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Le cas des proliférations animales dans les conflits humains/animaux
Si l’on délaisse un moment les champs disciplinaires et paradigmes qui se sont intéressés aux relations humains/animaux, notons que les grands prédateurs ou les grands herbivores sont les sujets les plus représentées dans l’étude des conflits. Des espèces comme l’éléphant, le lion ou le loup ont fait couler beaucoup d’encre. Pour autant, d’autres situations conflictuelles surviennent avec de moyennes ou petites espèces allant du ragondin jusqu’au moustique en passent par l’étourneau, tous ayant pour caractéristique de proliférer. Ce terme qui est utilisé pour désigner la multiplication anarchique et incontrôlée d’une espèce est souvent repris dans les problématiques de dégâts agricoles ou forestiers, mais aussi dans le cadre de la gestion des espaces naturels en écologie. Les criquets d’Afrique (Doré, 2010), Les crépidules dans la rade de Brest (Chlous, 2014), les palourdes des Philippines dans les lagunes de Venise (Menez, 2015), les goélands sur les toits de la ville de Marseille (Gramaglia, 2010), les moustiques en méditerranée (Mieulet et Claeys, 2016), les campagnols terrestres dans les cultures, les rats dans les villes et les ragondins dans les cours d’eaux (Mougenot et Mormont, 2009 ; Mougenot et Roussel, 2012), les lapins sur les îles (Mougenot et Strivay, 2010), toutes ces espèces transgressent (ou non) les équilibres sociaux en place. Elles redéfinissent l’ordre établi, en produisent de nouveaux, et appellent (ou non) en réponse la gestion de ces débordements. Les lieux de ces proliférations ont toute leur importance car ils définissent les limites que ces animaux viennent transgresser. Les espaces urbains et peri-urbains font partie de ces lieux originaux où l’animal, s’il vient à proliférer, ne le fait pas que l’humain se pose quelques questions. C’est donc sur les contextes urbanisés que mon propos se concentrera.
Avec l’étalement urbain, les politiques de réhabilitation de la nature en ville et la capacité de certaines espèces à tirer parti des habitats anthropisés, « les villes », qui depuis l’époque hygiéniste se sont efforcées d’évacuer ou de contrôler la nature, connaissent un « retour » des espèces animales avec toutes les surprises et les tensions que cela peut engendrer. Des sangliers se baladent dans la banlieue Berlinoise, des renards roux slaloment dans les rues de Bruxelles, des milliers d’étourneaux sansonnet trouvent refuge dans la ville de Rennes, les goélands nichent sur les toits de Marseille, pendant que de l’autre côté de l’atlantique, à Chicago, un coyote passe furtivement sur un passage piétons. Dans ces contextes fortement anthropisés, la présence de ces animaux crée des opportunités d’interactions originales, des effets de surprise (Blanc, 2014) et des cohabitations voulues ou imposées, appréciées ou non, conscientes ou inconscientes (Savalois, 2012).
Puisqu’il est question ici de conflit, la liste des reproches faits aux animaux qui prolifèrent dans l’urbain est longue : souillures (Douglas, 2016), peur des zoonoses et des transmissions de maladies aux animaux de compagnie, dégradation d’espaces verts ou d’habitations, accident de la route, présence jugée inesthétique, dérangement sonore. Toutes ces accusations sont mobilisées pour justifier de l’établissement d’un dispositif de contrôle. Cependant la mise en place de dispositifs ne suffit pas toujours à contenir le débordement des espèces. Les dispositifs possèdent des limites face à la résistance des espèces mais aussi face aux lois qui encadrent les interventions et entravent leur efficacité, face aux prises de positions par les acteurs concernés et finalement à la collision des différents rapports au monde, des connaissances ou encore des logiques de justification des pratiques d’éradication ou de contrôle mises en œuvre. On assiste par exemple à une mobilisation de citoyens qui souhaitent défendre le droit de vie des animaux (Journal Libération, le 22.12.2016). Cependant ces problèmes de cohabitation dépassent la confrontation pro/anti animaux et questionnent les pratiques de gestion, les institutions et leurs politiques, les rapports entre humains, la coexistence des différents rapports au monde et le vivre ensemble.
