Jacquot de Nantes
Une enfance nantaise
Jacques Demy ne se privera pas d’affirmer qu’il a tout connu et qu’il se souvient de tout à Nantes. C’est à 13 ans qu’il achète sa première caméra en 9,5 mm, dans une des boutiques du passage Pommeraye : l’«Hidalgo de Paris». Ainsi, si c’est dans le passage Pommeraye que naissent ses premiers rêves de cinéma, c’est également dans le passage qu’ils se concrétisent. Jacques Demy naît à Pontchâteau et grandit à Nantes, dans le quartier du marché de Talensac. Il est issu d’un milieu populaire : son père est garagiste et sa mère coiffeuse à domicile, quand elle n’aide pas son mari à servir l’essence. Il a un frère et une sœur plus jeunes que lui. L’été, la famille loue une maison dans un village, à proximité de la ville. Les parents de Jacques sont des amateurs d’opéra, qu’ils vont écouter au théâtre Graslin, de spectacles de marionnettes auxquels ils assistent au théâtre Guignol, et de films qu’ils vont voir au cinéma le Katorza. Le fils y prend goût à son tour et monte son propre cinéma, dans le grenier du garage, pour sa famille et ses amis. Le premier film qu’il réalise repose sur un événement qui l’a particulièrement traumatisé : les bombardements de septembre 1943 sur Nantes. De plus, Jacques Demy s’initie à la peinture à l’huile et à l’aquarelle, écrit des ébauches de romans et chante des airs de comédies musicales.
Une enfance retrouvée
De retour à Nantes, Jacques Demy tourne les trois films qui nous intéressent : Lola (1961), Les parapluies de Cherbourg (1963) et Une chambre en ville (1982). Auxquels s’ajoute un quatrième : Le sabotier du Val de Loire (1955)46. Il élabore les scénarios et imagine les décors à partir de ses souvenirs. C’est ce que montre Agnès Varda dans son film Jacquot de Nantes (1991), dans lequel elle mêle des images qui retracent l’enfance de son mari à des images qui apparaissent dans les films du réalisateur. Ainsi, Une chambre en ville repose sur les grèves des métallurgistes des chantiers navals de la Loire pendant l’été 1955 à Nantes, à laquelle Guilbaud participe ; et Les parapluies de Cherbourg parle de la guerre d’Algérie de 1954, à laquelle Guy est envoyé.
A Nantes, il filme sur de nombreux lieux publics : l’Eldorado (devenu la Cigale), le marché du Bouffay, le port de Commerce, le magasin Decré (devenu les Galeries Lafayette), le Casino, le cinéma le Katorza, le pont transbordeur, la cathédrale, les cafés, les rues, les quais ; et dans quelques lieux privés : les appartements des personnages. Certes, quelques-unes de ces scènes d’intérieur sont tournées en studios parisiens. En revanche, toutes les scènes d’extérieur sont tournées directement dans la ville. Nantes devient un décor réel et naturel, que Jacques Demy qualifie de décor « baroque » et « moderne ». La volonté de tourner en extérieur est un point qui le rapproche de la Nouvelle Vague, quoique les autres membres préfèrent les rues de la capitale à celles des villes de province.
L’apparition du passage Pommeraye
Une architecture vivante
C’est dans Lola que l’accent est mis sur la richesse et la légèreté du passage Pommeraye, dans lequel il apparaît trois fois. Les deux premières scènes se passent uniquement dans la galerie basse au rez-de-chaussée, la troisième convoque la galerie des statues de l’étage, celle qui présente la décoration la plus riche.
A cette richesse décorative s’ajoute une foule de passants, dont font partie Lola et Roland. Leur silhouette se dessine de manière nette, tandis que celle de la foule se montre plus floue. C’est là une manière de mettre en évidence les principaux personnages. L’allure du passage Pommeraye se forme de manière relativement nette également. Le monument acquiert un statut semblable à celui des protagonistes. C’est qu’il joue un rôle particulièrement important dans l’intrigue de ce film. D’autres passants immobiles seraient incarnés par les statues. Mais Roland et Lola n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls. Ici, le passage instaure une autre forme de transition dans l’espace. Par ailleurs, pendant la dernière scène, Roland peine presque à accéder et à se déplacer dans le passage, encombré par cette foule, décidément trop nombreuse.
De plus, la caméra semble entretenir un rapport intime avec le passage Pommeraye par l’utilisation de la caméra-épaule, qui suit activement Roland. Ce point de vue subjectif fait que la caméra, en même temps que le spectateur, devient elle-même une passante du passage.
C’est sans aucun doute l’un des plus hauts effets de réalisme que puissent apporter le cinéma. Le tout est clair et lumineux, grâce à l’éclairage naturel qu’apporte la verrière, les effets d’ombre et de lumière étant accentués par l’utilisation du noir et blanc.
