Le portrait d’inconnu, choix éditorial et morceau de bravoure pour le journalisme

Le portrait d’inconnu, un sous-genre à part au sein du genre des portraits

Tout d’abord, nous considérons les portraits d’inconnus comme un sous-genre au sein  des portraits, une niche dans le genre, majoritairement composé de portraits de célébrités. Or le fait que la personne soit célèbre constitue une grande partie du portrait qui lui est consacré car il s’agit de montrer les « coulisses » de sa carrière, et le fait de dévoiler la vie privée d’une personne célèbre constitue l’aspect attirant de l’article. Ce type de contenus est absent des portraits d’inconnus, et cela nous amène donc à penser que les portraits d’inconnus ont des contenus spécifiques et d’autres manières d’être attrayants. Nous allons donc voir les différences de contenu et de formulations entre les portraits de célébrités et les portraits d’inconnus, puis voir les différentes façons dont les  portraits d’inconnus sont rendus intéressants et attrayants.

Les portraits d’inconnus sont écrits différemment des portraits de célébrités

La différence entre portrait d’inconnu et portrait de célébrité n’est pas toujours très tranchée, car un journal peut écrire le portrait d’une personne qui n’est connue que des lecteurs qui ont déjà des connaissances dans un certain domaine, ou parce qu’il peut y avoir des portraits de personnes dont aucun lecteur ne connaît le nom mais qui occupent une fonction unique, comme la présidence d’une association ou la direction d’une entreprise connue. Notre hypothèse est cependant que les portraits de célébrités et les portraits d’inconnus ne sont pas écrits de la même manière, ce qui permet de les ranger dans l’une des deux catégories.
Dans son ouvrage Les Anonymes à la radio, Christophe Deleu donne une définition de ceux qu’il appelle « les anonymes » : « Nous définirons les anonymes comme les individus qui parlent en leur nom propre, à l’inverse des porte-parole, des experts, des sages, ou de ceux que Morin (1994) appelle « les Olympiens », les stars, qui « sont en constante représentation dans le monde » ».
Pour voir les différences d’écriture entre les portraits de célébrités et les portraits d’inconnus, nous comparons les articles « Margaret Atwood, la maîtresse écarlate », de Libération, et « Carrie Symonds, l’influente et redoutable compagne de Boris Johnson5 », de Madame Figaro, pour ce qui est des portraits de célébrités, et les articles « Slavi Miroslavov, désorienté6 », de Libération, et « Éleveur de vaches laitières, le bonheur d’Éric Favre est dans le pré7 », de La Croix, pour les portraits d’inconnus.
La première distinction que nous pouvons faire entre les deux types de portraits est la mention du métier ou de l’activité de la personne, et sa position dans l’article ainsi que son degré de précision. Dans le portrait d’Éric Favre, son métier est donné dans le titre de manière plutôt détaillée (« éleveur de vaches laitières »), puis de nouveau dans le chapeau (« Éric Favre, agriculteur, est éleveur de vaches laitières »), dans l’accroche de l’article (« Agriculteur naturaliste »), et est encore un peu plus détaillé dans le premier paragraphe (« son exploitation de 40 vaches laitières11 »). Le lecteur ne peut pas rater l’information, même en sautant le titre ou le chapeau ou en lisant en diagonale. Dans le portrait de Margaret Atwood en revanche, les mentions de son métier servent plutôt à éviter les répétitions du nom de l’autrice (« Sourire hissé vers les pommettes, l’écrivaine frêle et vive célèbre la nouvelle avec un « croassant » français12. »), et son métier ne fait pas l’objet d’explications ou de détails. De même, la mention de l’âge de la personne fait également partie des éléments qui varient selon si le portrait est* celui d’une personne connue ou non. Dans le portrait de Slavi Miroslavov, son âge est donné dès le chapeau, alors qu’il faut attendre le début de l’article pour trouver celui de Margaret Atwood et celui de Carrie Symonds.
Dans le portrait qui lui est consacré, Slavi Miroslavov est la plupart du temps appelé par son prénom uniquement. Cela peut être dû à son jeune âge, et ce n’est d’ailleurs pas le cas pour Éric Favre, mais c’est une caractéristique qui est présente dans certains portraits d’inconnus : par exemple, dans l’article « Amale, prof des écoles et championne de catch », publié sur le site du Parisien, la jeune femme est appelée tout le long de l’article par son prénom seul, et son nom de famille n’est donné qu’à une reprise.
L’autre particularité des portraits d’inconnus est que la raison du choix de consacrer un portrait à ces personnes inconnues des lecteurs est explicitée dans l’article, tandis que pour les portraits de célébrités il semble ne pas y avoir besoin de justification. Dans le portrait d’Éric Favre par exemple, le premier paragraphe se termine sur la phrase « Éric Favre a pris dès le départ un parti original : mettre en place un système dans lequel les ruminants se nourrissent exclusivement d’herbe », dans laquelle l’adjectif « original » explique pourquoi Éric Favre a été choisi parmi d’autres agriculteurs pour faire l’objet d’un portrait. Dans le portrait d’une personne célèbre au contraire, l’identité de la personne apparaît comme une justification en soi à l’écriture du portrait. Par exemple, dans le portrait de Carrie Symonds, le fait qu’elle soit la compagne du Premier ministre britannique constitue en soi une justification au choix de lui consacrer un portrait, et c’est d’ailleurs la toute première chose qui est mentionnée à son propos, dès le titre : « l’influente et redoutable compagne de Boris Johnson ».

