Le positionnement du Travail social au travers de son code déontologique

Le positionnement du Travail social au travers de son code déontologique

LE GENRE, UN OBSTACLE AUX EFFETS NEFASTES DE L’INDIVIDUALISME

Le genre est avant tout une ressource théorique. Sa pertinence et ses effets sont compréhensibles lorsque l’on observe ce qu’il mobilise d’inédit face à d’autres courants de pensée. Par exemple, cette notion et la réflexivité particulière qu’elle encourage semblent se positionner à contre‐courant de l’individualisme. Je vais donc expliquer cette hypothèse dans la suite de ce chapitre. Pour commencer, définissons l’individualisme : « L’individualisme est une notion importante en sociologie. Elle correspond à l’autonomie croissante que les sociétés modernes accordent à l’individu. » (Béraud & Coulmont, 2008, p. 168) Il est établi que ce concept s’est construit au cours de plusieurs siècles dans tous les domaines de la société. Liens sociaux, religions, politique, économie sont désormais teintés par l’individualisme (Béraud & Coulmont, 2008, p. 169).

Comme j’ai pu l’expliquer dans les chapitres précédents, le genre tente (au contraire) de rappeler que l’individu n’est pas autonome. Ce dernier est en effet rattaché à des facteurs qui échappent à son contrôle et qui régulent sa vie, comme son sexe biologique. Ensuite, ce basculement vers l’individualisme s’est également mis en place en raison de ce qu’on appelle le « démantèlement de l’État social ». Ce dernier a pour volonté d’assurer une protection harmonisée et universelle à tous et toutes. Or, il se heurte à l’apparition du chômage de masse et à d’autres problématiques qui semblent rendre chaque trajectoire de vie singulière. Ainsi, l’État social, qui symbolisait la solidarité collective par son fonctionnement, est mis à mal et questionné par la montée de l’individualisme (Castel, 2014, p. 18).

C’est d’ailleurs la montée de ce paradigme qui est souvent pointé du doigt comme responsable de la diminution de la cohésion sociale. En conséquence, on explique par l’individualisme une apparente hausse de criminalité, une perte des valeurs communes, du lien de solidarité, etc. C’est ce qu’on ne cesse de répéter à travers les médias et dans les discours politiques. Des expressions comme l’anomie, la désaffiliation ou l’exclusion sociale sont souvent utilisées par des chercheur‐euse‐s s’intéressant à ce phénomène. En conséquence, de réelles inquiétudes face à une société en mutation sont souvent exprimées. Cependant, il est important de prendre du recul face à ces analyses qui sont parfois alarmistes pour le Travail social, qui se fonde notamment sur l’action collective et la solidarité. Guibet Lafaye, qui a publié un article à ce sujet dans la revue Pensée plurielle, explique très bien comment un lien trop ténu serait souvent fait entre individualisme et effondrement de la cohésion sociale.

Elle dénonce aussi une terminologie inadaptée, mais typiquement liée à l’analyse de l’individualisme, notamment l’anomie. La grille de lecture mobilisée par les chercheur‐euse‐s utilisant ces termes se base sur une conception fantasmée et non‐scientifique de ce qu’aurait été autrefois notre société et de ce qu’elle ne serait plus actuellement (Guibet Lafaye, 2012, p. 12). En réalité, s’il est avéré que notre société se centre autour d’un modèle individualiste, il semble aujourd’hui difficile d’évaluer si la cohésion sociale et le « bien‐être » de notre société est mis à mal par l’individualisme. Nous manquons encore de recul pour pouvoir affirmer cela. Pourtant, les conséquences des valeurs promues par l’individualisme ont déjà une influence plus évidente à estimer sur la société et le Travail social. qu’induit l’individualisme apparaît.

