Je fendrai les hautes herbes couvertes de rosée au plus profond de la plaine russe pour y planter les cerisiers du Yamato. (Uchida Ryōhei ; 1895).
Les politiques expansionnistes ne s’appuient pas sur la seule puissance des États ; de telles entreprises sont le résultat de processus complexes aux acteurs multiples dont les responsabilités respectives sont difficiles à évaluer et à quantifier. Si la décision de placer sous protectorat, ou d’annexer un territoire, relève in fine de la responsabilité de l’autorité politique compétente en place, il existe cependant une chaîne causale qui permet leur apparition et leur évolution.
L’avènement de l’ère Meiji 明 治 (1868-1912) marqua de larges changements politiques et sociaux au Japon ainsi que le début de huit décennies d’expansionnisme. En effet, dès 1869, le Japon impérial étendit son territoire jusqu’aux rives de la Mer d’Okhotsk en annexant l’île septentrionale d’Ezo 蝦夷, qu’il rebaptisa sous le nom de Hokkaidō 北海 道 . Ceci marqua le commencement d’une longue succession de conquêtes territoriales qui fut stoppée par la capitulation du Japon le 15 août 1945 . Après Hokkaidō, ce fut l’archipel des Ryūkyū (1879), puis Taïwan 台湾 et la péninsule du Liaodong 遼東 (1895), Sakhaline (jap. Karafuto 樺太) (1905), le territoire à bail du Guangdong 廣東 (1905), la Corée (Chosŏn 朝鮮) (1910), puis les possessions allemandes telles que le Shandong 山東 (1914), puis la Mandchourie 満州 (1931), et enfin durant la guerre du Pacifique, la longue liste de territoires occupés par les puissances occidentales en Asie tels que la Birmanie, l’Indochine et les Philippines. Parmi les acteurs qui pensèrent et militèrent pour une politique extérieure japonaise agressive se trouvent les « agents d’influence non-institutionnels ».
Le présent travail a pour but de mettre en lumière et d’analyser les origines, les objectifs, les moyens et les conséquences de l’action des agents d’influence non institutionnels sur la politique extérieure japonaise et plus particulièrement sur le développement de sa politique expansionniste en Asie. Connus au Japon sous le nom de tairiku rōnin 大陸浪人, dès les années 1880 et jusqu’à la fin de la guerre du pacifique, ils agirent directement sur la politique extérieure japonaise. Avant de nous intéresser de plus près à ces « agents » et d’exposer l’approche choisie pour effectuer ce travail, rappelons brièvement le contexte historique des années 1840 à 1868 qui vit l’émergence de ces « agents d’influence ».
Situation internationale et crispations géopolitiques (1842-1868)
L’expansionnisme japonais en Asie n’est pas un phénomène propre à l’époque moderne. À la fin du XVIe siècle émergea progressivement une volonté japonaise nouvelle de remettre en cause l’ordre sino-centré, au profit d’un paradigme nippo-centré, régissant les relations avec l’étranger en Asie. En effet, Toyotomi Hideyoshi 豊臣秀吉 (1536-1598), ainsi que Tokugawa Ieyasu 徳川家康 (1543-1616), fondateur du shōgunat des Tokugawa (Tokugawa bakufu 徳川幕府) (1603-1867), tentèrent de mettre en place un tel système. Hideyoshi lança le Japon dans une guerre contre son voisin coréen (1592-1598). Ce conflit fut à l’origine de ravages durables dans la péninsule coréenne et laissa l’Empire chinois des Ming 明, qui avait soutenu la Corée, dans un état de crise économique qui participa à l’effondrement de la dynastie (1644) . Les Coréens, eux, furent poussés vers une fermeture relative .
Contrairement à ses voisins, le Japon se trouva sans doute être le pays ayant subi le moins de dégâts lors de ce conflit, et dont le pouvoir intérieur sortit renforcé, les troubles provoqués ayant permis la victoire de Tokugawa Ieyasu sur ses opposants. Dès les années 1630, les Tokugawa mirent en place des décrets, dits d’interdiction maritime (kaikin 海禁), qui résultèrent en une politique isolationniste, aujourd’hui largement relativisée, et un pays verrouillé (sakoku 鎖国) . Cette politique se prolongea jusqu’à l’ouverture forcée de l’archipel par les États-Unis, en 1854. La période Tokugawa ne fut cependant pas une période de fermeture totale, bien au contraire. Deux dimensions définissent cette politique. La première fut l’endiguement des influences occidentales , qui faisaient craindre au pouvoir shōgunal des interférences extérieures. Le seul point d’entrée officiel pour les savoirs et produits occidentaux était alors l’île artificielle de Dejima 出島, située dans le port de Nagasaki, et où seule la Compagnie néerlandaise des Indes orientales fut autorisée à commercer sous la surveillance stricte des autorités shōgunales. Ce point de communication, aussi réduit qu’il fût, permit tout de même l’émergence des études occidentales, les études hollandaises (rangaku 蘭学), qui furent d’une grande importance pour le développement du Japon.
