Le libรฉralisme: un contexte
ย ย Le politique nโa pu se rรฉaliser que lorsque les humains ont pris l’habitude de vivre en sociรฉtรฉ, lorsqu’ils sont devenus capables de concevoir d’une maniรจre abstraite les gouvernants et les gouvernรฉs. Cโest la famille qui fut alors la premiรจre forme de sociรฉtรฉ. La force et la nรฉcessitรฉ ont agrandi peu ร peu le cercle de la famille; et les premiรจres sociรฉtรฉs que nous avons connues sont des clans communautaires oรน le chef a un pouvoir plus ou moins tempรฉrรฉ par ceux des autres chefs de famille. Dans le temps, l’autoritรฉ prit une dimension sacrรฉe et religieuse. La force, les liens du sang et la religion reprรฉsentaient les premiers fondements des relations politiques. En effet, dans lโantiquitรฉ grecque et romaine la religion des morts fonda en Grรจce la famille, puis la Citรฉ, qui รฉtait une forme d’รtat. Ces premiers codes ont รฉtรฉ des recueils de rites en mรชme temps que de prescriptions lรฉgislatives. La loi ne sortait pas de la volontรฉ d’un homme ni d’un suffrage. Il sโagissait bien entendu de ยซ la religion civique reposant sur une pratique sociale publique des festivitรฉs civiques et des cรฉlรฉbrations publiques ยป. Elle รฉtait fondรฉe non sur des textes sacrรฉs mais sur le culte dโHomรจre et de ses poรจmes. Ainsi, c’รฉtait la participation du citoyen au culte qui lui confรฉrait ses droits civils et politiques. Cependant, avec les progrรจs de la civilisation, le respect du vieux culte disparut ; la philosophie grecque doit donc รฉtablir sa propre conception du bien suprรชme de la vie humaine, une conception qui puisse รชtre conforme ร lโAthรจnes du V siรจcle qui nโa presque rien ร voir avec la Grรจce archaรฏque. En effet, cโรฉtait lโรจre des penseurs rรฉvolutionnaires ร lโimage des sophistes, Socrate, Platon, Aristote etc. Ils examinรจrent les lois de l’รtat, enseignรจrent une nouvelle justice plus humaine et moins exclusive, prรชchant que, pour gouverner un รtat, il ne suffisait plus d’invoquer les vieux usages et les lois sacrรฉes, mais qu’il fallait persuader les humains et agir sur des volontรฉs libres. Platon soutient tout comme Socrate et les Sophistes que les principes de la morale et de la politique rรฉside en nous mรชmes, que la tradition n’est rien, que c’est la raison qu’il faut consulter, et que les lois ne sont justes qu’autant qu’elles sont conformes ร la nature humaine. Quant ร Aristote, il suppose que la science du Souverain Bien n’est complรจte que si elle traite du bien dans l’รtat. Malgrรฉ leurs idรฉes rรฉvolutionnaires, la philosophie d’Aristote et de Platon n’avaient pas assez pris en considรฉration les droits de l’homme, mais seulement ceux du citoyen. Mais, cโest avec lโarrivรฉe du christianisme dans le monde antique, quโon assistera ร une profonde mutation morale. Ne contenant pas de doctrine politique proprement dite, il a rรฉussi ร briser le cadre de la citรฉ antique en prรชchant la fraternitรฉ humaine. De la mรชme maniรจre, il est parvenu ร diminuer le rรดle de l’โรtat en affranchissant de son contrรดle l’รขme du citoyen. Par opposition ร la religion civique de la Grรจce antique, il รฉtait ยซ fondรฉ sur lโautoritรฉ dโune institution autonome, la papautรฉ, autoritรฉ centrale et quasi absolue mรชme si parfois contestรฉe en particulier pendant la pรฉriode conciliaire du XIV et XV siรจcles ยป. En dโautres termes, il sโagit dโune religion du salut, ร fort caractรจre doctrinal et expansionniste. Donc, ยซ contrairement ร la philosophie morale classique, la philosophie morale de lโรglise mรฉdiรฉval nโรฉtait pas le fruit de lโexercice libre et disciplinรฉ de la seule raison ยป dans la mesure oรน elle รฉtait subordonnรฉe ร lโautoritรฉ de lโรglise et รฉtait exerรงait en principe par le clergรฉ dans le but de dรฉfendre les intรฉrรชts de lโinstitution. En effet, elle prรฉsentait ร l’humain des devoirs indรฉpendants de ceux du citoyen. De mรชme, elle orientait les esprits vers une doctrine politique de la soumission en donnant une nouvelle base ร la morale, et un nouveau but ร la vie. Cโest ainsi que la morale et la religion apparurent aux esprits comme des devoirs d’ordre supรฉrieur ร ceux qu’impose l’รtat; car la citรฉ terrestre, reservรฉe aux bienheureux, รฉtait selon les fidรจles beaucoup plus importante que la citรฉ terrestre.