Cette citation l’illustre très efficacement : « Le discours dominant, orienté vers la reconnaissance de l’individu et fondé sur la valorisation de l’autonomie et de la créativité personnelle, véhicule des injonctions contradictoires déstabilisatrices, pour ceux qui doivent assumer cette liberté sans avoir les moyens de le faire. » (Chauvel, cité par Guibet Lafaye, 2012, page 11) Ainsi, l’individu ne peut qu’avoir « échoué » en raison de sa propre personne dans un monde où l’égalité a été, selon ce discours, atteinte. Cette différence d’approche est fondamentale pour le Travail social. En effet, les professionnel‐le‐s peuvent penser que l’individu discriminé à qui elles ou ils parlent n’est (par exemple) qu’une personne peu prudente dans ses choix de vie. Dans ce discours, le militantisme n’a plus de place, puisqu’il appartient à l’individu et à lui seul de s’extirper de sa situation. L’activation des bénéficiaires, la valorisation de leurs compétences et de leur créativité deviennent des points centraux d’intervention pour les professionnel‐le‐s.

La mobilisation collective des victimes d’inégalités sociales, la conscientisation de leurs conditions de vie, etc. cessent d’être des objectifs pour atteindre l’empowerment. En conséquence, les victimes de racisme, de la société patriarcale et de tout autre rapport de domination sont aussi les victimes de l’idéologie promue par l’individualisme. C’est pourquoi utiliser les apports conceptuels du genre est important, puisqu’ils permettent de contrecarrer les effets néfastes de l’individualisme. Le genre rappelle l’existence des rapports structurels là où l’individualisme les minimise. Il s’intéresse également à dévoiler la répartition inégale des ressources entre femmes et hommes, qui privilégient et/ou discriminent chaque individu de notre société.

Pourtant, cette mise en valeur de la responsabilisation de l’individu n’est pas uniquement négative. D’un côté, l’individualisme permet d’entrer dans une dynamique de valorisation des bénéficiaires. Ces personnes sont ainsi jugées comme compétentes, indépendamment de leur sexe ou de tout autre groupe d’appartenance. Dès lors, tout l’enjeu de leur accompagnement est de leur faire prendre conscience de leur potentiel pour qu’elles puissent s’extraire de leur situation désavantageuse. Cependant, comme je l’ai dit auparavant, si l’individualisme peut sembler résolument positiviste dans sa lecture des destins sociaux, il pose un paradoxe que je vais ré‐illustrer par la citation suivante : « Il s’agit de montrer le tour de passe‐passe sur lequel repose la séduction – ou plus souvent l’inhibition – provoquée par cette injonction à la responsabilisation morale des individus.

Elle jouerait sur la confusion entre la promesse d’une mise en capacité (collective) à agir (“empowerment”) et l’assignation moralisante de la prise en charge matérielle de soi sous peine d’accusation d’irresponsabilité, et ce dans des domaines aussi différents que le médical, le pénal, le sécuritaire ou le social. » (Hache, 2007, p. 7) En conséquence, le message que véhicule l’individualisme crée des violences symboliques (concept qui sera abordé en détail dans le prochain chapitre). En sur‐responsabilisant les personnes, le discours de cette idéologie permet aux dominant‐e‐s de légitimer leur position. En effet, les tentations de lancer une action collective pour renverser l’ordre sociétal et les inégalités ne sont pas ressenties, puisque ni l’un ni les autres ne sont perçus comme ayant une influence importante sur notre vie individuelle. Pour finir, c’est l’essence même du militantisme, si cher au Travail social et au concept du genre, qui est remise en question.

Travailler avec le genre pourrait même être perçu comme une erreur de jugement et une forme de déresponsabilisation. En effet, selon le discours dominant, l’égalité est acquise et seules les compétences de l’individu comptent dans son parcours de vie. Sensibiliser une personne aux inégalités dont on pense qu’elle est victime semblerait alors une infantilisation, une sur‐protection des bénéficiaires. Il peut paraître difficile d’agencer dans notre pratique l’individualisme et le genre, tant l’individualisme, c’est la personne, et elle seule, qui peut prendre le contrôle de sa vie. Sous l’angle du genre, nous apprenons pourtant que, si nous sommes toujours capables d’autodétermination, nous restons tout de même pris‐es dans des rapports de force qui nous dépassent. Cet antagonisme entre deux grilles de lecture du monde peut parfois donner des résultats surprenants lorsqu’elles se retrouvent confrontées l’une à l’autre.