La célébrité remplacée par une autre forme d’intérêt

Le fait qu’une personne est célèbre est ce qui rend cette personne intéressante pour un portrait, car les lecteurs connaissent sa carrière et le portrait leur promet un aperçu de sa vie privée. Il semble donc que les portraits d’inconnus doivent trouver d’autres manières d’être attrayants et de donner envie d’être lus.

Le portrait d’un métier plutôt que d’une personne

Un grand nombre de portraits d’inconnus sont centrés sur le métier de la personne à laquelle ils sont consacrés, et font de ce métier l’intérêt de l’article et la raison du choix de dresser le portrait de cette personne. Il peut s’agir de métiers considérés comme prestigieux comme ceux de la médecine ou du droit, ou de métiers susceptibles de faire rêver les lecteurs, comme les sportifs ou les artistes. Qu’est-ce qui fait l’intérêt de ces activités pour des portraits ?
Dans son article « Le portrait de presse : un genre descriptif ? » publié dans la revue Pratiques, Isabelle Laborde-Milaa explique pourquoi le sport est un sujet prédisposé à être traité sous forme de portrait. Selon elle, les sportifs « incarnent à eux seuls une actualité dont ils sont les héros ou les anti-héros16 ». Un sportif, qu’il soit connu ou non des lecteurs d’un journal généraliste, est légitime à représenter l’actualité sportive, puisque cette dernière est composée des performances des sportifs.
« Un domaine émerge de façon privilégiée dans tous les quotidiens : le sport. On ne s’en étonnera pas : cette rubrique traite d’événements constitués par les réussites / échecs d’individus représentatifs. A la fois destinateurs et destinataires des performances sportives, les gagnants et perdants (ou postulants) incarnent à eux seuls une actualité dont ils sont les héros ou les anti-héros.
– dimension que s’emploie à faire valoir le portrait, en complément des reportages narratifs sur le terrain. »
L’article de Libération « Arnaud Jerald, eau et bas » sur ce champion d’apnée, en est un exemple. Le sport fascine, et les performances et compétitions sont des événements suffisamment exceptionnels pour justifier un récit personnel. Les deux éléments prédominants du portrait d’Arnaud Jerald sont la description fascinante et grandiose de la plongée en apnée d’une part (« « En bas, on n’a plus envie de respirer, on se sent fluide, presque liquide. On se retrouve face à soi-même, avec une sensation d’éternité18. » »), et le récit de l’intime et de l’enfance d’autre part (« Dyslexique, dysorthographique et dyspraxique, il a longtemps fui le regard des autres19. »).
De façon similaire, certains portraits d’inconnus tirent leur légitimité et leur justification du fait que les personnes auxquelles ils sont consacrés permettent de traiter un sujet d’actualité chaude parce qu’ils ont un rapport direct avec elle ou parce qu’ils en sont les acteurs. A la manière dont Isabelle Laborde-Milaa décrit les sportifs comme étant les « héros » d’une actualité, les inconnus qui font l’objet d’un portrait peuvent être considérés comme des héros du quotidien.
L’article du journal Ouest France « Emmanuela Shinta, gardienne de la forêt de Bornéo », en est un exemple. Ce portrait a été écrit alors que la forêt de Bornéo était en proie à un incendie et que sa gardienne jouait le rôle de porte-parole des Dayaks, ses habitants, et de militante pour l’écologie sur la scène internationale. Ce portrait contient comme la plupart des portraits des éléments de récit personnel (« « Je n’oublierai jamais cette nuit là, se souvient Emmanuela Shinta, jeune femme Dayak de 26 ans. J’avais 5 ans. Ma mère m’a réveillée pour fuir notre maison en flammes20. » »), mais ne s’y arrête pas. Dans ce portrait, Emmanuela Shinta est avant tout la représentante de toute une population : « « Je porte la souffrance d’un peuple sur mes épaules21. » ». La légitimité de cet article et ce qui le rend pertinent ne viennent cette fois pas du personnage d’Emmanuela Shinta en elle-même, mais du fait qu’elle est la principale représentante du sujet des incendies à Bornéo. Elle est la figure humaine d’un fait d’actualité. Dans son article « Aspects du témoignage dans la presse écrite, l’exemple de la journée mondiale contre le sida » paru dans Les Carnets du Cediscor, Florimond Rakotonoelina explique la légitimité qu’apporte la mention du titre ou du métier d’une personne en prenant l’exemple des médecins : « Le titre, davantage que le nom, semble jouer un rôle emblématique en ce sens que le titre permettrait, à lui seul, de refléter l’attitude générale d’un pan entier du « corps médical22 ». » Nous pouvons étendre ce postulat pour considérer que les personnes qui font partie d’un corps de métier ou d’un groupe défini de professionnels sont légitimes à faire l’objet d’un portrait car elles représentent tout le corps de métier et font office de figure d’autorité.
De même, le portrait du Monde « Moi, Rémi, 38 ans, né d’un don de sperme et donneur à mon tour23 », porte sur un sujet pour lequel seul un portrait d’inconnu peut être écrit, puisque personne n’est célèbre pour être né d’un don de sperme ou pour avoir donné  son sperme. Le portrait aurait pu être celui d’un représentant d’une association pour le développement de la pratique du don de sperme, mais pour ce qui est de rendre compte de l’expérience et de trouver des personnes concernées par le sujet, le portrait devait impérativement être celui d’un inconnu.
Le choix de cette personne pour faire l’objet d’un portrait est donc justifié par le fait qu’il représente un sujet d’actualité.

