Introduction à l’étude des biomolécules en phase gazeuse
Erwin Schrödinger publiait, en 1944, un livre intitulé What is life ? [1] qui allait devenir l’un des écrits scientifiques les plus importants du xxe siècle. Le grand mérite du physicien autrichien fut de montrer que le niveau moléculaire peut être considéré comme un niveau pertinent d’analyse, même pour ce qui relève de l’organisation des objets du monde du vivant. Dès lors que l’on considère une structure organisée, l’image habituelle de la physique et de la chimie est celle d’arrangements réguliers d’atomes ; le monde de la biologie étant, quant à lui, caractérisé par le mouvement, l’irrégularité, le changement. C’est en postulant une identité absolue des lois, qui régissent la mise en forme de la matière (qu’elle soit inerte ou vivante), que Schrödinger a montré qu’il était possible d’expliquer « à l’aide de la physique et de la chimie, les événements qui se produisent, dans l’espace et le temps, dans un organisme vivant ». En particulier, s’intéressant au support de l’hérédité, il a abouti à la notion de cristal apériodique, c’est-à-dire à l’existence d’une structure hautement organisée, dont les éléments ne sont pas simplement répétés périodiquement, mais contiennent des motifs variables. Les biologistes, James Watson et Francis Crick reconnaîtront, par la suite, combien ces réflexions ont inspiré leurs propres recherches, qui ont abouti à la découverte de la structure et du mode de fonctionnement de l’ADN, en 1953 [2].
Il a fallu néanmoins de nombreuses années aux physiciens pour obtenir une vision satisfaisante des problèmes élémentaires qui conduisent à la formation des molécules, aidés en cela par des développements théoriques et expérimentaux conjoints et toujours plus pointus. L’évolution des théories de chimie quantique associées à des techniques expérimentales nouvelles, telles que des sources de production de molécules en phase gazeuse ou la spectrométrie de masse haute résolution, ont permis de mieux comprendre le comportement de ces objets. Lorsqu’elles sont arrivées à maturité, elles ont permis d’étudier des systèmes isolés de plus en plus complexes, des systèmes qui touchent, aujourd’hui, à la biophysique et à la biochimie.
Dès les années 90, un nombre grandissant d’études en phase gazeuse, a permis d’accroître notablement nos connaissances sur les structures précises et les propriétés des systèmes biomoléculaires isolés [3–5]. À l’époque de la génomique et de la protéomique, on peut s’interroger sur la pertinence de cette méthodologie qui peut sembler, au premier abord, trop réductrice. Il y a, en réalité, dans toutes les études de molécules isolées en phase gazeuse, la volonté commune de décrire, à l’échelle moléculaire, les propriétés intrinsèques des systèmes biomoléculaires. Des molécules, comme l’ADN ou les protéines, sont composées de nombreuses copies de petits blocs élémentaires constitués, entre autres, des acides nucléiques et des acides aminés. Ce sont ces petites molécules, liées par des liaisons covalentes, mais également engagées dans des liaisons faibles avec d’autres molécules voisines du milieu environnant (formation de complexes), qui sont à la base des capacités de reconnaissance moléculaire extraordinaires permettant l’existence de la vie.
La compréhension des propriétés intrinsèques des molécules d’intérêt biologique et des interactions entre ces constituants élémentaires est d’un intérêt considérable tant d’un point de vue scientifique que sociétal. La motivation radiobiologique des études portant sur les collisions entre les ions multichargés de basse énergie et les molécules biologiques en est un bon exemple. En effet, les études, portant sur l’interaction des rayonnements ionisants avec les systèmes d’origine biologique, sont justifiées par l’utilisation, de plus en plus fréquente, en médecine ou dans l’industrie, de faisceaux d’ions ou d’électrons, dans des buts thérapeutiques ou diagnostiques. La compréhension fine des processus induits nécessite alors une analyse poussée des interactions à l’échelle moléculaire. Or, la présence du milieu cellulaire et la complexité des molécules mises en jeu rendent extrêmement difficile l’extraction directe de ces informations. Dans ce contexte, les recherches effectuées en phase gazeuse permettent de séparer de façon univoque les propriétés intrinsèques des systèmes biomoléculaires, de celles induites par la présence d’un environnement. Depuis peu, il est possible de rendre compte précisément des effets provoqués par les toutes premières couches d’un environnement élémentaire, constitué d’autres molécules biologiques (agrégats) ou de molécules de solvant (systèmes nano-solvatés) [6].
