Le paysage urbain se déshumanise

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Fragmenter l’urbain détruit son intégrité.

La ville semble si complexe… Comment Rêveur veut-il que je m’en sorte ? Il y a tellement de gens et ils font tellement de choses différentes.
Par quel bout je dois le prendre ? Si tous les habitants participent à quelque chose, il doit bien être possible de les regrouper par intérêt.
Dans chaque groupe, il y aurait un ensemble d’acteurs et ensemble ils produiraient des interactions avec d’autres conglomérats.
Un peu comme une entreprise produit des richesses sur le marché mondial.
Non mieux ! Pourquoi est-ce que ces groupes seraient forcément fait de gens ?
Après tout, est-ce que les tuyaux dans la terre ne sont pas autant acteurs de la ville que ses habitants ? Je pourrais voir la ville comme une somme de domaines variés qui en décrivent ses facettes tout ensembles. Pas besoin de connaître tous les pans de la ville. Avec ces domaines d’expertise, des spécialistes seront plus pointus sur chacun des sujets et tous ensembles on capitalisera sur nos connaissances pour guérir la ville ! Il me faut des experts !
D’abord des sociologues pour décrire comment les gens occupent la ville. À travers des enquêtes sur le terrain, auprès des gens, ils s’occuperaient de décrire les faits sociaux. Rêveur les aimerait bien car ils créeraient tout un tas de mots compliqués pour décrire tout un tas de choses tout aussi complexes. Surtout, comme ils inventeraient toujours des mots, leur domaine pourrait évoluer avec les tendances de la société.
À l’opposé il y aurait les ingénieurs. Ils prendraient des mesures de la ville. Ils consigneraient ses besoins matériels. Et puis ils utiliseraient les outils nécessaires pour décrire précisément les dynamiques qui la sous-tendent. Ils seraient intransigeants avec les données de la réalité. Ils étudieraient les flux qui connectent la ville, autant des transports de gens que de marchandises physiques ou immatérielles comme internet. Ils parleraient aussi de démographie, de dimensionnement, d’environnement et de climat. En gros ils traiteront toute la question des statistiques et de ses applications.
On aurait les architectes qui travailleraient de concert avec les paysagistes. Eux parleraient de la forme des bâtiments et des paysages urbains. Ils parleront en terme d’usages et de pratiques et projetteraient leurs idées sur le terrain.
Enfin, au sommet on aurait les urbanistes. C’est eux qui décriraient et planifieraient la ville. Chefs d’orchestre de mes experts, ils synthétiseraient le travail de leurs frères et soeurs pour projeter et comprendre la ville. Ils dessineraient des plans pour définir dans l’espace les fonctions qui occuperaient le sol. Et puis il pourraient écrire et rendre compréhensible les règles qui régissent la ville. C’est véritablement eux qui guériront la ville parce qu’ils auront le pouvoir de dialoguer directement avec les constructeurs et embrasseront d’un seul regard l’entièreté de l’édifice !
Ça doit être un bon équilibre entre objectivité et subjectivité. D’une part le quantitatif et d’autre part le qualitatif. L’exacte et le pertinent.
Même si certains domaines sont subjectifs, il faudra qu’ils s’appuient autant que possible sur des sources inaltérables par l’interprétation.
Par exemple, les marqueurs sociaux peuvent être quantifiables. Et inversement, certains domaines éminemment objectifs pourront amener leur résultat à un meilleur degré d’interprétation s’ils s’émancipent d’un regard trop terre à terre.
Allez au travail, je vais monter cette équipe !
– Chef, voici nos résultats… Suite au relevé de données de vos équipes nous observons d’importantes disparités entre les sites que nous avons étudiés. Cependant les résultats sont à nuancer. Nous avons préparé une série de cartes résumant chacun des points qui vous intéressera.
– Tout d’abord, il s’est agi de déterminer les sites d’études. Afin d’obtenir des résultats sur un quelconque péril de la ville, nous avons opté pour une approche comparative. En mettant face à face un extrait urbain ancien ou tout du moins d’origine ancienne, et un extrait plus récent, l’analyse allait nous permettre de statuer sur l’évolution en bien ou en mal de la qualité urbaine. Par tissu ancien nous entendons le tissu dont la morphologie et autant que possible l’aspect architectural sont hérités d’avant la seconde guerre mondiale. L’hyper-centre de Nantes est parfait pour cela. Sur la base de l’ancienne ville moyenâgeuse, les travaux d’embellissement du XIIIe siècle par Jean-Baptiste Ceineray et Mathurin Crucy sur les percements et la création des places Royale et Graslin, puis plus tard au XIXe siècle les percements “haussmanniens” définissent le style de la ville que même les immeubles modernes édifiés après les destructions de la seconde guerre mondiale suivent comme précepte. En revanche, l’île de Nantes, suite au départ de ses industries portuaires en 1987, a hérité d’un terrain plus vierge que les politiques de reconstruction se sont réappropriées pour créer un maillage selon le mode de la fin du siècle.