Par exemple, Delphy explique comment une partie des militant‐e‐s féministes a fini par relativiser les injustices que subissaient certaines femmes. Des féministes ont commencé à culpabiliser des femmes souffrant de certaines injustices, car elles avaient « choisi » de se marier, de quitter leur travail, etc. Par conséquent, elles auraient elles‐mêmes consciemment été les artisanes de leur soumission (Delphy, 2013, pp. 82‐83). Cet exemple est tout particulièrement parlant pour illustrer la perte d’importance que les mouvements militants peuvent expérimenter face à des idéologies du type individualiste. L’influence de la structure, de notre organisation sociale, semble perdre sa pertinence face à l’importance accordée aux parcours individuels des êtres humains.

Ainsi, on peut percevoir que l’individualisme entrave fortement la pertinence d’une approche des situations sous l’angle du genre. Sa compréhension structurelle des inégalités le définit comme à contre‐courant, voire démodé face à des mouvements qui laissent penser que l’individu possède les pleins pouvoirs sur son destin. Pourtant, ce concept ne souhaite pas produire des analyses de situations où les bénéficiaires sont uniquement victimes de rapports de domination. Il se positionne plutôt comme un moyen de questionnement et de contextualisation des situations. Il vise à rééquilibrer le poids placé sur les épaules de l’individu comme sur la société.

C’est un outil de complexification qui prend toute son importance dans un contexte où l’individualisme semble simplifier la grille de lecture utilisée dans l’intervention sociale. le Travail social se retrouve dans une posture compliquée. Les travailleurs sociaux et travailleuses sociales reproduiraient‐elles et ils les logiques de sur‐responsabilisation envers leurs bénéficiaires ? Participeraient‐elles et ils à un système social où les bénéficiaires sont doublement victimisé‐e‐s, une première fois par la difficile situation sociale dans laquelle elles et ils se trouvent et une seconde fois par leur sur‐responsabilisation et donc culpabilisation ? Il semblerait que les professionnel‐le‐s soient aussi dans une posture désagréable face à l’idéologie de l’individualisme : « Ils (les travailleurs sociaux) en sont les victimes, au même titre que les publics auxquels ils s’adressent, parce qu’ils ne sont plus porteurs d’aucun message de reconnaissance sociale envers ceux qui subissent les conséquences de la domination des logiques impitoyables du marché. » (Autès, 2013, p. 293)

LE GENRE EST‐IL UNE RESSOURCE UTILISEE DANS LE TRAVAIL SOCIAL ?

Le genre peut donc être pertinent dans notre pratique. Cependant, est‐il un concept utilisé par les professionnel‐le‐s ? À ce sujet, un constat s’impose rapidement. Nombreux sont les articles à parler non seulement de la manière dont le genre peut devenir une ressource efficace dans l’intervention du Travail social, mais aussi de son manque de « popularité ». Je retiendrai deux articles établissant ce constat qui me semblent pertinents par les éléments de réflexion qu’ils apportent. Marc Bessin est l’un des auteur‐e‐s dénonçant cet état de fait. Il affirme que la grille de lecture du genre est peu mobilisée, car les professionnel‐le‐s du Travail social ont tendance à reproduire les inégalités entre femmes et hommes. Il laisse même entendre que cela se ferait davantage que dans d’autres domaines. Dans son article, il insiste sur l’urgence de développer l’utilisation de ce concept par des collaborations entre chercheur‐euse‐s et professionnel‐le‐s du social. Cela devrait se faire en évitant de culpabiliser les équipes professionnelles pour ne pas créer des résistances face à ce projet de « démocratisation » du genre (2013, pp. 25‐27).