Les biomolécules : définition, systèmes étudiés, nomenclature
Définition
Le terme de « biomolécule » est aujourd’hui largement utilisé alors même qu’il n’en existe pas de définition officielle en langue française. nous proposons une définition qui tient compte des différentes acceptions que ce mot recouvre dans la communauté des physiciens et des chimistes intéressés par l’étude de tels systèmes.
Une définition communément admise consiste cependant à dire qu’une biomolécule est une molécule organique, qui est présente, produite, fabriquée ou transformée au sein d’un organisme vivant. Cette première définition n’est pas complètement satisfaisante. En effet, elle réduit la biomolécule à une molécule organique, c’est-à-dire à une molécule comportant au moins un atome de carbone. Même s’il est vrai que la quasi totalité des biomolécules est constituée d’un squelette carboné et de groupes fonctionnels caractéristiques des fonctions chimiques (par exemple de fonctions alcools, acides, amines, etc), cette approche exclut la molécule d’eau, solvant essentiel pour tous les organismes vivants connus. Par ailleurs, la notion même d’organisme « vivant » est équivoque et n’est donc pas appropriée à une définition générale des biomolécules. La difficulté à appréhender cette notion de « vivant » est particulièrement flagrante dans le cas des virus. Au cours des dernières années, les recherches effectuées sur de nouveaux virus (Mimivirus) a relancé le débat sur le caractère vivant ou inerte des virus [7]. La tendance à considérer les virus comme non vivants, basée sur le fait qu’ils n’ont pas de métabolisme propre, est donc aujourd’hui remise en cause. Du point de vue du physicien ou du chimiste, il n’en reste pas moins que les virus constituent des systèmes biomoléculaires d’importance, d’autant plus qu’il est désormais possible de les étudier en phase gazeuse tout en s’assurant qu’ils conservent leur fonction biologique [8]. De ce fait, il paraît légitime d’inclure les molécules constituant de tels objets sous la dénomination générale de « biomolécules ». Ainsi, nous définissons très largement la biomolécule comme une molécule qui participe aux processus biologiques d’un organisme du monde du vivant (qu’il s’agisse de cellules animales ou végétales, de bactéries et même de virus). Le terme de biomolécule pourra ainsi être étendu à des molécules identiques à celles trouvées dans ces organismes, mais obtenues par d’autres moyens, par exemple dans les conditions qui prévalent dans l’espace ou dans des processus purement géophysiques. En conclusion, les expressions biomolécules, molécules d’intérêt biologique ou molécules biologiques, bien que n’étant pas rigoureusement identiques d’un point de vue sémantique, seront utilisées dans la suite de cette thèse avec le sens que nous venons de préciser.
Présentation des biomolécules étudiées
Bases nucléiques
Parmi les objets d’étude de cette thèse, figurent les bases azotées également appelées bases nucléiques ou nucléobases. Il existe cinq molécules différentes dans l’ADN et l’ARN : l’adénine, la cytosine, la guanine, la thymine et l’uracile. On distingue les bases puriques et les bases pyrimidiques . Les molécules d’adénine, de cytosine, de guanine et de thymine sont la base des nucléotides impliqués dans la structure de l’ADN. Ces nucléotides sont constitués d’un groupement phosphate, d’un sucre comportant cinq atomes de carbone (désoxyribose pour l’ADN) et d’une des quatre bases que nous venons d’évoquer. Dans le cas de la molécule d’ARN, seuls deux changements interviennent : le sucre devient un ribose et l’uracile remplace la thymine.
La formation de liaisons hydrogènes entre paires de bases azotées est le mécanisme chimique par lequel la complémentarité des deux brins de l’ADN ou de l’ARN est rendue possible. L’appariement de deux bases azotées dans les molécules d’ADN ou d’ARN s’effectue par formation de paires dites de Watson Crick [2] : l’adénine s’attache avec la thymine (ou l’uracile dans l’ARN) par la création de deux ponts hydrogènes, et la guanine s’attache avec la cytosine grâce à trois ponts hydrogènes.