Un journal peut se permettre le portrait d’un inconnu si les lecteurs sont déjà intéressés par le sujet

Un article doit intéresser le plus grand nombre de lecteurs. Il est donc naturel que les journaux dont le lectorat est très large, les journaux généralistes et nationaux, choisissent des personnes qui sont connues par le plus grand nombre. La presse spécialisée paraît donc plus propice à publier des portraits d’inconnus. La presse spécialisée peut se permettre des sujets de niche, puisqu’il est déjà acquis que son lectorat s’intéresse à ces sujets.
Par exemple, le site Voile & Moteur, qui réunit plusieurs magazines, dont Voile Magazine, a publié un portrait d’Antoine Carmichaël, un fabricant breton de Pabouk, des petits voiliers. L’article surprend par sa longueur : il fait plus de 14 000 signes, avec onze intertitres et cinq photos. Un tel portrait ne pourrait pas paraître dans un journal généraliste, car la majorité des lecteurs ne seraient pas assez intéressés par le sujet pour le lire en entier. Antoine Carmichaël est un peu moins inconnu des lecteurs de Voile & Moteur qu’il le serait aux lecteurs d’un journal généraliste, car les lecteurs de Voile & Moteur connaissent peut-être les voiliers qu’il fabrique, les Pabouk, ou ont peut-être déjà entendu parler de lui dans un autre article paru sur le site.
Le portrait est d’ailleurs caractérisé par l’utilisation de termes techniques : « les Pabouk, ces adorables cat boats houari ballastés24 ». L’article donne des détails sur ces bateaux : « une petite coque de 2,60 m inspirée d’un 10 pieds du Havre de la fin du XIXe25 ». L’article contient ensuite des éléments de portrait plus classiques, comme des descriptions du mode de vie et de la manière de travailler d’Antoine Carmichaël, ou encore sa façon d’être : « Son secret ? Le minimalisme, un credo auquel il ne déroge jamais et qui est au coeur de sa vision de la vie26. ».
Mais l’autre caractéristique de ce portrait est la place accordée à la description d’une promenade en mer. La journaliste donne des détails sur le trajet choisi et inclut le lecteur en utilisant la première personne du pluriel : « L’embouchure de l’Odet dans notre sillage, nous faisons cap vers l’île aux Moutons27. ». L’article emmène donc les lecteurs dans un loisir qui leur est familier et multiplie les détails et les descriptions pour leur donner l’impression d’y être, ce qui n’est possible que parce que les lecteurs sont déjà initiés à la voile.

