Le préjugé de couleur et le « racisme biologique », deux réalités à distinguer

Télécharger le fichier pdf d’un mémoire de fin d’études

REPRESENTATIONS NEGATIVES DES NOIRS

L’IMAGE DU NOIR AVANT LA COLONISATION DE LA MARTINIQUE

L’image du Noir ne commence pas son histoire dans l’espace colonial128 ; elle a déjà des fondements qui, sans remonter aux écrits antiques, s’ancrent dans les voyages du temps des grandes découvertes. Dès 1450, les captifs achetés en Afrique arrivent dans tous les ports du Portugal et de l’Andalousie. Pour expliquer la mise en esclavage des Noirs, l’attitude collective se contente de justifications très générales ; ils sont païens, hérétiques, orthodoxes – extérieurs à la communauté chrétienne129. Le « racisme coloriste »130 se met véritablement en place à compter de cette période charnière. Les Français naviguent au large des côtes d’Afrique depuis le XIVe siècle131. Néanmoins, c’est à partir de 1630 qu’ils s’implantent sur la côte occidentale de l’Afrique, et qu’ils cohabitent de fait avec des peuples africains, différents tant par le physique que par leurs pratiques religieuses, sociales ou politiques.
Ainsi, avant même que les Français explorent d’eux-mêmes l’Afrique noire, les écrits antiques et médiévaux qui font longtemps autorité en fournissent une image peu flatteuse. Qu’il s’agisse des documents transmis par l’Islam, surtout ceux du voyageur musulman Jean-Léon l’Africain132, ou plus tard ceux d’Alvise Cadamosto, explorateur de l’Afrique occidentale réédité en France en 1556133, les propos marquent. La découverte de l’Afrique s’accompagne d’une croyance en une théorie des climats ; chacun des sept climats définis explique le comportement des hommes, leurs différences de couleur de peau, leurs tempéraments, leurs moeurs politiques et leurs croyances134. Les sources ne font pas éloge des peuplades rencontrées. Le Noir est le plus souvent réduit à l’état de sauvage ; certains peuples sont qualifiés de « brutes sans raisons, sans intelligence », « grands idolâtres », « fort cruels », « rudes et de sauvage nature »135.
Les Européens se sont certes interrogés, au contact des Noirs, sur la place de l’Africain dans l’ordre de la Création. Toutefois, les voyageurs ont surtout été marqués par les similitudes des peuples africains, jugés très différents des Blancs136 : couleur de la peau noire, paganisme, coutumes…, des éléments qui font du Noir un être inférieur. « Les Africains vont nus. Ce qui choque les Occidentaux. Car dans la, morale chrétienne, la nudité est une obscénité et une perversion sexuelle »137. C’est avec ces représentations que débute la rencontre entre Blancs et Noirs aux Antilles, et « la lente dégradation de l’image d’hommes auxquels l’humanité même a pu être refusée »138 ; la cohabitation des hommes, dans les îles, confirme et complète les représentations négatives des Noirs.