La tolรฉrance chez les libรฉraux classiques
ย ย En effet pour prendre en charge cette prรฉoccupation, les libรฉraux dรฉveloppรจrent des doctrines aux centres desquelles le principe libรฉral de la tolรฉrance. Cependant pour mieux saisir leurs pensรฉes il est nรฉcessaire de dรฉfinir dโabord ce quโon entend par tolรฉrance. Bien entendu, elle peut รชtre comprise comme un idรฉal politique fondamental pour les diverses apprรฉhensions du libรฉralisme, tant classique que contemporain dont ยซ le principe fondateur est la souverainetรฉ de lโindividu son droit ร choisir ses conceptions de la vie et lโinterdiction faite ร toute autoritรฉ, religieuse, politique ou sociale dโinfรฉrer avec ses choix aussi longtemps que ceux-ci ne sont pas nuisibles ยป. Le terme dรฉsigne รฉgalement un principe politique mis en place au XVIIe siรจcle et thรฉorisรฉ par John Locke dans la Lettre sur la tolรฉrance (1689), ainsi qu’un rรฉgime dรฉmocratique en vigueur dans de nombreux รtats de droit, notamment anglo-saxons. Partant de ces idรฉes, on peut dire quโune une sociรฉtรฉ libรฉrale est alors une sociรฉtรฉ tolรฉrante dans laquelle vivent plusieurs individus qui peuvent avoir des opinions des valeurs et des genres de vie fortement diffรฉrents. Cโest dans cette perspective que Catherine Audard soutient quโil est essentiel de rappeler clairement que ยซ Le credo du libรฉralisme, […] cโest la tolรฉrance, cโest-ร dire lโaffirmation de la libertรฉ radicale de lโindividu en matiรจre de conviction que Isaiah Berlin appelle ยซ la libertรฉ nรฉgative ยป et le devoir absolu des lois de protรฉger cet espace privรฉ ยป. Mais pour mieux comprendre le pourquoi dโune telle assertion, il faudrait au moins plonger un regard sur trois siรจcles de luttes politiques, de dรฉbats philosophiques et religieux dont le rรฉsultat nโest rien dโautre que lโespoir de pouvoir vivre ensemble dans une situation de division รฉthique. Ainsi peut-on se demander si la politique doit-elle tenir compte de la morale pour assurer la possibilitรฉ du vivre ensemble ou tout simplement de la tolรฉrance ? A cette question, Locke rรฉpond positivement. En effet, pour lui une politique sans morale ne serait pas lรฉgitime. Il estime que les valeurs morales doivent prendre le dessus sur lโefficacitรฉ. Dโailleurs cโest dans cette perspective que Locke ainsi que les philosophes des lumiรจres ont mรฉditรฉ sur la question du fondement de lโรtat. Selon eux, lโรtat nโest pas une fin en soi. Par contre il est le rรฉsultat dโun accord entre partenaires. Et, le but fondamental du contrat chez Locke, cโest de prรฉserver les vies, les libertรฉs et les biens par lesquels on remet ร la sociรฉtรฉ la libertรฉ, lโรฉgalitรฉ et le pouvoir de lโรฉtat de nature dans les limites du bien public. Locke, Hobbes, Kant entre autres, dans un contexte de pluralisme religieux, ont ainsi effectuรฉ des rรฉflexions sur les conditions de possibilitรฉ de la stabilitรฉ dโune sociรฉtรฉ libรฉrale. Mais, on met ici lโaccent sur les thรจses de Locke dans la mesure oรน elles ont apportรฉ un changement capital dans la maniรจre de penser la tolรฉrance et lโunitรฉ sociale dans une sociรฉtรฉ dominรฉe par une pluralitรฉ de conceptions comprรฉhensives de la vie bonne. En dโautres termes, cโest avec lui que le pluralisme a trouvรฉ une base solide en ce qui concerne le combat pour la tolรฉrance religieuse. Dโailleurs cโest dans cette perspective quโon peut saisir tout le sens de ce tรฉmoignage de Voltaire dans la troisiรจme des Lettres philosophiques dans laquelle il ne cesse de faire des รฉloges ร lโรฉgard de lโesprit tolรฉrant de Locke. En effet, il soutient quโil nโa jamais constatรฉ un esprit aussi brillant, aussi mรฉthodique et plus exact que Locke. Pourtant reconnaissant ร ce dernier quโ ยซ il nโรฉtait pas un grand mathรฉmaticien. Il nโavait jamais su se soumettre ร la fatigue des calculs ni ร la sรจcheresse des vรฉritรฉs mathรฉmatiques […], et personne nโa mieux prouvรฉ que lui que lโon pouvait avoir lโesprit de gรฉomรจtre sans le secours de la gรฉomรฉtrie ยป.