Attention tout de même, chef, point important, l’île de Nantes est un quartier nouveau. Pour une superficie de 4.6 km² il y a une population de 14 206 habitants, ce qui fait que nous obtenons une densité de 3 088 hab./km². À l’inverse, le centre, lui, pour une superficie de 2,42 km² a un population de 27 866 habitants a donc une densité bien supérieure puisqu’elle est de 11 515 hab./km². Naturellement cela va influencer certains résultats mais nous y reviendrons.
Bien ! Les deux sites choisis sont des carrés de 800 mètres de côté, le premier est centré sur la Place des Volontaires de la Défense Passive et englobe le Cours des Cinquante Otages, Feydeau, la Place Aristide Briand et jusqu’au Muséum d’Histoire Naturelle.
Le deuxième, lui, est lové entre le tramway du Boulevard des Martyrs Nantais de la Résistance et le Boulevard Général de Gaulle, sur l’Île de Nantes.
– La première différence notable est bien évidemment leurs morphologies si opposées. Là où le centre historique est une masse percée d’axes rectilignes, l’île de Nantes opère grâce à un archipel de masses séparés. Cela traduit quelque chose de fondamental dans les deux modes de fabriques que l’on observe. Le premier a d’abord construit les immeubles, ils ont grossi au fur et à mesure du temps et par leur assemblage entre eux ont produit la rue. Puis, le tracé des percées haussmanniennes s’est fait à travers cette masse agglomérée pour donner le centre que l’on connaît aujourd’hui. Les réseaux sont donc subordonnés au bâti. À l’inverse, le deuxième a pu tracer les deux entités en même temps. La voirie et le bâti sont égaux l’un de l’autre même si l’on est tenté de subordonner le bâti à la rue au vu de l’immensité blanche qui relie les masses. Dans le premier, le bâti participe à la rue, il y est collé, c’est la façade sur rue. Elle anime la déambulation. Dans le second, le bâti s’inscrit dans un paysage plus vaste et aéré, il est souvent en recul, trônant dans son écrin de parkings ou de végétation.
Ce que nous montre par ailleurs cette comparaison c’est la faible hiérarchie ainsi établie dans l’espace public sur l’île de Nantes. Le centre définit très clairement ses places par des respirations qu’il relie par des perspectives. Mais même le bâti de l’île, parce qu’il est en recul, ne dirige pas le regard hormis dans la partie Nord-Ouest, autour des Fonderies où là se dessinent mieux les contours de la perspective.
Cependant, du point de vue du piéton, les aménagements publics encadrent les vues grâce aux revêtements, à la végétation ou encore les clôtures, haies et autres séparateurs.
Par ailleurs, les cités jardin au sud de l’île enserrent des espaces internes qui pourraient s’apparenter à des systèmes de lieux publics.
C’est là tout le fort du système urbain moderne, sa capacité à protéger son espace public en deuxième jour, loin des voiries. Il en va de même pour les Fonderies.
On poursuit l’hypothèse d’un urbanisme de géants dispercés face à l’image plus organique d’un ensemble de cellules coopérants pour une cohésion générale.
– Sur cette carte, sont réparties en dégradé les tailles de surfaces des entités cadastrales. Cela donne une idée précise du mode de fabrique de la ville, qui étaye l’analyse que nous venons de vous faire. Malgré tout, dans les deux cas pris séparément, il n’y a pas de déséquilibre.
Dans son agglomérat comme dans son archipel, les deux sont assez homogènes même s’ils ne partagent pas les mêmes gabarits.
Cette comparaison ne s’arrête cependant pas au plan. En élévation, chaque extrait urbain reste farouchement sur ses acquis. Le centre ancien fait culminer ses immeubles de cinq étages à 23 mètres au maximum tandis que sur l’île, les immeubles sont de tailles bien plus hétérogènes. Au Sud, la cité jardin fait se côtoyer des barres de quatre étages pour 20 mètres avec des tours de dix-sept étages pour plus de 60 mètres. Autour des Fonderies les immeubles sont plus homogènes avec environ huit étages.
Ce paysage concourt à produire une ville qui ne se vit pas du tout de la même manière pour le piéton. Son regard est bien plus libre sur l’île où le vaste espace aérien est dégagé à la vue, vous conviendrez que les avions y sont visibles plus longtemps dans le ciel qu’en centre historique par exemple. Malgré tout cette différence est au final à minimiser. En effet, le bâti est certes plus compact dans le centre historique mais plus haut sur l’île. Au final, le cône de ciel visible n’est pas si différent, son échelle est juste plus étendue : serré et bas versus distendu et haut ; c’est l’intrication des rues du centre historique qui réduit réellement la vue.
Il faut vous mettre en garde malgré tout sur l’usage de ces surfaces comparées. L’extrait de l’île possède encore des équipements qui ne sont pas présents dans le centre historique. Par exemple le Gymnase Mangin Beaulieu. Sur le reste, la plupart des services restent similaires, ils ne sont simplement pas présents dans les mêmes proportions, ni avec la même répartition. Le quartier ancien mixe bien plus ses services et usages. Là où les rez-de-chaussée sont pour le commerce, les premiers étages pour les bureaux et enfin les logements au plus loin du bruit de la rue en centre historique, l’île produit quasiment une tour pour chaque fonction.