LA NOIRCEUR DU CORPS AFRICAIN, MALEDICTION DE DIEU ET CAUSE DE SERVITUDE

Ce n’est pas tout. L’argumentaire des ecclésiastiques, autour des caractères de l’Africain, et particulièrement de sa noirceur comme facteur explicatif de sa nature à être un esclave, a été pour nous source d’interrogations. Certes, l’association entre le nègre et la servitude n’est pas de leur seul fait, comme en témoignent les entrées du mot « nègre » dans les dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles149. Cependant, l’enjeu de la présence des missionnaires fait dire aux deux religieux, le père Labat comme avant lui le père Bouton, que l’unique possibilité de convertir durablement les Noirs est de les maintenir dans l’esclavage permanent150. Pour autant, l’esclavage des Noirs n’a pas été institué dès le départ comme allant de soi dans les colonies, même si, avant la seconde moitié du XVIIe siècle, on observe déjà un net lien entre race et servitude dans les représentations des Français, ainsi que constate William B. Cohen. En 1642, à Madagascar, un fort est construit à Fort-Dauphin. Or, les Français qui y ont participé ont trouvé « bien étrange de faire en ce pays la fonction de portefaix et d’esclaves alors qu’ils voyaient beaucoup de nègres dans l’habitation que l’on ne faisait point travailler »151. Ce sont en fait des Malgaches que les colons et les administrateurs considèrent comme des Noirs.152 Toutefois ce qui importe ici, ce n’est pas la confusion des groupes ethniques ; ce qu’il faut retenir, c’est le préjugé racial. Pour ces Français, au regard des phénotypes présents sur place, la tâche aurait dû incomber à d’autres, et en l’occurrence à ceux dont la peau a paru foncée.
Aux Antilles, le père Breton s’interrogeait vainement, en 1665, sur « ce qu’a fait cette malheureuse nation à laquelle Dieu a attaché comme une malédiction particulière et héréditaire aussi bien que la noirceur et la laideur du corps, l’esclavage et la servitude. C’est assez d’être noir pour être pris, vendu et réduit à l’esclavage par toutes les nations du monde »153. Dutertre fait lui aussi ce lien entre la couleur de la peau et la servitude : « c’est véritablement en la personne des nègres, que nous déplorons les misères effroyables qui sont attachées à la servitude (…). Les nègres seuls en portent toute la peine ; et comme si la noirceur de leur corps était le caractère de leur infortune, on les traite en esclaves »154. Les chrétiens d’Europe se sont raccrochés à deux mythes bibliques, pour tenter d’expliquer la couleur des Africains : celui de Cham, évoqué notamment par Louis Moreau de Chambonneau pour rejeter les Noirs au bas de l’humanité, et celui de Caïn, dont les descendants privés de christianisme ont eu une peau noire155. Néanmoins, ces mythes ne sont pas toujours soutenus par les religieux eux-mêmes, à l’image du père Labat qui rejette le mythe de Caïn comme celui de la malédiction de Cham156. C’est dès lors ailleurs que l’on trouve le lien entre Noirs-Africains et servitude.

