Errare humanum est. Cet adage se vérifie partout, y compris évidemment dans le domaine de la communication et l’expression linguistique. Dans le contexte du dialogue oral, il est fréquent que les erreurs soient repérées par ceux qui les commettent et/ou leur interlocuteur. Quand tel n’est pas le cas, les conséquences sur la transmission de l’information peuvent être importantes, voire graves. Il convient donc de tenter d’optimiser l’identification et l’interprétation des erreurs d’ordre linguistique, et de minimiser leurs conséquences au niveau de la communication interindividuelle. Il s’agit là d’une entreprise scientifique fondamentale puisqu’elle concerne les deux modalités majeures de communication langagière : l’oral et l’écrit. Toutefois, et même si ses soubassements théoriques et méthodologiques sont également valables pour la production orale, l’objectif spécifique de la présente tentative se focalise essentiellement sur la production écrite.
Le travail présenté dans ce document se situe dans une démarche d’ordre neuropsycholinguistique. Il trouve son origine première dans les travaux menés, il y a plus de vingt ans, par l’un de nous (Jean-Luc Nespoulous, cf. notamment Nespoulous et al. 1982), en collaboration avec André Roch Lecours (Université de Montréal ; cf. A. R. Lecours et al. 1979, 1982) sur les productions écrites déviantes des patients aphasiques. Il est également complété, sur tel ou tel point, par certains éléments en provenance des travaux sur l’écriture de Nina Catach et de son équipe .
Le passage de l’oral à l’écrit : autre problème
S’il est certainement envisageable d’analyser les erreurs de la production orale sans tenir compte des représentations écrites des (séquences de) mots , il est clairement impossible et inenvisageable d’analyser l’écrit sans prendre en considération l’oral. L’écrit n’est en effet, – et particulièrement dans les langues à script alphabétique – qu’une transcription de l’oral, lequel a été acquis en premier (sauf dans quelques cas particuliers). Dès lors, bon nombre d’erreurs dans la production écrite se trouvent influencées (« contaminées ») par la nature des représentations orales, souvent « co-activées » au moment où le sujet entreprend sa tâche d’écriture ! Ces problèmes oral/écrit sont d’autant plus importants que les règles de conversion phonèmes/graphèmes sont opaques, comme c’est le cas en français ou en anglais, langues dans lesquelles un même phonème peut s’orthographier de n manières différentes, au grand dam de l’apprenti scripteur ! L’existence d’homophones non homographes constitue ainsi un problème majeur dont une grille d’analyse complète doit pouvoir rendre compte. Dans le passage oral → écrit, il conviendra de différencier, (a) les erreurs qui n’entraînent pas de changement de prononciation du mot écrit erroné (exemple : bateau → * bato) et (b) celles qui modifieraient la prononciation du mot si on avait à le produire (exemple: boisson → boison).
La chronométrie de la production écrite : une variable importante
Si la chronométrie de la production d’un message oral est aisée à réaliser : un magnétophone suffit, lequel enregistrera aussi bien les plages de production véritables que celles de silence (pauses et hésitations), il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’analyser la production écrite. De ce fait, la plupart du temps, les erreurs sont analysées « off line », quelques instants (au mieux) après leur production. On mesure bien l’intérêt qu’il y a, depuis l’arrivée des tablettes graphiques, de prendre en considération de tels paramètres temporels. Ceux-ci sont de nature à permettre une analyse plus fine de la production écrite (exemple : arrêt du scripteur entre l’écriture du radical et celle de la désinence d’un verbe… indiquant vraisemblablement que le sujet « n’est pas à l’aise » dans sa gestion de la morphologie flexionnelle verbale !). Il en va, selon nous, de même dans l’écriture sur clavier, et ce, même si bon nombre d’individus utilisant un clavier ne sont pas des experts en dactylographie, (ce qui peut rendre l’interprétation des pauses plus difficile : temps de recherche de la bonne touche, difficulté de pointage dans le cadre de clavier logiciels … indépendamment de ses connaissances linguistiques…). Même si dans le présent travail, une étude « on line » n’est pas envisagée, il conviendra de prendre en considération, (a) les éventuelles mauvaises segmentations de mots, (b) les problèmes majeurs de ponctuation, voire (c) les tentatives d’autocorrection. Ces dernières, si elles ne sont pas systématiquement relevées peuvent conduire à des erreurs de diagnostic (exemple : analyse de « le plus que je possible » comme énoncé dysyntaxique si nous ne prenons pas en considération le fait que le sujet s’est arrêté un bon moment après le « je » !) parce qu’il y avait conflit sous-jacent entre deux formulations synonymes : « le plus que je peux » et « le plus possible », un conflit ayant conduit, en surface, à un télescopage .