La thรฉorie de la justice de Rawls
ย ย Rawls sโest engagรฉ dans le secteur de pensรฉe de la philosophie morale et politique de faรงon exemplaire avec humilitรฉ et moins de bruit et il a rรฉalisรฉ une ลuvre intรฉressante ร travers ses interventions pertinentes et pointues qui constituent une rรฉflexion incontournable portant sur les maux qui troublent notre modernitรฉ. Ceux des รtats Unis des annรฉes 60 en sont une preuve. Il sโagit dโun moment que Rawls considรจre comme lโรขge le plus sombre de la dรฉmocratie amรฉricaine. Une pรฉriode marquรฉe par des revendications de justice et de libertรฉ pour tous ร laquelle il veut apporter une solution. En effet, lโaspect rรฉvolutionnaire de sa pensรฉe surtout dans un contexte de profondes injustices, il faut le rappeler, est quโau-delร de remettre la question de la justice sociale au centre des dรฉbats philosophiques, sa thรฉorie de la justice est apparue comme une tentative de rรฉconcilier diffรฉrents courants philosophiques en apparence divergents notamment ceux de Locke et Rousseaux sur des questions aussi cruciales que sont lโรฉgalitรฉ et la libertรฉ qui impliquent en rรฉalitรฉ la question de la tolรฉrance dans les rรฉgimes dรฉmocratiques. Ainsi la prรฉoccupation de Rawls dans cette thรฉorie est la suivante: quโest quโune sociรฉtรฉ juste ? Autrement dit, considรฉrant la sociรฉtรฉ comme un systรจme de coopรฉration entre citoyens libres et รฉgaux comment doit-on dรฉterminer les termes รฉquitables de coopรฉration ? La rรฉponse que Rawls apporte ร cette question sโinscrit dans son but de dรฉcouvrir ยซ les principes les mieux ร mรชme de rรฉaliser la libertรฉ et รฉgalitรฉ, quand on suppose que la sociรฉtรฉ est un systรจme de coopรฉration entre des citoyens libres et รฉgaux ยป. Si Rawls sโest fixรฉ lui- mรชme un tel objectif, cโest parce quโil estime que la sociรฉtรฉ ainsi conรงue est caractรฉrisรฉe par une double rรฉalitรฉ ร savoir un conflit dโintรฉrรชts et une identitรฉ dโintรฉrรชts. Il y a identitรฉ dโintรฉrรชts parce que la coopรฉration sociale procure ร tous une meilleure vie que celle que chacun aurait eue en vivant seulement grรขce ร ses propres efforts. Cependant, il y a conflit dโintรฉrรชts puisque les hommes ne sont pas indiffรฉrents ร la maniรจre dont sont rรฉpartis les fruits de leur coopรฉration. Dans la quรชte de leur objectif ils prรฉfรจrent tous une part plus grande des avantages ร une plus petite. Cโest ce que Rawls appelle en dโautres termes les circonstances de justice. Bien entendu, il sโagit de lโensemble des conditions qui rendent ร la fois possible et nรฉcessaire la coopรฉration humaine. Ce sont des conditions historiques dans lesquelles รฉvoluent les sociรฉtรฉs dรฉmocratiques. Rawls en distingue deux ร savoir les conditions objectives et les conditions subjectives. Les premiรจres correspondent aux quantitรฉs de ressources disponibles dans le systรจme coopรฉratif. Rawls parle de raretรฉ de ressources. En effet, avec une personne vivant toute seule dans une รฎle dรฉserte, la question de justice ne se poserait jamais. Celle-ci surgit lorsque des personnes dรฉcident de former une sociรฉtรฉ et de vivre ensemble et quโil y ait des stocks de biens ร partager. Sโil y en a abondance le problรจme est moins important. Par contre sโil y a raretรฉ de biens, cโest exactement lร que le besoin se fait plus sentir. Les secondes correspondent selon Rawls aux attitudes des individus dans les circonstances objectives. Ici, lโidรฉe de base est que chaque partenaire a ses propres projets et ses conceptions du bien. Ces derniers sont irrรฉconciliables et chacun essaie de faire valoir les siens. En rรฉalitรฉ, il sโagit tout simplement du pluralisme moral avec plusieurs positions diffรฉrentes, croyances, conceptions du bien, diffรฉrents groupes ou encore intรฉrรชts. Donc lโidรฉe quโon peut avoir une sociรฉtรฉ organisรฉe autour dโune conception du bien, pour lui, est infondรฉe sociologiquement et philosophiquement. Cโest pourquoi il dit que le fait quโil existe une telle pluralitรฉ de conceptions du bien est la cause pour laquelle on ne peut pas sโaccorder autour dโune conception commune dโun nombre de principes de justice. Cโest dans ce contexte selon Rawls quโ ยซ on a besoin des principes pour choisir entre diffรฉrentes organisations qui dรฉterminent cette division des avantages et pour conclure sur des rรฉpartitions correctes ยป Cependant comment va-t-il les dรฉfinir ?
