s’abritant souvent derrière l’appréciation souveraine des juges du fond pour limiter son contrôle. Encore que l’article 1166-1 du projet de réforme de la responsabilité du 17 Mars 2017 civile indique que le juge devra spécialement motiver sa décision.
L’appréciation du préjudice dans le but de punir
La réparation du préjudice est le but ultime de la responsabilité, il s’agirait » de faire en sorte que le dommage n’ait été qu’un rêve « , selon le doyen Carbonnier. Le droit de la responsabilité est donc entièrement tourné vers l’indemnisation des victimes. Cependant, le principe cardinal de la réparation intégrale du préjudice61 a pour conséquence que le montant de la réparation octroyée doit être strictement équivalent au préjudice subi. Bien que la Cour de cassation affirme officiellement que la responsabilité civile n’a qu’une fonction indemnitaire, elle laisse une large marge de manœuvre au juge du fond pour apprécier le préjudice via son pouvoir souverain d’appréciation des faits.
Dans le but inavoué de punir certains comportements, et constatant parfois un préjudice réelle faible, les juges n’ont pas hésité à élargir l’étendue du préjudice afin de corrélativement permettre une plus forte indemnisation de la victime, et donc de majorer le montant des dommages-intérêts à la charge de l’auteur du dommage. Aussi pour certains auteurs, la réparation du préjudice moral n’a d’autre but que de punir l’auteur du dommage en ajoutant aux dommages-intérêts réparant le préjudice matériel ou corporel, les dommages-intérêts résultant du préjudice moral.
Cette réalité judicaire fut saluée pour son efficacité répressive, mais critiquée pour son aspect occulte, conduisant à l’arbitraire et à l’insécurité juridique pour le justiciable; cette nature clandestine interdit tout contrôle de la Cour de cassation, les juges du fond se retranchant derrière leur pouvoir souverain d’appréciation. Enfin, cette pénalisation occulte est au contraire peu efficace car » la condamnation à la réparation du dommage moral pèse presque toujours, non pas sur l’auteur du fait qui l’a provoqué, mais sur son assureur « .
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Table des matières
Introduction
TITRE1er : De la théorie juridique des mécanismes extra-compensatoires en droit de la responsabilité civile
SECTION 1: De la fonction punitive
I. La notion de peine privée
A. Le principe de la peine privée
B. Le rejet de la peine privée
II. L’immixtion de la responsabilité civile dans le droit pénal
A. Le risque de confusion quant à la nature de responsabilité civile et de la responsabilité pénale
B. La nécessaire application des principes fondamentaux du droit pénal au droit civil punitif
1. La position de la Cour européenne des droits de l’Homme et du Conseil constitutionnel
2. Le risque d’inconstitutionnalité des mesures répressives en matière de responsabilité civile
SECTION 2: De la fonction confiscatoire
I. La notion de faute lucrative
A. La problématique de la faute lucrative
B. Les solutions en cas de faute lucrative
II. Les difficultés pour apprécier le profit illicite
TITRE2e : De la technique juridique des mécanismes extra-compensatoires en droit de la responsabilité civile
SECTION 1: Les mécanismes extra-compensatoires en droit de la responsabilité civile de lege lata
I. L’application officieuse de mécanismes répressifs par le juge
A. L’appréciation du préjudice dans le but de punir
B. L’appréciation de la faute dans le but de punir
II. Les techniques contractuelles punitives
A. La clause pénale
B. La clause résolutoire
SECTION 2: Vers la reconnaissance officielle de mécanismes extra-compensatoires en droit de la responsabilité civile
I. Une évolution prudente vers l’admission de mécanismes extra-compensatoires.
A. L’introduction ciblée de mécanismes confiscatoires par le législateur
B. La reconnaissance par le juge de la conformité à l’ordre public international du principe des dommages-intérêts punitifs
II. Les mécanismes extra-compensatoires envisagés par la réforme du droit de la responsabilité civile
A. L’amende-civile dans le projet de réforme du 13 Mai 2017
B. L’introduction de la mitigation en droit français
1. Le principe de la mitigation
2. La mitigation selon le projet de réforme du 13 Mai 2017
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
I. Ouvrages généraux, monographies, thèses et actes
II. Articles, rapports, chroniques, notes, commentaires, observations
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