Guy Rosolato : le sacrifice et la culpabilité
Le parricide
Le parricide est l’une des composantes les plus fondamentales des processus d’acceptation de soi et de rédemption chez les personnages principaux de la série. Il s’agit de la première étape par laquelle ils doivent passer. Ce qu’ils feront se rapprochera, plus précisément, d’une abolition de l’image du père. L’abolition peut être un meurtre, réel ou symbolique, ou bien un simple détournement de l’autorité paternelle. Les personnages croient poser ces gestes pour se libérer de l’emprise du père. Malheureusement, ce meurtre les accable et devient la raison principale de leur culpabilité chronique : il devient une illusion de libération. Sur l’île, les personnages doivent affronter leurs démons et faire face au geste crucial qu’ils ont posé ou poseront. Bon nombre de réflexions psychanalytiques confirment l’importance du meurtre du père chez l’individu; il s’agit d’un tournant de son émancipation. Les plus célèbres se retrouvent dans les écrits de Freud (sur le meurtre primitif, le complexe d’OEdipe et son étude sur Dostoïevski). Il en est également question dans un essai de Guy Rosolato sur le sacrifice dans une perspective psychanalytique inspirée directement des travaux de Freud. Enfin, les études de Jacques Lacan et de François Ouellet complètent le cadre théorique de ce premier chapitre avec les écrits portant sur les récits Lettre au père et Le verdict, de Franz Kafka.
Freud et le parricide : Au départ, le « meurtre du père » trouve sa source en tant que concept dans la pensée freudienne57. Le père de la psychanalyse entreprend ses réflexions à partir des théories de deux scientifiques : Charles Darwin et Robertson Smith58. D’une part, le premier nourrit le concept freudien par ses hypothèses sur les peuples primitifs au départ d’une civilisation. Selon le biologiste, la tribu avait son chef, violent et redoutable, qui était un père pour chacun de ses membres : ses fils et surtout, ses femmes. Freud complète cette idée de base par celle d’une rébellion des fils, minés par un dur destin, celui d’être constamment écrasés par une figure d’autorité. En effet, ils décident d’éliminer leur père pour être maîtres de leur vie. Cependant, ils ne peuvent se libérer de la culpabilité du meurtre. D’autre part, le motif du totem de l’anthropologue Smith inspire également Freud. Ce dernier précise qu’en raison de leur culpabilité, justement, les fils érigent un totem pour rendre hommage au père, pour le rendre présent. La puissance de celui-ci sera désormais indestructible. Tous se rassembleront pour lui livrer un culte. Ainsi, la présence du culte fait naître un sentiment religieux, et le rassemblement qu’il sollicite renforce les liens sociaux. Il en sera question dans le second chapitre du présent travail.
Les travaux de Freud sur le parricide se retrouvent également dans « Dostoïevski et le parricide », un court essai paru en 1929 sur le célèbre écrivain russe qui servira de préface à l’une des éditions françaises de ce dernier. Freud psychanalyse la situation émotionnelle et morale de Dostoïevski. Il utilise certains éléments biographiques de la relation que l’écrivain entretenait avec son père et tente de comprendre la maladie qui l’habitait, l’épilepsie. La maladie serait un symptôme de sa névrose. En effet, après la mort de son père (qui était inconsciemment très désirée), l’auteur a été victime de solides crises d’épilepsie. Selon le psychanalyste, il s’agit d’un masochisme qui traduit un fort sentiment de culpabilité : L’attaque a alors la valeur d’une punition. On a souhaité la mort d’un autre, maintenant, on est cet autre, et on est mort soi-même. La théorie psychanalytique affirme ici que, pour le petit garçon, cet autre est, en principe, le père, et ainsi l’attaque – appelée hystérique – est une autopunition pour le souhait de mort contre le père haï59. Le « petit garçon » nommé ici se réfère au romancier russe, mais il pourrait tout aussi bien correspondre aux personnages de la série qui seront étudiés.