Des portraits qui mettent l’accent sur l’originalité pour divertir

Les portraits d’inconnus insistent souvent sur ce qui est hors du commun chez la personne.
Certaines personnes sont choisies pour faire l’objet d’un portrait parce qu’elles ont quelque chose d’original et d’hors du commun. C’est une façon de rendre le portrait plus attrayant et de justifier son écriture. C’est également une façon d’accrocher l’intérêt du lecteur et de lui procurer une forme de divertissement.
Ces portraits un peu sensationnalistes insistent généralement sur ce qui est peu banal chez la personne dont le portrait est dressé en mettant en parallèle deux aspects de leur vie qui pourraient paraître incompatibles, et ce dès le titre de l’article. C’est par exemple le cas de l’article du journal Ouest France « À 90 ans, elle enseigne l’anglais à l’université interâge34 », qui est le portrait d’Odette Fatout. Le titre met en parallèle son âge qui paraît incompatible avec le fait d’être professeur, et ce qui apparaît comme son métier. Il ne précise pas qu’elle est bénévole et qu’elle n’enseigne qu’une fois par semaine. Le but est donc d’attiser la curiosité en montrant qu’Odette Fatout est suffisamment originale pour que le portrait vaille la peine d’être lu.
De même, dans l’article du Parisien « Amale, prof des écoles et championne de catch », les deux activités de la jeune femme qui fait l’objet du portrait sont juxtaposées pour donner l’impression d’une incompatibilité qui suscite la curiosité. L’article parle de « double vie35 ».
Le Parisien décrit sa série de vidéos intitulée « Révélé(e) » comme décrivant « des héros du quotidien, menant des vies qui sortent de l’ordinaire36 ». Puis l’article commence par la phrase : « La vie d’Amale est en effet hors du commun37 ». Tout l’article continue sur cette opposition entre les deux aspects de sa vie : « Amale s’amuse de ce contraste et assume cette double identité. « J’ai deux vies et deux personnalités », nous explique-t-elle38 ».

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Table des matières

Introduction 
I. Le portrait d’inconnu, un sous-genre à part au sein du genre des portraits 
1. Les portraits d’inconnus sont écrits différemment des portraits de célébrités
2. La célébrité remplacée par une autre forme d’intérêt
a. Le portrait d’un métier plutôt que d’une personne
b. Un journal peut se permettre le portrait d’un inconnu si les lecteurs sont déjà intéressés par le sujet
c. Des portraits qui mettent l’accent sur l’originalité pour divertir
II. Les portraits d’inconnus révèlent l’intérêt journalistique du genre du portrait 
1. La célébrité remplacée par une représentation de la banalité
a. Les portraits de personnes malades ou défavorisées : écrire le portrait de ceux qui ne
font normalement pas l’objet d’un portrait
b. Mettre l’accent sur la banalité pour que le lecteur s’identifie au portrait
2. Rendre le portrait attrayant tout en montrant la banalité
a. Le portrait d’inconnu donne au lecteur une impression de proximité
b. Porter l’attention sur un détail significatif pour représenter la personne
c. Les usages de l’anonymat dans les portraits d’inconnus
3. Informer par un effet de synecdoque
III. Le portrait d’inconnu, choix éditorial et morceau de bravoure pour le journalisme 
1. Un exercice de style pour le journaliste
a. Un lieu d’expression de la subjectivité du journaliste
b. Un genre associé au privé et aux sentiments
2. Le portrait d’inconnu informe sur le journal et sur le journalisme
a. Un genre hybride
b. Le portrait d’inconnu, un ensemble de choix éditoriaux
3. Comment le portrait d’inconnu informe
Conclusion 

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