Une nature morte
Dans Une chambre en ville, l’accent est mis sur la gravité et la sobriété du passage Pommeraye, dans lequel il apparaît de manière évidente à deux reprises, et à travers lesquelles les scènes se répètent à l’identique. D’une part, la répétition se joue au niveau de la mise en scène : Édith Langlois descend les escaliers de la galerie haute pour rejoindre son mari dans sa boutique de télévisions, au niveau de la galerie Régnier. D’autre part, elle est engendrée par le cadrage qui est serré sur le personnage et sur l’escalier, de sorte que le passage semble se résumer à ce seul élément architectural. Cette absence de perspective du passage symbolise l’absence de perspective de l’avenir du couple d’Edith. Mais le cadrage serré n’exclut pas le cadrage éloigné. Cet éloignement est une manière de dire que la caméra a pris ses distances par rapport au passage Pommeraye.
Cette fois, le passage est relativement sombre. Les torches allumées laissent à penser qu’il est tôt le matin, ou tard le soir. Dans tous les cas, une partie de la journée pendant laquelle le passage n’est pas le plus animé : les boutiques sont fermées, les habitants sont couchés, les divertissements terminés et la verrière inutile. C’est ce qui expliquerait la quasi-absence de passants : seuls deux ou trois se pressent sans s’attarder. L’unique animation du passage repose sur les télévisions allumées dans la boutique, qui représentent les seules marchandises du passage. Mais, le mari d’Edith finira par les éteindre.
L’horloge du passage Pommeraye
Distrait, le passant pourrait ne pas se rendre compte du temps qui passe dans le passage Pommeraye. C’est sans compter sur la verrière, parfaitement transparente et incolore, qui procure une lumière différente en fonction des saisons, du jour, du temps, des heures.
Mais, un repère plus fiable que la verrière existe : l’horloge du passage Pommeraye. Elle se trouve dos à la galerie de la Fosse, face à la galerie Santeuil, en haut de la galerie des statues.
D’ailleurs, cette galerie était aussi appelée « galerie de l’horloge ». Elle surplombe l’ensemble du passage, d’autant qu’elle se situe sur un piédestal de presque un mètre de haut, lui-même reposant sur un socle. Elle prend place sous un arc brisé, encadré de pilastres largement moulurés. Dans le passage Pommeraye, cet élément, par définition pratique, devient esthétique. Le piédestal est orné d’un losange sculpté en bas-relief et l’horloge est entourée de deux statues de Jean Debay. Ces statues sont celles de deux enfants qui représentent le jour et la nuit, autrement dit des allégories du temps. Le premier est couronné d’un soleil, brandis un flambeau et est accompagné d’un coq, qui est le symbole solaire ; le second porte un croissant de lune au front, semble endormit et est assister de l’oiseau de Minerve, qui prend son envole au crépuscule. L’ensemble se découpe sur une ouverture à l’air libre. Mais, deux volets de bois la protègent l’hiver contre les intempéries. En définitive, on peut dire que cette horloge est le seul repère dans un lieu qui semble instaurer une parenthèse dans le temps et dans l’espace, et qui semble même presque lui échapper.
Dans les films de Jacques Demy, cette horloge n’apparaît pas de manière évidente. Mais, le temps qui passe est rappelé au spectateur par les pendules des appartements et l’alternance des saisons. De plus, dans Les parapluies de Cherbourg, il est scandé par la division de l’intrigue en trois parties distinctes, à la manière d’actes d’opéras : le départ, l’absence et le retour.
Ceci-étant, l’ennui des personnages, comme celui du spectateur, est un état qui leur permet de s’abandonner plus facilement à la dimension féerique du cinéma de Jacques Demy…
Les miroirs du passage Pommeraye
Le passage Pommeraye présente lui-même une structure répétitive, par la répétition des trois niveaux, celle des trois galeries et celle des façades symétriques. Elle est renforcée par des miroirs disposés régulièrement sur les piliers saillants qui séparent les vitrines des boutiques et dont la forme s’adapte à eux au point d’apparaître longue et étroite. Cette disposition donne une impression de profondeur, d’ouverture et de luminosité au passage ; elle instaure l’illusion d’une perspective. Sol et verrière créent deux lignes fuyantes, quand les accès, eux, créent le point de fuite. Mais, cette perspective reste timide et étouffée, à cause de l’étroitesse des galeries. Toutefois, elle l’est moins que dans la plupart des autres passages, du fait de la largeur de la galerie des statues.
Tous ces miroirs renvoient la propre image du passage Pommeraye, dont les marchandises et les décorations semblent se multiplier à l’infini. Mais, c’est surtout le reflet des passants et des passantes qui est renvoyé, auquel s’ajoute celui que renvoient les vitrines des boutiques. On peut déjà mettre en évidence le jeu théâtral des passants, qui cherchent tant à voir qu’à être vu. De fait, les visages qui ornent les meneaux des vitrines et des miroirs pourraient être ceux de masques de théâtre. La comparaison entre le passant et l’acteur devient percutante quand le fils de Lola, à la fois acteur et passant, joue à se regarder dans un des miroirs du passage. D’ailleurs, il le fait pour passer le temps : le passage Pommeraye est son remède à l’ennui à lui aussi.