La culpabilité est présentée comme une épreuve à traverser. Évidemment, ces fils qui « tuent60 » sont des criminels symboliques : d’une part à cause du désir du geste en soi, et d’autre part, à cause de leur côté égocentrique et de la forte pulsion destructrice qu’ils ont en eux. Cela signifie que ces criminels ne vont pas nécessairement transformer cette violence en acte criminel. Ils peuvent en partie la diriger contre eux, et ce, à cause de la culpabilité qu’ils ressentent constamment. L’autre partie de la violence générée se dissout dans de subtils traits de caractère. Freud précise, en parlant de Dostoïevski : Il reste néanmoins dans sa personne suffisamment de traits sadiques qui s’extériorisent dans sa susceptibilité, sa passion de tourmenter, son intolérance, même envers les personnes aimées, et se manifestent aussi dans la manière dont, en tant qu’auteur, il traite son lecteur. Ainsi, dans les petites choses, il était un sadique envers l’extérieur, mais dans les choses plus importantes, un sadique envers lui-même, donc un masochiste, autrement dit le plus tendre, le meilleur et le plus secourable des hommes61. Les relations interpersonnelles du meurtrier du père demeurent paradoxales. Le père peut être fui ou repoussé, mais le meurtrier demeure altruiste. La réalité, c’est qu’il souffre de devoir vivre avec cette dualité. Il retourne le mal vers lui par culpabilité, mais le redirige en même temps vers les autres. Cet état, nommé tropisme, est l’un des caractères destructeurs présentés par Guy Rosolato dans son essai sur le sacrifice. Nous y reviendrons plus loin.
Une culpabilité à purger
Les éléments qui sont rattachés au parricide (le côté égocentrique du sujet, la violence véhiculée, le faux sentiment de liberté et le réel sentiment de culpabilité) se retrouvent chez les personnages « névrosés » dont il a été ici question : Jack, Locke, Kate, Sawyer, Ben, Hurley, Claire, Charlie, Sun et Jin. La névrose qui les définit fait en sorte qu’ils vivent mal avec la présence de leur père, non pas parce qu’ils désirent sexuellement le parent du sexe opposé, mais surtout parce qu’ils veulent à leur tour passer au rang de père. La complexité des étapes qui mènent au meurtre du père est ici présentée selon les théories psychanalytiques, toutes inspirées des travaux de Freud. Ainsi, l’élimination du père (symbole de l’autorité) serait ancrée, selon le freudisme, dans les origines des civilisations. Il s’agit d’un geste primitif et inconscient qui amène un être humain à passer de la solitude à la socialité. Cependant, « [p]eu importe de savoir qui a effectivement accompli l’acte. La psychologie se préoccupe seulement de savoir qui l’a voulu dans son coeur et qui l’a accueilli une fois accompli130 ». Là se situera l’enjeu du chapitre, car c’est de cet accomplissement préalable que peut résulter ce qui rassemblera les personnages, chacun étant égaré et seul. Ils ont tous tué leur père, se sentent coupables et ont ardemment besoin de chaleur humaine, de compassion et d’un sentiment d’appartenance. Par conséquent, la suite logique du meurtre du père se définit par le lien social et le sentiment religieux. Le premier sera façonné, dans l’esprit des rescapés, par leur désir de « vivre ensemble ou mourir seul131 ». Le second sera développé dans un rapport particulier à l’île, ce lieu sacré, presque un personnage, siège d’un pouvoir énigmatique auquel il faut se plier et dirigé par le précieux Jacob, « père » de l’île depuis des centaines d’années.