Les doctrines libรฉrales de la neutralitรฉ face au dรฉfi du pluralisme
ย ย Dโune maniรจre gรฉnรฉrale, lโanalyse montre que nos sociรฉtรฉs contemporaines sont caractรฉrisรฉes par diverses formes de pluralisme qui font quโon considรจre la neutralitรฉ de lโรtat comme une interprรฉtation de lโhรฉritage libรฉral adรฉquate dans les circonstances historiques prรฉsentes. En effet, la pรฉriode qui a prรฉcรฉdรฉ la rรฉforme est une pรฉriode pendant laquelle les controverses politico-religieuses ont dรฉvoilรฉ leur caractรจre de nuisance au prix de la persรฉcution et des conflits sanglants. Partant des expรฉriences de cette รฉpoque, les partisans de la neutralitรฉ (les libรฉraux modernes) dรฉfendent lโidรฉe que les controverses sur ce qui donne sens et valeur ร la vie doivent รชtre รฉcartรฉes lorsquโon rรฉflรฉchit sur des questions portant sur des principes du vivre ensemble. Car, lorsque ces controverses prennent une dimension morale, ou religieuse, il est moins envisageable voire impossible de trouver un consensus. Dans ce cas ce qui est convenable pour un รtat libรฉral cโest de tenir une position de neutralitรฉ vis-ร -vis des diverses conceptions du bien. Dรจs lors, partant des questions religieuses, on en vient progressivement ร comprendre que cโรฉtait plus gรฉnรฉralement au pluralisme des opinions, des idรฉologies, des valeurs et des genres de vie que la tolรฉrance libรฉrale devrait sโappliquer. Donc plutรดt que de tolรฉrance, les libรฉraux contemporains parlent volontiers aujourdโhui de neutralitรฉ politique. Cโest la raison pour laquelle depuis les annรฉes 70 lโidรฉal de neutralitรฉ occupe une place particuliรจre dans le libรฉralisme mรชme si elle fait lโobjet de vive controverse : il en a fait un trait essentiel en raison du fait du pluralisme notoire dans les sociรฉtรฉs dรฉmocratiques. Sโil en est ainsi, la question quโon se pose alors est de savoir pourquoi le libรฉralisme politique doit-il รชtre neutre ? Selon Catherine Audard, une thรฉorie politique libรฉrale doit รชtre neutre ยซ pour ne choquer aucune conscience, aucune vision du monde individuelle et pourtant doit recueillir lโadhรฉsion de tous, doit faire partie du bien de chacun, sinon elle nโaurait aucune application possible ยป. Dans la mรชme perspective, Dworkin estime quโune conception libรฉrale doit รชtre neutre pour garantir lโรฉgal traitement des citoyens. Il considรจre quโune certaine forme dโรฉgalitรฉ est le nerf du libรฉralisme. Il appelle cette conception, ยซ la conception libรฉrale de lโรฉgalitรฉ ยป. En effet, pour lui, cโest du ressort de la moralitรฉ de la politique constitutive du libรฉralisme que lโรtat doit traiter ses membres en รฉgaux avec un respect et une attention รฉgale. Cela lโexige ร reste neutre ร lโรฉgard des diffรฉrentes conceptions de la vie bonne. Du fait que les individus se diffรฉrencient sur ce qui fait la valeur et le sens de leur vie; tout en sachant quโun tel problรจme est de nature รฉthique purement personnelle avec une incidence essentielle sur la vie de chacun, aucun favoritisme nโest tolรฉrable. Ainsi, on estime que lโunique faรงon pour lโรtat de traiter ses membres avec un รฉgal respect est de ne pas se prononcer sur la validitรฉ respective de leur conception รฉthique.
|
Table des matiรจres
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LIBERALISME ET PLURALISME
Chapitre I: La tolรฉrance dans le libรฉralisme classique
Chapitre II : La Thรฉorie de la justice : une rupture avec lโidรฉal classique de la tolรฉrance
Deuxiรจme partie: DE LA TOLERANCE AU CONSENSUS PAR RECOUPEMENT DE RAWLS
Chapitre I: La neutralitรฉ politique
Chapitre II: De la tolรฉrance comme modus vivendi au consensus par recoupement
TROISIEME PARTIE: Le principe libรฉral de lรฉgitimitรฉ et la justification publique
Chapitre I: le principe libรฉral de lรฉgitimitรฉ
Chapitre II : La raison publique
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
Tรฉlรฉcharger le rapport complet