LE MODELE DE LA SOCIETE D’ORDRE ET L’ORDRE COLONIAL

LA SOCIETE D’ORDRE

Les représentations très négatives du Noir et, par extension, du Libre de couleur, aident à expliquer la mise en place du préjugé. Cependant, le préjugé de couleur s’est construit pour répondre aux préoccupations du système colonial, et celles-ci ne sont pas sans lien avec celles du royaume de France. Le royaume et les colonies partagent en effet le souci du maintien de l’ordre ; si certains éléments propres au système colonial sont développés outre-mer, il faut aussi les voir comme une adaptation à un problème plus général, dans un contexte particulier.
On observe dans ce cas la volonté d’appliquer le modèle de la société d’ordre à la réalité pluriethnique de la société coloniale, l’appartenance ethnique pouvant servir en même temps d’indicateur de statut social228. Il ne faut pas oublier que les colonies sont un espace d’inégalités et de privilèges, tout comme l’est le royaume de France au XVIIIe siècle. Ainsi, ce qui se développe dans les colonies ne va pas sans rappeler une vision de la société dans la métropole – celle de la société d’ordres. L’ordre se conçoit comme une structure ordonnée et hiérarchisée. L’inégalité est alors un principe constitutif de l’univers. « La société ne peut se maintenir sans la paix et sans la concorde ; la paix et la concorde supposent l’union ; l’union veut un ordre ; l’ordre ne peut être sans la distinction ; la distinction tire après soi la dépendance ; la dépendance marque nécessairement l’autorité »229. Le roi se charge dès lors de l’ordre public, de l’ordre social : lois somptuaires, police, urbanisme. Toutes les décisions concourent à régler, codifier, normaliser la société composée, dans la plupart des esprits, de trois ordres juridiques : noblesse, clergé, tiers état. Si la société d’Ancien Régime est associée à l’organisation en trois ordres, elle ne saurait néanmoins se résumer à cela. Pierre Goubert rejette la conception étroite de la société d’ordres, qui ne peut expliquer tout, particulièrement la complexité de ses composantes230. Malgré tout, cette représentation d’elle-même ainsi que la forte hiérarchisation de la société expliquent que l’on cherche à établir un ordre dans les colonies. Cette culture fondamentale de la société d’origine traverse l’océan avec le groupe dominant.
Toutefois l’histoire qui se construit dans les colonies ne peut être celle du royaume. Il n’y a point d’ordre social multiséculaire fondé sur des catégorisations, sur une véritable cohésion religieuse, sur une organisation rurale stable, sur des corporations ou des compagnies nombreuses et diverses…231 C’est une société nouvelle qui voit le jour, parce qu’elle fait cohabiter des hommes qui, jusqu’à présent, n’avaient jamais vécu ensemble. Les hommes qui sont transportés dans les îles ne sont pas représentatifs de la société de la métropole ; le projet politique des colonies est spécifique. Aussi nul ne peut s’étonner que les trois ordres, tels qu’ils sont pensés dans le royaume, n’y aient cours, pas plus que la tentative de classement et de hiérarchisation de la société issue des tarifs de la première capitation de 1695, pourtant plus caractéristique des catégories existantes. Le document officiel comprend 22 classes de contribuables sous-divisés en 569 rangs232. À la Martinique, il n’existe rien de comparable ; les catégories distinguent les créoles blancs, les Européens (en dissociant ceux qui sont ouvriers des autres), les Libres de couleur, les esclaves en séparant ceux affectés aux cultures (et souvent encore ceux qui travaillent le sucre de ceux qui oeuvrent à d’autres cultures) du reste de la masse servile (ouvriers, journaliers, domestiques des bourgs ou des villes).
Les exemptions d’impôts des personnes libres sont probablement plus révélatrices d’une certaine hiérarchie. La dignité, le pouvoir, la richesse et la considération sont normalement les principaux éléments de la hiérarchisation sociale. C’est pourquoi il est intéressant de se pencher sur la liste des exemptés de la capitation de 1730233. Outre les personnes trop jeunes ou trop vieilles pour vivre de leur propre travail, les exemptions se font d’abord avec un objectif pratique en ligne de mire. Les premiers exemptés sont les créoles, nés dans les îles, que la couronne espère maintenir sur place par tous les moyens, pour contribuer à l’établissement colonial et à la mise en culture des terres. Il en va de même des femmes blanches, dont le lieu de naissance importe peu, car elles sont trop peu nombreuses. Viennent ensuite les exemptions tenant davantage au prestige des individus qui en bénéficient. C’est le cas des religieux, qui ne sont personnellement pas redevables de la capitation, comme dans le royaume, et qui profitent en plus d’exemptions sur leurs domestiques, leurs employés blancs et leurs esclaves. Une longue liste énumère ensuite tous ceux qui ont une charge ou une fonction : le gouverneur général, l’intendant, et nombre d’officiers comme ceux des troupes, du Conseil supérieur, des juridictions ordinaires ou les officiers de milice… Plus la charge est importante, plus l’exemption est grande. Ils sont exempts pour eux-mêmes, pour les Blancs à leur service et pour un certain nombre d’esclaves. C’est seulement après que viennent les nobles, avantagés par les mêmes types de privilèges. Ne sont pas oubliées leurs veuves et celles des officiers, bénéficiaires de la moitié des exemptions dont ils jouissaient. Enfin, le document exempte ceux qui participent au développement de la colonie par de nouveaux établissements de culture. Les exemptions ont donc deux visées principales : inciter ceux qui sont indispensables au développement des colonies à s’y établir durablement, et octroyer des privilèges relatifs à l’honneur d’une condition.
À la Martinique, ceux qui sont exemptés sont les religieux, les personnes qui ont une charge, et les nobles. La hiérarchie est fortement simplifiée et, par exemple, le port d’arme est le privilège de tout colon blanc, pas seulement du noble. Aussi, même si la catégorie des colons blancs ne saurait être homogène, elle forme davantage une unité. Ce n’est pas un hasard si le mémoire du roi, pour servir d’instruction au général et à l’intendant, en 1777, déclare qu’« on ne connaît guère dans ces pays, d’autre distinction que celle de la couleur »234. La loi somptuaire, par exemple, ne touche que les esclaves et les Libres de couleur dans leur habillement, et ne crée pas de distinction au sein de la catégorie des Blancs235.