Mais, quand les personnages des films de Jacques Demy ne se regardent pas dans les miroirs du passage, ils le font dans leurs appartements, qui en sont tous largement pourvus. Ceux des appartements bourgeois sont particulièrement grands, nombreux et décorés. Ils sont accrochés aux murs ou posés sur les meubles. Ainsi, ils servent à la mise en place du décor dans les films de Jacques Demy. D’autant que les miroirs créent un effet visuel des plus intéressants au cinéma.
Un regard cinématographique sur le passage
Dans un second temps, la démonstration que le cinéma est le médium le plus adapté pour rendre compte du passage se fera à partir de cette autre citation de Walter Benjamin, extraite de «Paris, capitale du XIXe»:« Ne tirait-on pas un film passionnant du plan de Paris ? Du développement de ses différentes figures dans une succession temporelle ? De la condensation d’un mouvement séculaire embrassant des rues, des boulevards, des passages, des places, dans l’espace d’une demi-heure ? Et que fait d’autres le flâneur ? »
Pourtant, l’image statique du médium photographique pourrait suffire à rendre compte de l’architecture statique des passages. D’autant plus du passage Pommeraye, qui accorde une place important à la sculpture, autre élément statique. Mais, l’unité statique des passages est largement remise en cause par la flânerie. C’est bien une image en mouvement qu’il faut pour rendre compte du mouvement des passages, le cinéma n’étant que l’aboutissement de la photographie. Ainsi, le cinéma peut révéler l’immobilité de l’architecture du passage, en même temps que la mobilité de la foule.
Dans ces conditions il devient facile de comprendre que Jacques Demy réussisse à rendre compte du passage Pommeraye, et de la flânerie de Roland et de Lola dans Lola. Mais, si la ville à travers la caméra ne peut qu’accentuer le rêve du spectateur, la ville à travers la caméra ne peut également qu’accentuer l’expérience du choc.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Le passage Pommeraye : Un passage couvert
I. Une invention entre intérêt privé et projet public
A. Le contexte géographique et historique
a. Un phénomène parisien
b. A la conquête de l’Europe
B. Le contexte économique
a. La fièvre spéculative
b. La société Pommeraye
c. La faillite de la société
C. Le contexte urbanistique
a. Une nouvelle conception de la ville
b. Un emplacement spécifique
c. Un tracé concret
II. Une brillante galerie commerciale
A. L’affirmation de la bourgeoisie
a. Une activité commerciale
b. Des habitats privés
c. Des divertissements publics
B. La mise en lumière
a. Un éclairage naturel
b. Un éclairage artificiel
C. Les sources d’influences
III. Une architecture au décor exubérant
A. L’escalier central
a. Une prouesse technique
b. Une prouesse artistique
B. La monumentalité de l’ensemble
a. Les façades intérieures
b. Le système d’accès
C. Le raffinement des détails
a. La place de la sculpture
b. La galerie des statues
c. Un ouvrage nantais
Chapitre 2 : Le passage Pommeraye : un décor de cinéma
I. Un décor réel
A. Jacquot de Nantes
1. Une enfance nantaise
2. Une enfance retrouvée
3. Un lieu de tournage
B. L’apparition du passage Pommeraye
1. Une architecture vivante
2. Une nature morte
B. Une réalité obscure
1. La lutte des classes
2. La prostitution
3. Le trafic louche
II. Un décor féerique
A. Rythme du temps
1. Un remède à l’ennui
2. L’horloge du passage Pommeraye
B. La mise en scène
1. La couleur
2. La musique
C. Jeu de miroirs
1. Récurrences
2. Les miroirs du passage Pommeraye
III. Un espace pour le cinéma
A. Une dimension scénographique
1. Un décor authentique
2. Un lieu de spectacle
B. L’envers du décor
1. Un cinéma révélateur
2. Un passage onirique
C. Arrêt sur image
1. La déambulation
2. Rencontres furtives
3. Un caractère éphémère
Chapitre 3 : Le passage Pommeraye : un sujet de réflexion
I. Un thème littéraire
A. La découverte des passages
a. Un espace littéraire
b. Un thème récurrent
c. L’abandon des passages
B. La redécouverte des passages
a. Une vision surréaliste
b. Le livre des passages
c. L’architecture utopiste
II. La manifestation onirique d’une époque
A. Des lieux nouveaux
a. Une nouvelle figure : le flâneur
b. Un nouveau concept : les magasins de nouveautés
c. Un nouveau matériau de construction : le fer
B. Des lieux ambigus
a. Un intérieur-extérieur
b. Le fétichisme de la marchandise
c. L’éternel retour
C. La dimension de l’éveil
III. Un passage cinématographique
A. Un autre regard sur le passage
B. Une expérience du choc
C. Un regard cinématographique sur le passage
Conclusion
Bibliographie
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