Il explique que les travailleurs sociaux et travailleuses sociales ne sont pas exempté‐e‐s de fonctionner en étant influencé‐e‐s par des représentations de genre stéréotypées. C’est un rappel important. Il nous permet de ne pas oublier que derrière les professionnel‐le‐s du Travail social se cachent toujours des êtres sociaux. Par conséquent, elles et ils sont aussi pris‐es dans des rapports de pouvoir et dans des processus de naturalisation légitimant les inégalités. Elles et ils adoptent ainsi forcément des comportements et des perceptions influencés par la société et ses codes. Voici des propos de Bessin qui décrivent ce phénomène : « Pourtant, qu’il s’agisse des relations de travail entre professionnel‐le‐s ou des rapports qu’ils/elles entretiennent avec les “usagers”, les actrices et les acteurs de l’action sociale ou éducative sont aussi pris‐es dans un réseau de représentations, de comportements attendus et d’ethos spécifiques qui participent de la reproduction d’un rapport de pouvoir dichotomique et hiérarchique fondé sur l’opposition féminin/masculin. » (Bessin, 2013, p. 28)

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Table des matières

Introduction
Question de départ
1.1 Mes motivations
1.2 Mon objectif général et les concepts à aborder
Cadre conceptuel
Le genre : définition
2.1 Le positionnement du Travail social au travers de son code déontologique
De la théorie à la pratique : le genre dans le Travail social, une ressource à mobiliser ?
3.1 Le genre, un obstacle aux effets néfastes de l’individualisme
3.2 En quoi les apports théoriques du genre influencent‐ils la pratique du Travail social ?
3.3 Le genre est‐il une ressource utilisée dans le Travail social ? Une explication : l’approche par la violence symbolique
4.1 Définition
4.2 Les travailleurs sociaux et travailleuses sociales face aux violences symboliques
4.3 Conclusion
Des enjeux de la conscientisation au développement de l’empowerment
5.1 La conscientisation
5.2 L’empowerment
5.3 Conclusion
La pertinence du genre face aux enjeux actuels du Travail social
6.1 Les logiques de productivité dans le Travail social
6.2 Conclusion
Enquête de terrain
Méthodologie
7.1 Enjeux éthiques et risques de ma démarche
7.2 Hypothèses
7.3 Outil de recherche : entretiens avec des scénarios
7.4 Choix de l’échantillon
7.4.1 Terrains / Population
7.4.2 Profil des professionnel‐le‐s rencontré‐e‐s
7.5 Méthode de contact
Biais de l’enquête de terrain
8.1 Biais liés à l’échantillon
8.2 Biais liés aux entretiens
8.3 Biais liés aux questions posées
Analyse des entretiens
Première hypothèse
9.1 Notion de temporalité du suivi et mission de l’institution
9.2 Prise en considération de la demande et premier contact
9.3 Conclusion
Intervention auprès des client‐e‐s célibataires
10.1 Suivi de Julia dans un service social
10.2 Suivi de Leila dans un lieu d’accueil d’urgence
10.3 Suivi de Martin dans un CMS
10.4 Suivi de Jennifer en CMS
10.4.1 Conclusion
10.5 Suivi d’un couple hétérosexuel
10.5.1 Différences d’intervention entre clients et clientes en couple
10.6 Conclusion et confirmation de mon hypothèse
Deuxième hypothèse
11.1 Notion de responsabilité
11.1.1 Conclusion
11.2 Les équipes professionnelles : des victimes structurales ?
11.2.1 Conclusion
11.3 Arbitraire culturel imposé et normes institutionnelles
11.4 Conclusion et confirmation de mon hypothèse
Conclusion
Réponse à la question de départ
12.1 Pistes d’actions
12.2 Apprentissages
Bibliographie
Annexes
Annexe A : Exemple de contact
Annexe B : Charte de l’entretien
Annexe C : Grille d’entretien

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