UNE QUESTION D’HONNEUR

Dans cette société organisée, hiérarchisée, fondée sur la dépendance et l’inégalité, tout comme dans le royaume de France, la notion d’honneur est prépondérante. L’honneur est tout à la fois vertu, prestige et grandeur sociale. La vertu marque l’aptitude à se conformer à des règles de comportement, conférant le prestige, -autrement dit une réputation. La réputation et la renommée permettent d’accéder aux honneurs, tels que l’accès à des charges importantes. La grandeur sociale qui en découle est facteur d’ascension. L’honneur implique le respect dû à l’individu, en fonction de son statut, de son rang, et de ses qualités : par exemple le courage, la fidélité, la droiture pour les hommes, la pudeur, la virginité avant le mariage, la fidélité pour les femmes. « L’honneur est une composante essentielle de la personnalité sociale, sans doute la première, et il est essentiel de le conserver et de le défendre »236. C’est une valeur sociale et personnelle qui n’est pas l’apanage de la noblesse, comme on pourrait le croire, mais qui touche chaque catégorie sociale, avec, au-delà du fond commun, des nuances propres à chacune. Le père Labat nous en fournit un parfait exemple, en s’attardant sur la famille de François Samuel Le Vassor de La Touche, fils de Jacques Le Vassor, procureur et conseiller au parlement de Paris. François Samuel est né dans la capitale et arrive dans les îles avant 1660237. D’après ce qu’en dit le père Labat, ce dernier se distingue par :
Son inclination le portant plutôt à chercher les occasions de se signaler à la guerre (…). Il fit plusieurs voyages en course où il s’acquit de la réputation (…). S’étant à la fin établi et marié il fut fait capitaine de milice (…). Neuf cents habitants de la Martinique ne pouvant s’accoutumer au gouvernement nouveau de la compagnie de 1664 prirent les armes (…), il attaqua ces révoltés avec tant de bravoure et de prudence que les ayant défaits et mis en fuite, il les força de rentrer dans leur devoir et d’obéir (…). Cette action de valeur qui marquait en même temps sa fidélité pour son Prince, et sa sagesse, lui acquit l’estime des gouverneurs généraux (…). Le Roi pour récompenser ses longs services et son inviolable fidélité le nomma Colonel (…). Il lui donna des lettres de noblesse (…)238.
Plus importante encore, du moins nous l’estimons, est l’idée que l’honneur est attaché à la lignée dont on est issu, et qu’il ne doit pas être sali par le comportement. C’est visiblement ce que le père Labat pense, quand il poursuit sa description pour parler des enfants de François Samuel. « Ce que je puis dire à présent des enfants du sieur de la Touche, c’est qu’ils n’ont point dégénéré des vertus de leur père (…). Et les filles imitent de près leur mère que l’on peut regarder comme un modèle excellent de toutes les vertus convenables à son sexe »239. Le sang leur a légué des vertus dont ils savent se montrer dignes. Le noble est celui qui possède, entre autres, l’honneur, l’aptitude au commandement, la bravoure au combat dont il tire sa supériorité sociale. « Fondée sur l’engagement militaire au XVIe siècle, cette justification de la supériorité sociale a été de plus en plus rattachée à la race au XVIIe siècle »240, mais à la race comme synonyme de lignée ou lignage. « La noblesse d’Ancien Régime estime qu’elle appartient à une race à part, dont les vertus anciennes, l’honneur, le courage militaire, lui sont intégralement transmises par filiation. Une race à part qui, depuis le fond des temps, transmet sa supériorité par le seul fait de la naissance »241. C’est le mythe du « sang bleu », mis en avant par l’oeuvre de Boulainvilliers, qui fait des guerriers libres francs les ancêtres des nobles ayant réduit les paysans gaulois à la servitude. « Évitant les mariages mixtes, les vainqueurs ont gardé un sang pur »242.
On retrouve cette idée dans la définition de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert243, et c’est probablement ainsi qu’il faut comprendre Pierre-François. R. Dessalles, quand il affirme qu’« il est à craindre que la race des affranchis ne devienne plus étendue que celle des blancs »244. Dès lors, la lignée devient un vecteur de transmission des vertus (ou de leur absence) par le sang, d’une génération à l’autre. Si le noble s’estime et est estimé socialement supérieur par ses vertus, si ses vertus sont attachées à la lignée, alors il n’est plus loin le temps de faire le lien entre l’hérédité des vertus et la pureté du sang.
Dans une société où l’honneur a tant d’importance, les querelles de préséance qui affectent tous les niveaux de la société ne sont guère étonnantes. La préséance est en effet un signe de respect et de reconnaissance de la place de l’autre, parmi les différents corps d’une société ordonnée. Le Vieil habitant de Sainte-Marie s’est ainsi indigné de ne pas voir le gouverneur général de Caylus avec « tous les honneurs qui lui étaient dus », lors de ses obsèques. Il n’y eut point de détachement armé, ni d’escorte, ni de gardes, ni de marques de deuil sur les vaisseaux de la rade, pas même une chapelle ardente tendue de noir. « On vit le corps de M. le Général porté comme celui du dernier des hommes dans un hamac par deux nègres ; escortés par qui ? Le croira-t-on, par une douzaine d’autres nègres chargés de la batterie de cuisine, linge de table et autres menus meubles, le seul capitaine des gardes précédait, et le valet de chambre fermait cet humiliant convoi »245. C’est à nouveau par le biais de son témoignage que l’on apprend que l’intendant a réprimandé le père André, dans la mesure où ce dernier avait adressé la parole au gouverneur général seul, dans son sermon du premier jour de l’an246, ou encore que plusieurs dames et demoiselles avaient boudé une fête donnée par le gouverneur général, au motif qu’elles ne se croyaient pas bien invitées, car elles ne l’étaient pas directement par le général247. Des règlements personnels qui aboutissent parfois au duel mortel ont aussi lieu régulièrement. En 1747, un lieutenant empêche un affrontement entre le gouverneur de Marie-Galante et un lieutenant du roi, tandis que deux autres hommes se querellent au sujet d’une demoiselle, entraînant des coups d’épée mortels. En 1749, on relève la condamnation de deux hommes à un mois de prison et à une amende de cinq cents livres, pour avoir mis l’épée à la main. En 1751, le général dégrade un officier de milice et le fait emprisonner quinze ans, pour avoir donné un soufflet à un homme, cependant que son compère est enfermé pendant six mois, pour avoir attaqué et maltraité le frère de l’officier. En 1752, c’est un sergent des troupes qui est tué en duel par un soldat. En 1753, un homme succombe au coup d’épée reçu quelques semaines plus tôt dans un duel et, en 1758, un habitant est tué d’un coup d’épée par son cousin. En 1761, enfin, un duel au pistolet entre deux officiers corsaires entraîne la mort248. Ce ne sont là que les faits divers dignes d’intérêt, pour le Vieil habitant de Sainte-Marie, mais ils prouvent l’importance considérable de la notion d’honneur.