La deuxième fut caractérisée par la mise en place d’un système de relations internationales centré autour du Japon. Ce systeme était notament basé sur une « colonisation d’Ancien régime » dans les cas du royaume des Ryūkyū, de Hokkaidō et de Karafuto, car déléguée à des sociétés ou fiefs. Ainsi, Jusqu’en 1854, en plus de Dejima, les points d’entrée au Japon étaient au nombre de quatre. Sous la juridiction du fief de Satsuma 薩摩 , le royaume des Ryūkyū produisait du sucre et, par sa situation de pont archipélagique entre la Chine et le Japon, permettait au fief de Satsuma de commercer avec la Chine par procuration. Le clan des Matsumae 松前 fut l’intermédiaire commercial entre le shōgunat et la population aïnoue, habitants autochtones de Hokkaidō et des Kouriles méridionales entre le Japon et l’île septentrionale de Hokkaidō. Tsushima 対馬 fut le point de rencontre entre le Japon et la Corée. Enfin, Nagasaki, en sus de la présence hollandaise, permettait aussi, par le biais du Tōjin Yashiki 唐人屋敷 à un nombre limité de marchands chinois de venir y vendre leurs produits.
Ce système était considéré comme constituant la sphère traditionnelle d’influence japonaise. Le rayonnement japonais est cependant à relativiser. Le cas de la Corée est en ce sens exemplaire. En 1609, Tokugawa Ieyasu reconduisit, par le biais de la signature du Traité de Kiyū (Kiyū jōyaku 己酉条約) , le mandat que Hideyoshi avait accordé à Tsushima pour commercer avec la Corée. Cependant, si les Japonais y virent un acte de soumission, la Corée le considéra comme une base sur laquelle construire une relation équilibrée . Ainsi, malgré la défaite de Hideyoshi, le Japon continuait à considérer la Corée comme relevant de sa sphère d’influence. Par conséquent, l’idée d’un ascendant japonais sur la Corée, pour réel qu’il fût, marqua fortement l’imaginaire japonais lors de la Restauration de Meiji, qui ne le vit pas disparaître, bien au contraire.
Cette double dynamique, fermeture et crainte de l’Occident d’une part et construction d’une zone d’influence japonaise d’autre part, se transposa dans le Japon d’après la Restauration de Meiji. Le Japon n’abandonna pas ses prétentions sur ses voisins asiatiques, comme le démontrent le rattachement coup sur coup de l’île d’Ezo et des Ryūkyū puis, comme nous le verrons, la pression constante qui fut appliquée à la péninsule de Corée. Concernant le rapport à l’Occident, si la fermeture ne fut pas tenable, la crainte de ce dernier ne fit que croître. La première guerre de l’opium (ahen sensō 阿片戦争, 1840-1842) joua un rôle moteur dans ce mouvement.
Elle opposa la Grande-Bretagne à l’Empire chinois, et fut un événement qui déstabilisa durablement l’Asie . Si, de prime abord, ce conflit semble n’avoir opposé que les forces britanniques et chinoises, la position des deux belligérants sur l’échiquier mondial et le moment historique où il survint eut une importance déterminante dans l’influence qu’il eut par la suite. Il marqua un moment de croisement, où la montée en puissance de la Grande-Bretagne en Asie coïncida avec la perte de puissance de la Chine. Aidées par la révolution industrielle, les puissances occidentales disposaient des moyens de leurs ambitions, autant en termes d’avance technologique que de capacités de production. Ces avantages permirent le déclenchement de la deuxième vague de fièvre impérialiste occidentale moderne. A contrario, l’Empire chinois, dirigé par la dynastie des Qing 清 (1644 1912), puissance encore incontestée en Asie, était en déclin et se trouva incapable de faire face aux appétits commerciaux des « barbares du sud ».
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Table des matières
Introduction
Première partie : l’émergence des agents d’influence non-institutionnels (1868-1894)
Chapitre I – L’État de Meiji et les origines des agents d’influence non-institutionnels (1868-1877)
Chapitre II – Le coup d’État de 1884 en Corée : soutien des agents d’influence et construction de leur rapport à la Corée
Deuxième partie : deux figures du phénomène des agents d’influence noninstitutionnels : Arao Sei et Uchida Ryōhei
Chapitre III – Arao Sei, les relations économiques entre le Japon et la Chine pour objectif
Chapitre IV – La formation d’Uchida Ryōhei et le Tenyūkyō
Troisième partie : de la fin guerre sino-japonaise à l’annexion de la Corée : réalisation d’un objectif premier (1895-1910)
Chapitre V – L’action des agents d’influence face à la Russie
Chapitre VI – Le rôle des agents d’influence dans l’annexion de la Corée
Quatrième partie : la problématique chinoise
Chapitre VII – La Révolution chinoise de 1911
Chapitre VIII – Kawashima Naniwa et les mouvements d’indépendance de la Mandchourie et de la Mongolie
Conclusion générale
Bibliographie générale