Ces problèmes sont d’une grande complexité et peuvent perdurer dans le temps si les solutions techniques ou les arrangements ne suffisent plus à mettre un terme au problème. Le lapin de garenne, figure populaire du bestiaire animal en occident est un modèle d’étude particulièrement intéressant. Animal prolifique au statut de conservation contrasté, il s’adapte à de nombreux milieux y compris urbanisés. Les relations anthropozoologiques et les conflits qu’il suscite ont une histoire riche et singulière. Par ailleurs, les matériaux bibliographiques sur le lapin sont très abondants, tout comme le lapin qu’il va falloir présenter.
Le lapin de garenne
Le lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus, Linné 1758) est un mammifère de l’ordre des lagomorphes et de la famille des léporides, il possède un pelage gris-brun (Longueur : 45 cm, poids : 2 kg) ; ses dents, notamment ses incisives, poussent sans arrêt. Son aire de répartition d’origine comprend la péninsule ibérique, le sud méditerranéen et le sud-ouest de la France.
Le lapin affectionne les milieux semi-ouverts qu’il exploite comme zones de refuge et d’alimentation. Il peut vivre dans une grande diversité de milieux pourvu qu’il y trouve des zones ouvertes de végétation rase et des zones de couvert ; les bocages, les landes, les dunes littorales, les garrigues lui sont favorables. Les grands massifs forestiers et les zones d’agriculture intensive sont moins propices aux lapins. Il se retrouve également dans des espaces plus atypiques comme les grands parcs urbains, les zones industrielles, les talus des voies de chemins de fer, les ronds-points et les pelouses d’aéroport. La présence de sol meuble et bien drainé est cruciale pour permettre l’implantation des terriers et le succès de reproduction.
Le lapin de garenne est un herbivore strict, Il est très opportuniste dans ses choix alimentaires mais possède néanmoins une nette préférence pour les graminées (Chapuis, 1979). Les variations du choix alimentaire au cours de l’année et entre les années sont importantes mais les paramètres qui conduisent à ses choix sont mal connus (Ibid. ; 1979). En cas de disette, le lapin peut se tourner vers des aliments plus ligneux comme les écorces d’arbres ou les feuilles de végétation persistante.
Son activité alimentaire et sociale est principalement crépusculaire et nocturne. Le reste du temps, le lapin vit dans une garenne, réseau de galeries souterraines composé de plusieurs entrées. Les garennes abritent des groupes sociaux composés de 2 à 10 individus. Un ensemble de groupes sociaux constitue une colonie. Généralement les membres d’une colonie partagent les mêmes sites de gagnage. Le domaine vital du lapin de garenne est très variable, il varie de 500 m2 à 5 ha (Marchandeau, 2019).
Le lapin est une espèce grégaire ayant une organisation sociale importante. Les rangs sont établis par des combats principalement avant et durant la période de reproduction. Les mâles et les femelles développent des rangs indépendants ; les mâles dominants accèdent plus facilement aux femelles, et les femelles dominantes aux meilleures rabouillères3 situées au centre des garennes. Dans les autres cas, les femelles creusent une rabouillère à l’extérieur de la garenne, ces terriers uniques peuvent permettre la constitution de nouvelles garennes. La durée de reproduction du lapin est fortement conditionnée par la qualité et le taux protéique des aliments (Marchandeau, 2019). La reproduction peut s’étaler de février-mars pour les premières naissances, à mai-juin pour les deuxièmes. Les sécheresses estivales en zone méditerranéenne conditionnent l’arrêt de la reproduction. Chez les femelles gestantes, les embryons peuvent se résorber en cas de ressources alimentaires insuffisantes. La gestation est d’environ 30 jours. Une femelle peut donner naissance jusqu’à 25 jeunes par an, mais en moyenne seul 5 à 6 jeunes parviennent à l’âge adulte. Les femelles peuvent se reproduire dès l’âge de trois mois bien qu’elles ne soient pas les meilleures reproductrices. Le taux de survie annuel est en moyenne de 50 % chez les adultes et de 20 % chez les juvéniles (Marchandeau, 2019), mais il peut varier selon des paramètres tels que la météorologie, la ressource alimentaire, la prédation et les épizooties.