LA JUSTICE ET LES SENTENCES

C’est ce principe d’inégalité entre les différentes catégories, autant que le désir de maintenir les Libres de couleur et les esclaves dans un état de subordination, qui permet de comprendre la discrimination dans les peines prévues de la réglementation locale, tout au long du XVIIIe siècle. En effet, plusieurs règlements prévoient des peines différentes selon la classe de l’individu dans la société coloniale. Dès 1705, on en trouve l’expression avec une déclaration du roi261 qui ne concerne que les nègres libres, recelant des butins ou cachant des esclaves marrons. L’expression nègres libres est à prendre dans son sens le plus large. Elle intéresse tous les Libres de couleur, et pas seulement les nègres au sens restrictif du terme. La linguistique de l’époque, en effet, n’a pas encore introduit d’autres mots dans les textes législatifs. Ce qui est intéressant ici, c’est que le cas des Blancs n’est pas envisagé ; cela va de soi, sachant qu’ils ne seraient de toute façon pas déchus de leur liberté262. Cette déclaration du roi est reprise en 1726. Elle établit alors une nuance entre les affranchis et les autres libres. Les affranchis sont condamnés « en l’amende de 300 livres de sucre par chaque jour de rétention ; et les autres personnes libres qui leur auront donné pareille retraite, en dix livres tournois d’amende, par chaque jour de rétention ; et (…) faute par lesdits nègres affranchis ou libres qui auront donné retraite auxdits esclaves, de pouvoir payer ladite amende de 300 livres de sucre, par chaque jour de rétention des esclaves fugitifs, ils soient réduits à la condition d’esclaves, et comme tels vendus »263. Autrement dit, le texte distingue les affranchis des autres libres, et prévoit une possible déchéance de la liberté pour les nègres (et probablement tous Libres de couleur) incapables de payer, qu’ils soient affranchis ou libres de naissance.