Le principe de communauté, la foi et le sacrifice
Lost n’est pas une série qui prend le parti de la science. On oppose celle-ci à la foi, qui elle, semble gagner tous les paris. La thématique de la foi sous-tend d’autres concepts-clés de la religion tels que l’opposition entre le bien et le mal, le sacrifice, la rédemption et l’idée de la vie après la mort132. Après le parricide, les personnages auront besoin d’une foi qui rassemble, qui répare. L’île est l’endroit tout indiqué pour la rendre possible. Sarah Hatchuel propose, dans son dernier chapitre, les étapes qui poussent l’enfant brisé par son père à devoir se reconstruire avec les gens qui l’entourent : Lost apparaît comme un récit classique de masculinité blessée, mais résiliente : les personnages masculins ont subi la violence ou l’absence du père, ont raté leur vie sentimentale et se sentent perdus dans leur vie, mais l’expérience de l’île leur permet de se reconstruire, de renaître, à travers une nouvelle éthique où la coopération remplace la compétition, parfois jusqu’au sacrifice de soi, mais où ils restent toujours en contrôle des grandes décisions133. Bien que nous ne tenions pas compte dans ce mémoire du sexe des personnages (selon nous, Kate aussi bien que Claire ou Sun a pu subir la même violence et la même absence du père que les personnages masculins), nous verrons les étapes du cheminement personnel des fils et des filles qui ont tué leur père.
Le processus du rachat en est la finalité. Avant s’en suivent des étapes à côté desquelles il est impossible de passer : la vie en communauté et le respect d’autrui, la foi envers l’île ou la confiance envers ses pairs, et enfin, le sacrifice comme geste ultime de rédemption des fautes passées (celles reliées au meurtre du père). Thiellement, dans son essai sur Lost, qualifiera ce processus d’initiatique. Le personnage central du récit initiatique est Jack. C’est le personnage ayant fait le plus grand bond entre la médiocrité et la rédemption. Les yeux du neurochirurgien, auxquels ceux du spectateur peuvent s’identifier, passent par un long processus vers la foi. Jack pèse toujours l’option crédible et scientifique des évènements qu’il traverse, des phénomènes qu’il rencontre. S’il change sa façon de voir les choses, il se changera lui-même. Il doit avoir confiance, croire, se sacrifier et comprendre qu’il n’est pas maître de tout ce qui l’entoure. Il doit se libérer de cette pression..
|
Table des matières
Introduction
Premier chapitre : Le parricide
Freud et le parricide
Guy Rosolato : le sacrifice et la culpabilité
Agressivité maligne, agressivité maligne : Benjamin Linus
Agressivité passionnelle : John Locke
Agressivité héroïque : Jack Shephard
Tropisme : James Ford
La psychanalyse et le rapport à la mère: Lacan
Le parricide chez Kafka
Une culpabilité à purger
Deuxième chapitre : Le principe de communauté, la foi et le sacrifice
1.Le principe de communauté
1.1. Du meurtre du père
1.2. L’état de nature
1.3. Le contrat social
1.4. L’altérité selon Jean-Paul Sartre
2.La foi : confiance, croyance et idéologie
2.1. Le vrai croyant et l’acte de foi
2.2. Jean-Paul Sartre : la liberté, l’existentialisme et la mauvaise foi
2.3. De la religion
3.Le sacrifice
3.1. Définir le sacrifice
3.2. Les sources du sacrifice
3.3. Les inspirations judéo-chrétiennes
L’épreuve de l’île vers la rédemption
Troisième chapitre : La figure de l’île
Provenance et définition de la figure
L’acte de lecture/spectature
Les processus de lecture/spectature
Définir la figure – Martin Lefebvre et Bertrand Gervais
La méthodologie et la figure de Philippe Dubois
La figure de l’île : la matière-espace de la rédemption
Les présupposés
L’avant-Lost : les présupposés et l’intertextualité aléatoire de l’île
La rédemption que permet l’île
La figure de l’île et sa matière-espace : l’oeil et le miroir
La figure forte de l’insulaire
Conclusion
Bibliographie
Corpus étudié
Articles et ouvrages sur la télésérie
Mémoires et thèses ayant comme objet Lost
Ouvrages et articles théoriques sur le parricide
Ouvrages théoriques sur le principe de communauté et l’individu
Ouvrages théoriques sur la figure et sur l’île
Ouvrages théoriques sur la foi, la rédemption, le sacrifice et la religion chrétienne
Ouvrages théoriques ou articles sur le cinéma ou les séries télévisées
Annexe : Les personnages
Télécharger le rapport complet