Des études montrent que les effets de densité des populations peuvent influencer également la reproduction. L’augmentation des densités de population peut contribuer à une diminution du nombre moyen de portées par an de manière significative. L’étude de Rödel et al (2004) montre une diminution du nombre de jeunes par femelle par an d’environ 65% quand le nombre de femelles double. D’autres auteurs ne prennent pas en compte l’effet de la densité, argumentant que la proportion de femelles gestantes n’était pas significativement différente entre des populations à faible et à forte densité dans leur études (Stephens, 1952 ; Trout et Smith, 1995). De même, une population à fort recrutement de jeunes reproducteurs montre des performances de reproduction plus faibles, ceci peut s’expliquer par les conditions corporelles des jeunes femelles, leur expérience et statut social. La densité de population affecte également le taux de survie des adultes (Rödel et al., 2004). Pour toutes ces raisons les populations de lapins sont soumises à de fortes fluctuations annuelles et interannuelles. C’est pourquoi la gestion du lapin de garenne est souvent complexe.
Les principales menaces pour les lapins de garenne sont la fragmentation des habitats, la surexploitation et le braconnage, l’intensification des pratiques agricoles, les maladies telles que la myxomatose et le VHD. L’état des populations actuelles de lapins est très contrasté. S’il pullule encore de manière localisée, le lapin de garenne connait un déclin généralisé. Il est, à ce titre, considéré comme quasi-menacé par l’UICN.
Anthropologie du lapin de garenne
L’histoire évolutive du lapin de garenne est fortement liée à son histoire anthropozoologique. Les travaux sur les lapins de garenne en anthropologie sont nombreux.
Les relations entre l’homme et le lapin de garenne sont très anciennes. L’archéologie démontre que l’espèce fut fortement exploitée par l’homme durant la période de l’épipaléolithique, le mésolithique et le néolithique ancien dans la péninsule ibérique et le sud-ouest de la France (Irving-Pease et al., 2018). Oryctolagus cuniculus (Linnaeus, 1758) est déplacé par les hommes dès l’antiquité sur certaines îles de la Méditerranée (Callou, 2003). À partir du Moyen Âge, le lapin est diffusé par les hommes de manière spectaculaire à travers l’Europe, notamment grâce à la multiplication des garennes : terrains où les seigneurs se réservaient le droit de chasse et de pêche. Mais aussi par extension la garenne est : « Endroit clos (garenne forcée ou privée) ou ouvert (garenne libre) où l’on élève des lapins en semi-liberté, ou, tout bois ou toute bruyère où abondent ces animaux. » (CNRTL, 2017). Cette diffusion se poursuivra jusqu’aux temps modernes et contemporains bien au-delà de l’Europe puisque le lapin de garenne est aujourd’hui recensé sur près de 800 îles à travers le monde et présent sur quatre des cinq continents (Flux et Fullagar, 1992). Pour reprendre les mots de l’archéozoologue Cécile Callou dont la thèse publiée aux éditions du Muséum (2003) retrace la diffusion du lapin en Europe : « il s’agit de l’une des plus grandes migrations d’animaux sauvages attribuable à l’homme ».
Le lapin au fil des siècles a acquis une place importante dans notre bestiaire symbolique. Il est souvent confondu avec le lièvre, ce qui a pu rendre l’interprétation symbolique à son égard délicate et porteuse de contresens (Callou, 2003). Il est bien admis qu’il est symbole de la féminité et de la fécondité. Il est aussi associé à l’image d’une sexualité débordante encore de nos jours comme le montre la mascotte du fameux magazine « playboy ». Il est aussi à l’origine d’un tabou chez les marins, un tabou dont l’origine est toujours discutée (Houseman, 1990).
Le lapin est donc embarqué dans un nombre incalculable d’histoires mais il a en retour embarqué bon nombre d’humains et en particulier des chercheurs qui se sont lancés sur ses traces. Tous animés du désir de comprendre les liens complexes qui se sont tissés entre humain et lapin. Plusieurs travaux se succèdent à ce sujet.