DU STATUT A LA COULEUR : CONSTRUCTION HISTORIQUE D’UN OUTIL DE CONTROLE SOCIAL

Dans les îles, Jean-François Niort détermine deux phases chronologiques distinctes du système ségrégationniste, dont la première, celle qui intéresse cette étude, s’étend sur le plan juridique de 1685 à 1792287. L’idéologie des colons obtient un soutien de l’État dans l’élaboration et le maintien du préjugé de couleur, aussi bien sur le plan politique et administratif que juridique. Par exemple, une chambre mi-partie d’agriculture et de commerce est créée à Saint-Pierre, en 1759 ; elle est ensuite transformée en chambre d’agriculture, composée de sept planteurs, en 1763. Elle n’a qu’un rôle consultatif, mais un député est choisi par le roi parmi ses membres. Il peut ainsi faire valoir le point de vue des colons à la Cour. C’est par ce biais que Jean Dubuc, planteur martiniquais, se voit confier la direction du Bureau des Colonies par Choiseul288.
Cependant, l’État n’appuie ses décisions que « sur des considérations opportunistes et purement pragmatiques : le maintien de l’ordre public dans les colonies, et en premier lieu l’ordre esclavagiste »289. Ainsi, si, au départ, l’article 59 du Code Noir de 1685 est supposé assurer l’égalité entre tous les libres290, il fait néanmoins une distinction entre l’affranchi et les autres. Le Code Noir ne pose pas la dissimilitude en termes de couleur, mais en termes de statut. C’est ce que rappellent à la fois Yvan Debbasch et Jean-François Niort291. C’est l’origine de la liberté, naturelle ou obtenue, qui fait la différence. En effet, l’esclave affranchi est puni comme un esclave en cas de vol (article 35). Pour le recel d’un marron, la peine qui lui échoit est plus lourde que pour les autres libres (article 39) ; et surtout il doit un respect singulier à son ancien maître et à sa famille (article 58)292. L’origine servile devient le fondement de la construction du préjugé. Frédéric Régent voyait juste quand il écrivait que « les actes [notariés] distinguent les libres par affranchissement et les libres de naissance, comme s’ils considéraient que la manière dont la liberté a été obtenue a de l’importance »293. L’origine de l’obtention, si elle est importante au XVIIIe siècle, l’est déjà à la fin du XVIIe siècle, dans l’édit qui s’inspire du modèle juridique romain.
Mais vers 1680, l’élaboration des textes et de l’ordre juridique est largement en décalage avec l’idéologie coloniale. En 1685, l’ordre juridique distingue les individus essentiellement sur la modalité d’acquisition de la liberté, ingénue ou affranchie, et non sur le critère ethnique. Cependant, le discours moral, qui tendait à être défavorable aux Noirs, amorce alors un tournant. Le mémoire de 1683, qui a servi de support à la rédaction du Code Noir de 1685, montre des conceptions de notables… paradoxalement en porte à faux avec ce que l’idéologie morale est en train de mettre en place294. Les religieux offrent un de ces témoignages du lien fait entre la couleur de la peau et la servitude. Progressivement, un glissement de l’origine servile au phénotype s’opère en matière juridique. « De discriminations ponctuelles nées de l’usage au début du XVIIIe siècle, la colonie est passée à un système ségrégationniste normatif et global »295. Pour autant, même dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’argument de l’origine servile perdure, au moins en apparence. Ainsi, dans le cas de l’affaire Castel, c’est l’argument de l’esclavage qui est retenu, et non celui de l’origine de couleur, même si l’un et l’autre vont de pair, et s’il s’agit avant tout d’une question de formulation. « On ne trouve aucune trace de servitude »296 dans sa généalogie ; c’est ce qui permet à Pierre Marc Castel d’exercer la profession de chirurgien au Fort-Royal, selon un arrêt rendu par le Conseil souverain en 1766, attendu qu’il avait été accusé par un confrère d’avoir une parenté esclave, et qu’il avait été dès lors interdit de tenir cette fonction, par jugement du procureur général conformément aux dispositions de l’ordonnance du roi de 1764.