Le paysage urbain se déshumanise.

– C’est moi qui les ai mangés…
– Ne crois-tu pas qu’il manque une petite question dans ton exposé ? Où est donc passée la question de l’échelle ? Tes petits employés se sont enfermés dans les cadres qu’ils ont dessinés. Ils ont omis les imbrications qu’ils ont avec l’extérieur. Ils parlent d’extraits urbains, mais au final, ils n’ont pas fait que de zoomer, ils ont surtout isolé les espaces qu’ils étudiaient. Que se passe-t-il lorsque le bus C4 dont ils ont parlé sort de leur zone d’étude ? Après tout, il transporte bien des gens, habitants ou non, depuis et vers le hors-cadre… Mais ce qui me chiffonne plus, jeune freluquet, c’est que tu sembles t’accommoder de l’approche discriminatoire que tes employés ont adoptée. Voistu, je me demande si ce n’est pas parce qu’ils sont limités dans leur réflexion qu’ils ont malgré tout abordé les enjeux de manière séparée.
Ah mais oui, leur synthèse est brillante ! Mais elle reste superficielle à mon goût…
Le problème en acceptant d’observer la ville de manière aussi divisée, c’est que tu admets que dans son fonctionnement lui-même, la ville est divisible. C’est consentir à croire que l’on peut isoler des parts fonctionnelles, comme les flux ou la morphologie, sans que cela n’entrave ou ne porte préjudice au reste de la machine urbaine. Tu restes persuadé que la ville est une somme hétéroclite de domaines distincts contenus dans un territoire géographique, soit… Je pourrais recevoir ce propos si tu ne cloisonnais pas ces domaines, que tu en éprouvais les relations en eux, et si tu ne verrouillais pas les territoires dans des cadres imperméables. Tu ne devrais d’ailleurs pas te limiter à l’échelle physique, tu dois aussi observer le temps comme une matière plus fluide. Les enjeux qui te concernent ne sont pas circonscrits à des cycles journaliers ni hebdomadaires ou que saisje, ils transcendent l’espace-temps. Quand tu observes la rue, je suis certain que tu l’imagines oscillant entre une occupation diurne et une occupation nocturne. Mais en aucun cas tu n’en perçois les temporalités bien plus subtiles de la grande guerre des mobilités.
Tu vis à l’époque de la mondialisation, marmouset. La ville d’aujourd’hui a entamé un virage à quatre-vingt-dix degrés lorsque les marchés mondiaux ont pris une place prépondérante dans l’économie des villes. Les problématiques qui la sous-tendent tiennent maintenant plus de l’international que du local. La ville est écartelée entre sa dépendance aux acteurs locaux dans son fonctionnement et la nécessité de jouer un rôle à l’échelle globale pour vivre dignement.
Car aujourd’hui, le concept même de ville se trouve à un moment critique de sa définition. Entre problématiques génériques et enjeux nouveaux, la ville n’est plus tout à fait commerçante puisqu’elle a repoussé une part de son commerce dans les périphéries et que ses commerces de centre ville s’enferment farouchement dans des locaux bien plus “maîtrisés” que l’étale dans la rue. Les armées de bonnes gens qui viennent en activer les rouages convergent le matin vers le centre puis le soir ils retournent dans leur logement comme des souris qui ont fini de remuer les poubelles et profitent de leur butin en communauté. La ville d’aujourd’hui est à la fois l’antithèse du Centre Pompidou de Rogers, Piano et Franchini en ce qu’elle cache ses fonctions non-nobles derrière ses façades et son parfait miroir dans cette manière qu’elle a de repousser ses fonctions vitales en périphérie.
Ce train-train pendulaire qui s’active chaque jour, invariablement, devient de plus en plus déconnecté de l’espace réel. La ville est devenue cette machine que je décris, optimisée, huilée au possible.
L’espace public est définit pour des usages spécifiques qui éradiquent toutes les aléatoires. Le clientélisme, car le citadin est maintenant client de la ville, qui domine la fabrique de la ville conduit au fonctionnalisme de la prévision statistique telle que tes petits employés ont pu produire… Mais l’humain n’est pas une petite machine productrice.
En tout cas elle ne l’est pas à l’origine. En se heurtant à ses pairs il engendre des interactions. Alors quand l’espace public est consensuel, qu’il fait glisser l’Homme d’un usage à l’autre sans accroc, il appauvrit ses possibilités d’interactions. Seuls les poissons morts nagent dans le sens du courant.
Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à me suivre… Je vais te montrer comment le paysage urbain est devenu aussi aride qu’un désert de sel.
Peut-être me croiras-tu quand tu auras éprouvé à quel point la ville est désincarnée aujourd’hui, sans goût.

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Table des matières

Avant-propos
0. Lorsque les choses se dérobent à la compréhension
1. La ville est un acte collectif
2. Fragmenter l’urbain détruit son intégrité
3. Le paysage urbain se déshumanise
4. Il y a différentes formes de citadins
5. La gouvernance de la ville entrave ses finalités
6. Le problème dans la projection
7. Un individu situé
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