Erreurs liées à la configuration spatiale des lettres sur un clavier
La saisie « clavier » a ses propres contraintes, et celles-ci peuvent être à l’origine d’erreurs que l’on ne saurait observer en production manuscrite. En écriture manuscrite, de même qu’en production orale, une erreur « segmentale » trouve son origine, soit dans la confusion entre segments (en général) proches du point de vue de leurs propriétés intrinsèques (phonologiques ou orthographiques) : cf. /p/ VS /b/ ou, pareillement « m » VS « n », soit dans la survenue de « contaminations contextuelles » (ou syntagmatiques), lesquelles ont, par exemple, pour effet la réduplication à courte distance de segments de l’environnement antérieur (= persévérations) ou postérieur (= anticipations). Les dyslexiques en savent quelque chose .
En écriture sur clavier, à ces erreurs (toujours possibles) s’ajoutent celles qui peuvent émaner de la proximité spatiale de certaines lettres, et ce, même si « lettres substituantes » et « lettres substituées » n’ont rien en commun au plan intrinsèque dans le système alphabétique de la langue. Par exemple, les touches correspondant aux lettres « e », « r », « s », « f » sont toutes voisines, sur un clavier AZERTY , de la touche « d » ; ce voisinage peut entraîner, par exemple, des substitutions. Mais elles n’ont par contre aucun point commun en termes de graphie (comme par exemple «p» et « q »), ou de nasalité (comme « m » et « n »). Ce point risque fort d’être crucial pour divers types de populations pathologiques présentant des problèmes moteurs importants (quelle qu’en soit l’origine) .
Sur un clavier AZERTY, il y a même pire ! La lettre « s » et la lettre « z » sont spatialement très proches (= la seconde est juste en dessous de la première !). Dès lors comment départager, au plan interprétatif (psycholinguistique), les (trois) possibles déterminismes sous-jacents de la même erreur de surface : (a) /s/ et /z/, en tant que phonèmes de la langue française ne se différencient que par un seul trait phonétique (= la première est « non-voisée » ; la seconde est « voisée ») ; (b) les lettres « s » et « z », graphiquement, et « visuellement », sont très proches (= la première recourt à des courbes là où la seconde recourt à des lignes brisées) ; (c) les deux « touches », très proches spatialement, constituent une troisième source potentielle d’erreurs. De là à proposer une optimisation des claviers afin d’éviter de telles ambiguïtés dans l‘interprétation du déterminisme sous-jacent, il n’y a qu’un pas .
Ainsi, si la saisie clavier (physique et/ou logicielle) est susceptible d’aider certains sujets à produire de l’écrit alors qu’ils ne sont pas capables de le faire via leur main dominante, cette même saisie vient, d’un autre point de vue, rajouter une nouvelle source d’erreurs ! Ces problèmes sont évoqués en détails dans Vigouroux et al. (2005). On peut ainsi envisager de modéliser ce type d’erreurs en attribuant une « pondération » aux lettres faisant l’objet d’une erreur, en fonction de leur proximité plus ou moins grande sur le clavier .
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Table des matières
Introduction
I) Analyse des erreurs Réflexions théoriques et méthodologiques
1. Le passage de l’oral à l’écrit : autre problème
2. La chronométrie de la production écrite : une variable importante
3. Erreurs liées à la configuration spatiale des lettres sur un clavier
4. Erreurs VS Stratégies
5. Stabilité VS Instabilité des erreurs
6. Note sur le mode de collecte des données
II) Typologie des erreurs
1. Approche macroscopique
2. Approche analytique
2.1. Types d’erreurs
2.2. Types d’unités linguistiques perturbées (et leurs interprétations)
III) Application pratique des règles d’annotation
1. Que considérer comme étant une erreur, dans l’état d’avancement de notre méthodologie ?
2. Conventions d’annotation
Conclusion et perspectives
Bibliographie
Annexe I : Typologie des erreurs (N. Catach, 1980)
Annexe II : Représentation détaillée d’un clavier azerty
Annexe III : Exemples d’annotation d’une erreur