DE LA SOMME DE CAS INDIVIDUELS A LA CLASSE JURIDIQUE EN 1720

Comme l’affirme Florence Gauthier297, c’est dans les années 1720 que l’on peut dater la naissance juridique du préjugé de couleur dans les colonies. Car si les personnes sont qualifiées en fonction de leur couleur, s’il existe rapidement toute une palette de mots pour décrire des individus, ce n’est pas pour autant qu’ils sont perçus comme un groupe « Libre de couleur ». Aussi s’est-on posé la question de la réalité du groupe. Autrement dit, il s’agissait de déterminer le moment où les Libres de couleur n’étaient plus considérés comme la somme de cas individuels, mais définis et reconnus comme une catégorie à part entière par la société. Abel Louis note qu’en 1785, « l’expression gens de couleur s’impose dans les recensements généraux de la Martinique. Il n’y a plus désormais à ce niveau statistique la subdivision “mulâtres et nègres libres”. La séparation tripartite de la société coloniale esclavagiste est alors forte de sens, puisque nous avons “blancs, gens de couleur libres et esclaves”»298. Or, au-delà des recensements, cette séparation tripartite est en fait déjà nettement marquée sur le plan juridique dans le premier quart du siècle.
Revenons rapidement à la chronologie des textes du Code de la Martinique. En mars 1685, le Code Noir fait la différence entre les affranchis et les autres personnes libres ; mais pour l’heure, il ne s’agit pas d’une discrimination juridique fondée sur la couleur de la peau. Puis, le 10 juin 1705, une déclaration du roi prend des mesures contre « les nègres libres qui retirent des marrons »299 : c’est la première apparition d’une terminologie qui associe la couleur et le statut juridique libre. Le document n’évoque que ce cas très précis, comme si, apparemment, il allait de soi qu’aucun Blanc ne pouvait faire de même. Ensuite, le 2 avril 1718, une ordonnance du gouverneur général et de l’intendant, sur l’enivrement des rivières, propose une sanction pour « les blancs » et une autre pour « les nègres »300. Il n’est pas encore question de distinguer les Libres de couleur. L’aspect confus sur ce point est palpable. Il n’y a point de peines séparées, comme cela vient par la suite, entre trois classes juridiques. Jusque là, Yvan Debbasch lit les distinctions fondées prioritairement sur le statut – le fait d’être un affranchi ou un ingénu, et non sur la couleur301. Mais ce qui frappe surtout, c’est qu’à la tête du royaume, prédomine toujours la vision un peu floue de la société, présentée dans le Code Noir de 1685, qui oppose maître et esclave, et où le nègre libre semble figurer l’affranchi. Ainsi, pour les représentants locaux du pouvoir, c’est une perception binaire de la société qui prime, alors que le vocable mulâtre est par ailleurs employé dans les recensements et les registres paroissiaux depuis le dernier tiers du XVIIe siècle.
Dans les années 1720, un nouveau cap est définitivement franchi. Dans la loi somptuaire du 4 juin 1720302, les « mulâtres, Indiens ou nègres affranchis ou libres de naissances » n’ont pas exactement les mêmes obligations que leurs homologues esclaves. Le texte différencie les obligations de chacun dans la hiérarchie sociale en place : Blancs, Libres de couleur, esclaves303. C’est à ce moment que, dans le Code de la Martinique, les Libres de couleur deviennent un groupe ayant une existence juridique ; le « trait d’union entre les blancs et les esclaves »304 comme les nomme Émile Hayot. La tendance se confirme. Ainsi, pour Yvan Debbasch, « l’arrêt de 1724 est un matériau tout prêt pour l’édifice ségrégationniste, en ce qu’il ne retient plus la distinction entre ingénus et affranchis »305. Ce document sur la capitation, quand bien même il n’est point appliqué, est l’un de ceux qui marquent le tournant juridique, faisant des Libres de couleur une classe juridique à part entière.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