La professeure en littérature Margaret P.Baker consacre en 1994 un article sur le thème « The Rabbit as Trickster ». Le trickster est une figure mythologique facilement identifiable dans les contes populaires. Il peut prendre des formes animales mais peut aussi prendre des formes humaines comme le petit poucet ou la personne de Don Juan (Testart, 1981). La figure du trickster a fasciné beaucoup de chercheurs comme Jung, Levi-Strauss ou encore Radin et cela à cause de sa portée universelle. Pour Baker, les contes portant sur les tricksters dessinent un jeu de miroir pour nous mettre en face de notre propre dualité, nos paradoxes, nos ironies et nos faiblesses. Mais les tricksters représentent aussi l’individu qui tire toujours parti d’une situation par la ruse en transformant ses faiblesses en force. Baker propose deux exemples de lapin tricksters particulièrement connus dans la culture « moderne » américaine : Brer rabbit et Bugs Bunny. Ces lapins tricksters ne sont ni gagnants ni perdants, ils sont fragiles, timides, charismatiques mais extrêmement rusés et échappent à toute forme de contrôle. Pour la professeure Margaret P.Baker, le message le plus important que montrent les tricksters dans les contes est que, malgré les incohérences et les iniquités de la vie, chaque personne est capable d’y faire face.
En 2003, le lapin suscite l’intérêt de la journaliste Susan E.Davis, et l’antropologue Margo
DeMello, toutes deux membres de la House Rabbit Society. Elles reviennent sur les symboles et les mythes du lapin de manière rétrospective dans « Stories rabbits tell: a naturel and cultural history of a misunderstood creature ». Les deux auteures abordent de très nombreux thèmes. Elles retracent la domestication du lapin, sa place dans la littérature de jeunesse, son statut de « pest » notamment en Australie depuis son introduction par les colons en 1859 et l’avènement de son statut d’animal de compagnie. Un grand thème de ce livre : les sources de profits que le lapin génère, pour sa peau et sa viande et même pour l’élevage de « lapins de compagnie », pointant la déviance d’une production industrielle massive. Enfin, elles citent l’histoire des lapins de laboratoire et des tests dont ils font toujours l’objet.
Le lapin intéresse également la société d’ethnozoologie française qui lui consacre deux journées d’étude en 1980 et 2004. Domestication, élevage, langage. A noter, l’inventaire des illustrations « cunicoles » dans les livres pour enfants réalisé par Raymond Pujol pour illustrer la place occupée par le lapin dans la littérature de jeunesse. L’un des plus connus, « Jeannot lapin », sans doute détrôné par dessin animé de « bugs bunny », pourrait être également associé à la figure d’un trickster.
D’autres auteurs se sont « pris au piège » dans la recherche du lapin de garenne. La sociologue Catherine Mougenot et l’anthropologue Lucienne Strivay sont « tombées » sur le lapin à l’occasion de recherches portant sur les proliférations. Le lapin de garenne revenant régulièrement dans leur recherche, les voilà parties sur la trace du lapin, cette fois-ci en prenant le contrepied des habitudes anthropologiques, souvent accusées d’anthropocentrisme à l’égard des animaux. Elles proposent dans le livre « Le pire ami de l’homme » (2011), un récit de tribulations cunicoles qui retrace l’histoire du lapin de leur point de vue. Il ressort de ces travaux la figure d’un lapin polymorphe que les deux auteures sont incapables de classer de manière définitive. « Définitif », c’est peut-être le mot qui ne s’accorde jamais avec le lapin. Gibier, nuisible, animal d’élevage, de laboratoire ou de compagnie, le lapin est désigné comme inclassable par les auteures. Un indiscipliné qui produit des histoires entremêlées, non linéaires, controversées, à l’image d’un jeu sans arbitre où les règles se retrouvent sans cesse redéfinies par le lapin et les tricheries des joueurs.
« Le pire ami de l’homme » ! Un titre qui ne laisse pas indifférent car il évoque à lui seul l’ambivalence des rapports humain/lapin.
Les conflits avec ou à propos du lapin de garenne sont renseignés depuis l’antiquité. Un ravageur dont la réputation n’est plus à faire. Je souhaite revenir sur ces critiques afin de comprendre ce qui fonde la réputation du lapin. Ont-elles toujours été partagées par les humains de manière unanime au cours du temps ? En partant de ces questions, je souhaite considérer la bibliographie du lapin de garenne sous l’angle des conflits qu’elle renseigne. