Le point de vue des recruteurs en entreprise et la demande sociale
Pour connaître les opinions de ces acteurs, nous avons examiné les résultats publiés d’enquêtes professionnelles/sociales ou d’interviews. Selon une enquête menée fin 2010 par le site « QS TopMBA » auprès de cinq mille entreprises recrutant dans trente-six pays des diplômés MBA, « la demande de soft-skills a considérablement gagné en importance dans le monde entier. Les quatre grands soft-skills exigés par ces entreprises sont : les compétences interpersonnelles, les compétences de communication, les compétences de réflexion stratégique et le leadership » (Geraghty, 2011).
Dans les entreprises, les études de Mark Murphy de Leadership IQ avancent que sur vingt mille cas d’embauche étudiés, 46% ont été des échecs et que dans 89% des cas, c’est le savoir-être de l’employé qui était mis en cause. Si la formation peut pallier certaines carences sur le plan des connaissances et du savoir-faire, les façons de travailler sont plus difficiles à changer. On doit à Herb Kelleher, cofondateur et ancien PDG de Southwest Airlines, la fameuse devise : « recruter pour les attitudes, former pour les compétences » (Hire for Attitude, Train for Skills). Selon ces recruteurs, on peut former aux compétences techniques, mais les attitudes sont plus difficiles à modifier.
En même temps, les recruteurs des entreprises se plaignent que « les formations en management auraient tout simplement oublié de former des managers, se bornant à leur fournir une boîte à outils utilisable dans n’importe quelle situation ou sous toutes les latitudes, alors que l’internationalisation des entreprises demande une adaptation aux différences culturelles. » (Estival, 2011).
Une enquête de juin 2014, menée par ICM Research auprès de quatre mille (4000) adultes pour Brathay Trust dont neuf cent huit (908) managers, indique que 38% des employeurs souhaitent que les demandeurs d’emploi et les jeunes donnent plus d’importance aux réalisations personnelles et aux expériences vécues lors de l’élaboration de leurs fiches de candidature. 37% des employeurs estiment que les demandeurs d’emploi ne sont pas conscients de l’importance accordée aux compétences humaines. 26% des managers interrogés estiment que les ‘soft skills’ devraient être pris en compte avant d’autres qualifications. Les résultats de l’enquête indiquent aussi qu’une forte capacité de travail, l’éthique, l’engagement, la communication et surtout la capacité à travailler en équipe sont les qualités que les recruteurs valorisent le plus chez les candidats. Les résultats de l’enquête indiquent encore que rafraîchir les ‘soft skills’ peut s’avérer utile pour les employés déjà en poste. 30% des cadres pensent que les employés qui améliorent de manière proactive les ‘soft skills’ sont plus susceptibles d’être promus. 24% pensent que les ‘soft skills’ des employés aident à distinguer leur entreprise de la concurrence. Dans son livre « Work rules », le DRH de Google Laszlo Bock explique que « le processus d’embauche de gens exceptionnels est devenu une science grâce à des années de recherches et d’expérimentations. » (Bock, 2015).
En 2016, dans un entretien accordé au ‘New York Times’, Bock indiquait que, pour lui, « Le critère numéro 1 que nous recherchons est la capacité d’apprendre collectivement. Ce n’est pas le QI, mais la capacité d’apprentissage […]. Le second est le ‘leadership’. Il diffère du concept de leadership traditionnel. Ce qui nous importe, c’est : face à un problème et si vous êtes un membre de l’équipe, êtes-vous prêt à diriger l’équipe ? Savezvous prendre du recul et laisser les autres vous diriger en cas de besoin? Parce que la clé pour être un leader efficace dans cet environnement est que vous devez être prêt à abandonner le pouvoir. […] Le troisième et le quatrième critère sont l’humilité et la possessivité […] Vous avez besoin d’un grand ego et d’un petit ego chez la même personne en même temps.». Toujours selon Bock, les recruteurs d’aujourd’hui ne s’intéressent qu’à ce que les individus peuvent faire ou apporter à l’entreprise, et non pas où et comment ils ont appris à le faire. Et pour mesurer ce type de compétences des candidats, il existe de nombreux tests spécialement conçus pour les recruteurs .
En France, selon les observations de l’Association pour l’Emploi des Cadres (APEC), durant la même période, dans un contexte économique encore incertain, les marchés du recrutement des cadres en régions seraient fortement marqués par leur orientation sectorielle : en Ile-de-France et PACAC plus de 3 embauches prévues sur 4 seraient réalisées par des entreprises de services. En Auvergne, Centre, Champagne-Ardenne, Franche-Comté, Haute-Normandie, Picardie et Poitou-Charentes, l’industrie représentait en 2014 au moins 30 % des embauches de cadres. Enfin, le commerce pourrait représenter près d’un quart des embauches de cadres dans le Nord-Pas-de-Calais. Les opportunités pour les cadres de la fonction commerciale seraient réparties quasiment sur tout le territoire, tandis que les embauches de cadres informaticiens se concentreraient principalement en Ile de-France et Midi-Pyrénées. Les cadres d’études R&D seraient davantage recherchés dans les régions où les industries de pointe sont bien implantées, comme en Ile-de-France, Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes, mais également en Bretagne, Limousin et Picardie.
Comment définir le profil idéal du candidat pour le poste de manager ? Toujours, selon l’APEC, les entreprises recherchent des professionnels aux réalisations exemplaires, dotés d’un sens aigu des affaires et qui seraient en mesure d’apporter une véritable valeur ajoutée à l’entreprise. Elles souhaitent recruter des candidats dotés d’un esprit ouvert, d’un bon flair commercial, qui sont non seulement capables d’identifier les problèmes, mais aussi de trouver rapidement des solutions… « Nous cherchons des profils capables de bien communiquer, de ne pas avoir peur d’aller au contact, avec lesquels nous sentons que nous pourrons travailler efficacement ensemble » (propos recueilli auprès d’un manager, 2016). C’est ce qu’exprime notamment un cadre dirigeant supérieur d’un grand groupe à propos de sa vision sur les critères de recrutement des managers. Dans cette optique, comme le premier sens du mot ‘coopérer’ est agir, travailler conjointement avec quelqu’un en vue de quelque chose, participer, concourir à une œuvre ou à une action commune . Il est désormais clair que ‘coopérer’ est une activité très importante dans la profession de manager.
Compte tenu de la concurrence intense dans les secteurs qui recrutent et de l’explosion du nombre de candidats éligibles, les exigences classiques telles que diplômes et compétences techniques sont devenues insuffisantes. Ainsi, les recruteurs ont commencé à augmenter leurs exigences vis-à-vis d’autres types de compétences. C’est peut-être la raison pour laquelle aujourd’hui, les recruteurs en entreprise considèrent que les compétences techniques ne sont qu’une ‘condition nécessaire’ mais pas une ‘condition suffisante’ pour permettre à un ‘bon expert’ de devenir un ‘bon manager’. Par conséquent, ils sont de plus en plus à la recherche des bonnes façons de travailler ou des attitudes positives que les candidats pourraient apporter à l’entreprise dans l’immédiat et à long terme.
Le point de vue de sujets souhaitant devenir managers
Pour apprécier ce point de vue, nous avons travaillé à partir de récits écrits par les candidats de la formation MBA entre 2012-2016 au Cnam . La procédure de sélection des participants de la formation MBA au Cnam exige en effet que les candidats rédigent quatre récits pour répondre aux quatre questions ouvertes suivantes : 1) Quel est votre objectif de carrière après le MBA et quel rôle la formation MBA du Cnam peut jouer dans la réalisation de votre objectif ; 2) Décrivez une de vos expériences de réussite ; 3) Décrivez une de vos expériences d’échec ; 4) Décrivez une de vos expériences de leadership. Notre intention initiale était d’observer si les récits de ces individus allaient ou non à l’encontre du point de vue des entreprises et des recruteurs. Ce but a toutefois évolué au cours de notre étude documentaire.
