Le point sur la formation des traducteurs et interprètes dans les nouveaux pays membres de l’U.E
Depuis les premiers élargissements de la Communauté Economique Européenne (CEE), les questions concernant la gestion de la communication entre ses différents membres ont préoccupé les linguistes et les politiques de façon quasi continue. La prévision d’une augmentation exponentielle des combinaisons linguistiques, impliquée par les élargissements à venir, a suscité de nombreuses interrogations et de multiples débats, sans qu’aucune décision ferme ne soit prise pour autant. Naturellement, ce phénomène s’est amplifié à mesure que de nouveaux pays ont rejoint l’Union, si bien que la gestion du multilinguisme est apparue comme un élément déterminant de la construction européenne : en 2004, lors du passage de 15 à 25 membres, les questions linguistiques dues à la crainte d’une « babélisation » de l’Europe se sont multipliées de façon spectaculaire, donnant naissance à des centaines de colloques organisés à travers le monde, et à une quantité d’articles et d’ouvrages consacrés à la question des langues .
En 1993, soit onze ans avant l’élargissement de l’Union Européenne de 2004, Norman Labrie s’interrogeait déjà avec lucidité sur les conséquences prévisibles du phénomène :
« Le changement social étant étroitement lié au changement linguistique, on peut supposer que la construction européenne contribuera à modifier les rapports entre les langues de l’Europe. En effet, une quarantaine de langues sont parlées dans l’Europe des Douze, sans compter les centaines de langues apportées plus récemment par les immigrants, sans compter non plus les dizaines de langues parlées dans les pays voisins qui espèrent être accueillis au sein de la communauté. De quoi sera fait le destin d’un aussi grand nombre de langues au fur et à mesure que progressera la construction européenne ? […] Existe-t-il une politique linguistique communautaire ? […] Les politiques de soutien aux langues minoritaires menacées seront-elles encouragées, ou au contraire marginalisées ? La Communauté peut-elle et doit-elle intervenir dans l’enseignement des langues étrangères ?» (1993 : 14-16) .
Notons que derrière ces interrogations, dont on vérifie aujourd’hui la légitimité, le lecteur perçoit clairement la crainte sous-jacente d’une hégémonie linguistique, qui s’effectuerait au détriment de la diversité culturelle dont l’Europe se félicite depuis les premières heures de sa construction. Très régulièrement, d’ailleurs, une petite piqûre de rappel diplomatique est nécessaire pour apaiser les consciences :
«Une langue, c’est d’abord une ouverture sur une autre culture. Et donc une autre vision des choses. De ce point de vue, c’est très important. Même des langues qui apparaissent peu parlées, apportent quelque chose sur le plan culturel. […] Et rien ne serait pire, je crois, pour l’humanité, que de progresser vers une situation où il y aurait une seule langue. Parce que cela conduit forcément à une espèce de rétrécissement de la pensée. Une langue, c’est également l’expression d’une pensée. Parler tous la même langue, c’est forcément rétrécir la pensée, et cela finirait par avoir des conséquences graves.» (Jacques Chirac, Président de la République Française, Hanoï, 7 octobre 2004).
Dix ans avant l’ouverture aux nouveaux membres, Hugo Baetens Beardsmore (1995: 11) se penchait lui aussi – non sans un certain scepticisme – sur les implications de l’élargissement de l’Union dans l’utilisation des langues dans ses organes internes.
Son article s’ouvrait par la citation d’un document de séance du Parlement européen que l’on se permet de citer partiellement à notre tour :
« A l’heure actuelle, les organes de la Communauté tiennent chaque année quelque 10.000 réunions qui bénéficient de services d’interprétation. Neuf langues : ceci veut dire 72 combinaisons d’interprétation, et la présence de 27 interprètes, à chaque réunion. On a évalué à 156 le nombre de combinaisons possibles dans une communauté de 13 langues. On aurait alors besoin de 42 interprètes à chaque réunion. Avec 16 langues, 240 combinaisons sont possibles. Ceci veut dire qu’il faudrait prévoir 54 interprètes pour la réunion d’une seule commission. […]
Par sa politique, l’Union élargie influera directement sur le destin de plus de 350 millions de citoyens. Sa politique et ses lois doivent être compréhensibles. La sécurité juridique, la coopération et le contrôle démocratique commandent que la langue officielle de chaque Etat membre accède aussi au rang de langue officielle de l’Union. Chaque citoyen et chaque député élu au suffrage universel direct doivent donc avoir le droit d’être entendu dans la langue de leur pays. […] Il conviendra toutefois de rechercher des solutions, nouvelles et plus souples, pour l’utilisation des langues à l’intérieur des organes (institutions) de l’Union.» .
Dès 1994, donc, Hugo Baetens Beardsmore considère que la multiplicité croissante des langues susceptibles d’intervenir dans les travaux des institutions européennes constitue un problème difficile à résoudre. Pour lui, « l’Union européenne se trouve confrontée à un défi majeur et […] l’aspect linguistique de sa construction future se devra d’être au moins à la hauteur des réalisations politiques, sociales et économiques de son intégration. » (1995 : 13) .
l ajoute – et c’est un élément essentiel du débat – que « le problème le plus important réside dans […] le rapport entre union politique et comportement linguistique. […] Les principes de base de l’Union semblent comporter suffisamment de garanties et de compréhension pour la nécessité de la traduction de documents dans les langues officielles des pays membres, aussi nombreuses soient-elles. Des problèmes éventuels avec les textes écrits semblent relativement faciles à résoudre. L’essentiel semble résider dans la question de savoir s’il est souhaitable, voire […] réalisable, d’accepter un accroissement des langues officielles lors des interventions orales aux débats parlementaires et dans les commissions. » (1995 : 13-14) .
Autrement dit, il s’agit de vérifier si les instances européennes veulent ou non limiter le nombre de langues officielles dans certaines instances.
« Ce qui se passe dans les instances européennes à l’heure actuelle est un aménagement linguistique à l’échelle d’un continent, ce qui ne s’est jamais produit dans l’Histoire, conclut-il. Toute décision concernant l’emploi des langues dans les instances officielles […] aura, à long terme, une influence sur l’emploi des langues entre citoyens »… (1995 : 16) .
Parallèlement à ces constats, un certain nombre de linguistes et de politiques commençaient à déplorer l’absence d’une politique linguistique européenne claire : en 1997, dans un document de travail sur la question de la (non) communication dans l’Union européenne (25 août 1997), l’eurodéputé Gianfranco Dell’Alba faisait part de ses inquiétudes à propos de l’avenir linguistique de l’U.E. :
« S’il existe une question importante et urgente dans le processus de la construction européenne et sur laquelle il y a un silence coupable et embarrassé, c’est bien celle de la (non) communication à l’intérieur de l’Union. S’agissant de la communication entre les citoyens et, surtout au sein des institutions communautaires, il n’existe pas d’analyse sérieuse sur les limites du système choisi par les pères fondateurs (pour une Europe à 6) et sur la compatibilité avec une Europe démocratique et des citoyens susceptibles de regrouper demain 25 pays. C’est précisément ce retard dans l’analyse et la recherche de nouvelles solutions que nous devons absolument combler. » .
En 2005, soit huit ans après le constat de Dell’Alba, cette analyse continuait d’être partagée par les linguistes : dans une interview publiée sur Internet , Henri Giordan, spécialiste depuis plusieurs années dans l’étude pluridisciplinaire des minorités linguistiques européennes, osait même l’affirmer sans détour :
«Aujourd’hui, il n’existe pas de politique linguistique bien pensée au niveau européen.»
Et pour cause ! serait-on tenté d’ajouter. Car avant d’établir une quelconque politique, il est indispensable d’avoir une connaissance précise des éléments dont on dispose pour la planifier. Plus métaphoriquement, on n’invente pas une recette de cuisine sans connaître préalablement les ingrédients dont on va disposer pour la réaliser. Or, si la politique linguistique actuelle de l’Union européenne semble aussi vague et imprécise, c’est justement parce que les moyens dont dispose chacun de ses membres pour participer à son élaboration n’ont encore jamais été clairement définis.
Pays baltes
Compte tenu de leur histoire moderne commune et de leur proximité à la fois géographique et culturelle (on cite souvent l’architecture hanséatique de leurs capitales respectives pour illustrer cette dernière), les trois Etats baltes que sont l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sont souvent considérés comme un ensemble, et l’on évoque rarement l’un de ces pays sans que les deux autres ne soient mentionnés.
Pour cette raison, il nous a paru opportun de regrouper la présentation de ces derniers, d’autant plus qu’en matière de politique linguistique et éducative, de nombreux points communs sont à relever entre eux. Parmi ceux-ci, on relèvera notamment le caractère très récent de la mise en place des formations qui nous intéressent. C’est d’ailleurs la préoccupation relativement tardive de ces pays à l’égard des sciences du langage qui explique la faible quantité d’informations dont on dispose à l’heure actuelle : sur les sites Internet des universités concernées par la formation des traducteurs et des interprètes dans les pays baltes, les renseignements fournis sont souvent très vagues, rendant particulièrement risquée l’interprétation que l’on pourrait en faire.
Estonie
Données démo-linguistiques
Contrairement aux apparences, l’estonien n’est pas une langue balte : il appartient à la famille ouralienne, dont les origines remontent à plusieurs siècles dans les régions situées à l’ouest de l’Oural. Egalement appelée « finnoougrienne », cette famille linguistique rassemble une population de plus de 25 millions de locuteurs se partageant une trentaine de langues dont le hongrois et le finnois.
Selon les sources, l’estonien serait parlé par 1,1 à 2,5 millions de locuteurs ! Cet écart dans les estimations est particulièrement révélateur de l’histoire politique mouvementée du pays : les nombreuses invasions qui se sont succédé, mais surtout les quarante-cinq années de domination soviétique qui ont entraîné la fuite de dizaines de milliers d’habitants ne permettent pas de dresser un bilan précis.
Tout comme dans les deux autres pays baltes (la Lettonie et la Lituanie), la langue de la majorité est la langue officielle. En l’occurrence, les Estoniens représentent environ 68 % de la population actuelle, alors que les russophones forment un groupe très important estimé à environ 25 %, principalement installé dans les zones urbaines et industrielles. Le fait que l’estonien ne soit ni une langue balte ni une langue indo-européenne constitue d’ailleurs une difficulté supplémentaire pour ces derniers.
La troisième communauté est formée des Ukrainiens, qui représentent environ 2 % de la population. Suivent enfin, dans une moindre mesure, le Biélorusses, les Finnois, les Tatars, les Lettons, les Polonais, les Juifs, les Lituaniens et les Allemands. On estime que la grande majorité des citoyens estoniens (83 %) peuvent s’exprimer en estonien, alors que 15 % seulement peuvent le faire en russe.
Les relations interethniques entre les Estoniens et les Russes se sont d’ailleurs considérablement dégradées en juin 1993, à la suite de l’adoption d’une loi sur les étrangers demandant aux «non-citoyens» – en majorité russophones – de choisir entre la citoyenneté estonienne ou de rester étrangers, munis d’un permis de séjour.
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Table des matières
Introduction
1ère partie. Le point sur la formation des traducteurs et interprètes dans les nouveaux pays membres de l’U.E
Introduction
I. Pays Baltes
I-1) Estonie
I-1-1) Données démo-linguistiques
I-1-2) Formation des traducteurs et interprètes en Estonie
I-2) Lettonie
I-2-1) Données démo-linguistiques
I-2-2) Formation des traducteurs et interprètes en Lettonie
I-3) Lituanie
I-3-1) Données démo-linguistiques
I-3-2) Formation des traducteurs et interprètes en Lituanie
II. Pays d’Europe centrale
II-1) Hongrie
II-1-1) Données démo-linguistiques
II-1-2) Formation des traducteurs et interprètes en Hongrie
II-2) Pologne
II-2-1) Données démo-linguistiques
II-2-2) Politiques linguistique générale de la Pologne
II-2-3) Formation des traducteurs et interprètes en Pologne
II-3) Slovaquie
II-3-1) Données démo-linguistiques
II-3-2) Formation des traducteurs et interprètes en Slovaquie
II-4) Slovénie
II-4-1) Données démo-linguistiques
II-4-2) Formation des traducteurs et interprètes en Slovénie
II-5) République Tchèque
II-5-1) Données démo-linguistiques
II-5-2) Formation des traducteurs et interprètes en République Tchèque
III. Pays insulaires
III-1) République de Chypre
III-1-1) Données démo-linguistiques
III-1-2) Formation des traducteurs et interprètes en République de Chypre
III-2) Malte
III-2-1) Données démo-linguistiques
III-2-2) Formation des traducteurs et interprètes à Malte
IV. Pays Balkaniques
IV-1) Bulgarie
IV-1-1) Données démo-linguistiques
IV-1-2) Formation des traducteurs et interprètes en Bulgarie
IV-2) Roumanie
IV-2-1) Préambule
IV-2-2) Données démo-linguistiques
IV-2-3) Formation des traducteurs et interprètes en Roumanie
V. Cas de l’irlandais
VI . Des disparités qualitatives
2ème partie. Traduction et interprétariat dans les institutions européennes : Théorie vs Pratique
Introduction
I. A la Commission
I-1) Théorie et pratique de la traduction à la Commission
I-2 Théorie et pratique de l’interprétation à la Commission
II. Au Parlement
II-1) Théorie et pratique de la traduction au Parlement
II-2) Théorie et pratique de l’interprétation au Parlement
III. Coût du multilinguisme
3ème partie. Vers une modification du régime linguistique de l’Union européenne ?
Introduction
I. Une éventualité discutée
II. L’espoir d’un miracle technologique
II-1) La traduction automatique : mythe ou réalité
II-2) Les bases de données terminologiques : dictionnaires du futur ?
III. Propositions pour un nouveau régime linguistique de l’U.E
III-1) Une seule langue véhiculaire
III-1-1) L’anglais, unique langue officielle
III-1-2) L’hypothèse d’une langue universelle
IV. Solutions alternatives
IV-1) Pour une (re-)valorisation de l’enseignement des langues à l’école
IV-2) Développement de l’intercompréhension dans les institutions européennes
IV-3) Le compromis possible d’une « limitation démocratique » : les mandats linguistiques
Conclusion
Bibliographie