Acides aminés et polypeptides
Les acides aminés sont des molécules organiques constituées d’une squelette carboné comportant deux fonctions caractéristiques : une amine (NH2) et un acide carboxylique (COOH). Ils constituent les unités de base de la construction des protéines et diffèrent les uns des autres par leur chaîne latérale. Les propriétés (hydrophile/hydrophobe, neutre/- chargée, etc) de cette chaîne conditionnent l’établissement de liaisons, qui sont fondamentales du point de vue de la reconnaissance moléculaire. L’enchaînement des acides aminés constitue la structure primaire des protéines. Ils sont reliés de manière covalente au moyen de fonctions amine et carboxylique, par la liaison appelée peptidique. Ainsi, l’élimination d’une molécule d’eau entre deux acides aminés conduit à la création d’un dipeptide et d’une liaison de type OC-NH , où la distance entre le carbone et l’azote est égale à 0,133 nm. La portion de l’acide aminé, qui reste après la perte d’une molécule d’eau, lorsqu’il est lié à un autre acide aminé, est appelé résidu. Selon la longueur de la chaîne formée, la dénomination change. On appelle généralement peptide une chaîne comportant moins de 20 acides aminés et on parle de polypeptide, lorsque le nombre est compris entre 20 et 100, tandis qu’au dessus de cette valeur, il s’agit d’une protéine. Le processus de fabrication des protéines (traduction) se fait ainsi par ajouts successifs d’acides aminés. L’ordre dans lequel les acides aminés sont ajoutés est déterminé par le code génétique de l’ARN messager.
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Table des matières
INTRODUCTION
I Le point sur la physique des molécules d’intérêt biologique en phase gazeuse
1 Introduction à l’étude des biomolécules en phase gazeuse
1.1 Les biomolécules : définition, systèmes étudiés, nomenclature
1.1.1 Définition
1.1.2 Présentation des biomolécules étudiées
1.2 Méthodes expérimentales
1.2.1 Mise en phase gazeuse des biomolécules
1.2.2 Interaction entre ion multichargé et molécule
1.2.3 Sélection en masse de biomolécules chargées
1.3 Quelques résultats marquants
2 Approches théoriques
2.1 Introduction à la théorie
2.2 Méthodes de structure électronique ab initio
2.2.1 Différents niveaux de théorie
2.2.2 Différents types de base
2.2.3 Différents types de calcul
II Expériences réalisées sur les biomolécules isolées
3 Fragmentation d’un système complexe d’intérêt biologique en phase gazeuse
3.1 Expériences réalisées avec des ions multichargés de basse énergie
3.1.1 Dispositif expérimental de Caen
3.1.2 Résultats et discussions
3.2 Expériences réalisées avec collisions dans un gaz d’atomes alcalins
3.2.1 Dispositif expérimental d’Aarhus
3.2.2 Résultats et discussions
4 Dépendance de la fragmentation vis-à-vis de l’isomérie
4.1 Dissociation d’ α- et de β-alanine induite par des ions multichargés de basse énergie
4.1.1 Dispositif expérimental du KVI
4.1.2 Analyse des données
4.1.3 Résultats expérimentaux
III Expériences réalisées avec prise en compte d’un environnement biochimique
5 Agrégats de molécules d’intérêt biologique
5.1 Agrégats purs de nucléobases
5.1.1 Dispositifs expérimentaux
5.1.2 Comparaison entre molécules isolées et agrégats
5.1.3 L’apport des coïncidences
5.2 Agrégats mixtes de nucléobases
6 Influence de la complexation sur la fragmentation de la liaison N-Cα
6.1 Dissociation du dipeptide alanine-lysine doublement chargé
6.1.1 Spectre de fragmentation du dication [AK+2H]2+ isolé
6.1.2 Étude du dication [AK+2H]2+ complexé par une molécule d’éther couronne
7 Effets de la nano-solvatation
7.1 Étude du dipeptide [GA+H]+
7.1.1 Effets de l’hydratation
7.1.2 Effets de la présence d’autres solvants
7.2 Étude du tripeptide [AAA+H]+
7.2.1 Effets de la présence de méthanol
7.2.2 Interprétation des résultats
IV Développements techniques : mises au point, réalisations et tests
CONCLUSION