Il est intéressant de constater, en lisant ces récits, que lorsque certains candidats ont exprimé le désir de tirer profit de ce diplôme MBA pour avancer et accéder à des postes au niveau de la direction, d’autres visaient plutôt un changement de profession : passer de ‘pilote’, ‘ingénieur’ ou ‘artiste’ … à ‘manager’. C’est là que nous avons commencé à noter la coexistence de deux points de vue différents sur la perspective de devenir manager. Le premier est plutôt formel et organisationnel : devenir manager est considéré comme une ‘promotion’ ou une occupation du poste, tandis que le second est plus transformationnel et individuel : devenir manager est perçu comme un processus de ‘reconversion’ professionnelle ou un ‘changement de métier’.
Le point de vue d’un manager confirmé (‘senior manager’)
Après avoir vérifié le point de vue de ceux qui souhaitent devenir managers, nous pensons qu’il est également important d’examiner le point de vue de ceux qui considèrent être des managers confirmés. Pour y parvenir, nous utiliserons dans cette section les témoignages des managers rencontrés dans les relations de travail et dans le cadre des entretiens professionnels.
Au printemps 2008, nous avons rencontré monsieur B pour une conférence sur le thème ‘Transformation’. Ingénieur diplômé de Supelec et détenteur d’un MBA d’HEC, monsieur B a eu plus de trente ans d’expérience en Management et Finance au sein de grandes sociétés comme X où il a été nommé Directeur Général en Côte d’Ivoire, Directeur de l’audit interne (secteurs aval, trading et finance) du Groupe à Londres, Directeur financier de la branche brésilienne de X, Vice-président Finance de sa branche internationale, ainsi que de deux autres entreprises (Y et Z) avec une carrière essentiellement à l’international. Lors de sa conférence, il a ainsi déclaré : « A 52 ans, j’ai compris qu’entre le poste d’expert et de manager, il faut choisir. » .
Pour lui, il n’est pas facile de changer la manière de travailler d’un adulte à moins que ce dernier choisisse volontairement de poursuivre la carrière de manager plutôt que celle d’expert. La conscience du sujet de la distinction entre travail d’expert et travail de manager joue un rôle déterminant. Après avoir fait son choix, le ‘manager confirmé’ développe l’intention de renouveler ses manières de travailler, de construire de nouvelles compétences ou de ‘désapprendre’. Il a également estimé que la conviction est un autre facteur interne important qui entraîne un changement dans les manières de travailler du manager. Une conviction représentant un niveau d’intention élevé peut amener le ‘manager confirmé’ à quitter volontairement sa ‘zone de confort’, à quitter son environnement de travail habituel, à mettre de côté son ego et, ce qui est le plus difficile, à briser les attitudes stéréotypées développées par son entourage.
« On m’a confié la mission de mener la transformation de la fonction financière de ‘la boite’ (avec huit milliards de dollars, quinze mille personnes depuis 2000-2002). La transformation a tellement changé la structure du groupe, donc il n’y a pas de comparaison ‘avant-après’. Plus vous avancez, plus vous perdez vos références. En 2002 : 45 000 stations de service 110 business modèles. Les managers doivent être des gens qui ont de vraies convictions. Quand la vision de l’entreprise est C, les missions courantes sont A, alors que le rôle du manager est d’assurer la fonction qui est de choisir les personnes qu’il faut pour amener l’organisation d’A à C. Pour un manager leader, l’organisation a depuis 200 ans été comme ça (A), mais désolé, demain ce sera comme ça (C). Vous devez faire comme ça, et je vais le faire avec vous, mais non pas contre vous. » Pour lui, la conviction d’un manager confirmé se construit sur ses années d’expérience dans différents environnements. C’est une certitude basée sur des preuves jugées suffisantes. Cette conviction peut faire partie de l’attitude, requise selon lui, permettant à un manager confirmé de diriger les employés vers un objectif défini. Dans une autre séquence, il ajoute : «Dans le système des grands groupes de ce type, quand vous êtes très bon dans un domaine, ils vont vous prendre et vous faire travailler sur un autre domaine ».
Ici, il estime que l’influence peut aussi provenir d’un facteur externe. Par exemple, la politique de gestion des ressources humaines des grands groupes pourrait placer successivement un manager confirmé dans un environnement totalement nouveau et étranger. Dans ces conditions, un manager confirmé pourrait non seulement faire face à ces changements significatifs, mais aussi voir de ses propres yeux comment différents postes au sein de l’entreprise requièrent différents types de compétences et développer son sens de l’empathie. De son point de vue, en tant que manager confirmé, il a identifié deux facteurs qui ont influencé sa manière de travailler dont un facteur interne (le choix personnel) et un facteur externe (les changements successifs dans l’environnement de son travail).
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Table des matières
INTRODUCTION
A. Compétences humaines/techniques des managers
B. Activités invisibles/visibles des managers
C. Organisation de la recherche et de la thèse
PARTIE I – LES COMPETENCES DES MANAGERS : DES COMPETENCES HUMAINES – CONTEXTE SOCIAL
CHAPITRE 1.1 POINTS DE VUE D’ACTEURS : VALORISER LES COMPETENCES HUMAINES DES MANAGERS
1.1.1 Le point de vue des recruteurs en entreprise et la demande sociale
1.1.2 Le point de vue de sujets souhaitant devenir managers
1.1.3 Le point de vue d’un manager confirmé (‘senior manager’)
1.1.4 Conclusion
CHAPITRE 1.2 MANAGER, C’EST FAIRE AGIR AUTRUI, OBSERVATIONS DE TERRAIN
1.2.1 Manières ‘instinctives’ versus manières ‘contrôlées’ des managers
1.2.2 Les manières de faire agir autrui des managers ‘formés’ versus celles des managers ‘promus’
1.2.3 Les manières des ‘managers à double profil’
1.2.4 Conclusion
PARTIE II – RECONSTRUIRE LES MANIERES DE FAIRE AGIR AUTRUI – INTERACTION/EXPERIENCE/ APPRENTISSAGE – OBJET ET QUESTION DE RECHERCHE
CHAPITRE 2.1 ATTITUDE ET INTERACTION
2.1.1 L’attitude
2.1.2 L’interaction
2.1.3 Deux conclusions
CHAPITRE 2.2 EXPERIENCE ET APPRENTISSAGE
2.2.1 L’expérience
2.2.2 Les approches de l’apprentissage
2.2.3 Conclusion
CHAPITRE 2.3 ACTIVITES ET TRAVAIL DU MANAGER
2.3.1 Les activités du manager
2.3.2 Le travail du manager
2.2.3 Conclusion
CHAPITRE 2.4 CHANGER D’ATTITUDE ET RECONSTRUIRE LES MANIERES DE FAIRE AGIR AUTRUI
2.4.1 Changer d’attitude
2.4.2 Reconstruire les manières de faire agir autrui
2.4.3 La dynamique constructive et la reconstruction
2.4.4 Conclusion
PARTIE III – APPROCHER LA TRANSFORMATION DES MANIERES DE FAIRE AGIR AUTRUI DES MANAGERS – EVOLUTION DU DISPOSITIF DE RECHERCHE
CHAPITRE 3.1 CONDUITE DE LA RECHERCHE – UNE APPROCHE INDUCTIVE
3.1.1 Positionnement épistémologique de cette thèse
3.1.2 De ‘l’observation participante’ à ‘la conversation observante’
3.1.3 Le questionnaire : les raisons du choix de cette méthode
3.1.4 Les entretiens semi-directifs
3.1.5 Combinaison de différentes techniques de recueil des données
3.1.6 Le choix d’outil d’analyse et le défi méthodologique affronté
3.1.7 Conclusion
CHAPITRE 3.2 LA POPULATION CIBLE
3.2.1 Le terrain de recherche
3.2.2 L’échantillon restreint
3.2.3 Les données et la catégorisation des données
3.2.4 Conclusion
CHAPITRE 3.3 RECHERCHE EXPLORATOIRE PAR QUESTIONNAIRE
3.3.1 Comparaison des observations et des traces du terrain
3.3.2 Analyse des réponses au questionnaire
3.3.3 Conclusion
CHAPITRE 3.4 LES APPROFONDISSEMENTS PAR ENTRETIEN
3.4.1 Conduite des entretiens
3.4.2 Déroulement des entretiens
3.4.3 Conclusion
CONCLUSION