1ERE PARTIE : LE PREJUGE DE COULEUR DANS LA SOCIETE MARTINIQUAISE D’ANCIEN REGIME
CHAPITRE 1 : PRINCIPE THEORIQUE ET EPISTEMOLOGIE
1.1 Le préjugé de couleur et le « racisme biologique », deux réalités à distinguer
1.2 Race et racisme, des mots pertinents pour parler du XVIIIe siècle
1.3 Le modèle théorique du système raciste de Pierre-André Taguieff
CHAPITRE 2 : SE REPRESENTER L’AUTRE
2.1 Représentations négatives des Noirs
L’image du Noir avant la colonisation de la Martinique
La laideur du Noir
La noirceur du corps africain, malédiction de dieu et cause de servitude
Le Noir voleur
Le Noir oisif
Le Noir entre insubordination, arrogance, insolence et désordre
2.2 Représentation des métis et des Libre de couleur
« De la naissance honteuse des mulâtres »
Le Libre de couleur sans probité
CHAPITRE 3 : LE MODELE DE LA SOCIETE D’ORDRE ET L’ORDRE COLONIAL
3.1 La société d’ordre
3.2 Une question d’honneur
3.3 Le principe d’inégalité
3.4 La justice et les sentences
CHAPITRE 4 : LE SOUTIEN JURIDIQUE
4.1 Du statut à la couleur : construction historique d’un outil de contrôle social
4.2 De la somme de cas individuels à la classe juridique en 1720
4.3 L’absence de discrimination juridique parmi les Libres de couleur
4.5 Assurer la sécurité des Blancs
Interdire la consommation d’alcool
Interdire le port des armes
Interdire les réunions, empêcher L’insubordination et les attroupements privés ou publics
Interdire certains métiers
Contrôler les déplacements
4.6 Contrôler et circonscrire le développement du groupe
Contrôler les affranchissements : l’angoisse du libre illégal ou du soi-disant libre
Précariser la liberté
Limiter l’ascension économique
Limiter l’ascension sociale
4.7 Ségréguer les classes et discriminer les Libres de couleur
Dissuader les liens
Associer les Libres de couleur à l’origine servile
Rendre les Libres de couleur corvéables
Faire payer la capitation
Subordonner les Libres de couleur à l’autorité blanche
Asseoir l’autorité civile des Blancs
CONCLUSION DE LA 1ERE PARTIE
2EME PARTIE : « LA LIGNE DE DEMARCATION », UNE BARRIERE DE COULEUR
CHAPITRE 5 : LES ENJEUX AUTOUR DE LA BARRIERE DE COULEUR
5.1 Le métissage : de la pureté du sang au maintien de l’ordre
5.2 La fidélité des Libres de couleur face à la menace des esclaves
CHAPITRE 6 : LA QUESTION DU FRANCHISSEMENT
6.1 La barrière infranchissable au temps des libres de Gorée
6.2 Le tournant de la réflexion : L’affaire Chapuizet
Blanc « suspect » : l’affaire chapuizet à Saint-Domingue
Les hésitations politiques sur la perméabilité de la barrière de couleur
CHAPITRE 7 : LA SOCIETE MEPRISEE
7.1 Les Libres de couleur
7.2 Les Amérindiens
7.3 Les mésalliés
CONCLUSION DE LA 2EME PARTIE
3EME PARTIE : « PASSER LA LIGNE ». DES PROCESSUS DE TRANSGRESSION DE LA BARRIERE DE COULEUR
CHAPITRE 8 : ASSIMILATION ET BLANCHEUR, LA CONSTRUCTION DES CONCEPTS
8.1 L’assimilation
L’histoire du concept
L’assimilation, un outil pour l’historien
Les mots des sources : « Petits blancs », « demi-blancs »
8.2 Différents processus de franchissement de la ligne
« Faire taire le préjugé » à Saint-Domingue
« Fabriquer des blancs » dans l’archipel guadeloupéen
« Se dire Blanc » aux Antilles
8.3 La blancheur
Pourquoi chercher à être blanc ?
Qu’est-ce qui fait la blancheur ?
CHAPITRE 9 : LES ASSIMILES A LA MARTINIQUE
9.1 Des registres paroissiaux à la reconstitution de généalogies : données générales, sources et méthodes
9.2 Portrait de neuf groupes familiaux
CHAPITRE 10 : LES BIAIS DE LA TRANSGRESSION
10.1 Le phénotype, un préalable à l’assimilation
10.2 L’illégitimité des relations, un frein considérable
10.3 Les réseaux de sociabilités
Le choix crucial des conjoints
Les témoins et la parenté spirituelle
10.4 La fortune
10.5 L’alphabétisation
10.6 L’usage de l’espace : les différentes échelles de la mobilité
Changer de paroisse
Quitter la Martinique
CONCLUSION DE LA 3EME PARTIE
CONCLUSION
ANNEXES
1. ANNEXES DE L’INTRODUCTION
I – Figure II. Carte du Bassin Caraïbe
II – Figure III. Carte de la Martinique
III – Tableau XXI. Dates et état de conservation des registres paroissiaux
IV – Code de la Martinique : méthode d’exploitation et liste des titres analytiques des textes
2. ANNEXES DE LA 1ERE PARTIE
V – Tableau XXIII. Ratios entre population blanche et noire d’après les recensements
VI – Tableau XXIV. Ratios entre population Libres de couleur et blanche d’après les recensements
VII – Figure IV. Graphique de la population martiniquaise d’après les recensements
VIII – Tableau XXVI. Liste des exemptés pour la capitation de 1730 tels que donnés dans la déclaration du roi
ANNEXE DE LA 2EME PARTIE
IX – Tableau XXVII. Désignation des Libres de couleur dans leurs actes de baptême, mariage et sépulture
ANNEXES DE LA 3EME PARTIE
X – Tableau XXVIII.Les actes dans les registres paroissiaux étudiés par tranches décennales
XI – Tableau XXIX. Les actes dans les registres paroissiaux étudiés par tranches décennales
XII – Tableau XXX. Répartition des enfants légitimes, au moment de leur baptême, en fonction de la catégorie phénotypique
XIII – Les généalogies de neuf familles
Famille Ambard
Famille Audrale
Famille Beaumarais
Famille Bleau
Famille Jolivet
Famille Lagodière
Famille Larcher
Famille Louvet
Famille Paysant
XIV – Tableau XXXI. Tableau des biens d’après les actes notariés
XV – Les biens de la famille Larcher
Liquidation de la succession 1789
Liquidation de la société en 1791
SOURCES
BIBLIOGRAPHIE

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *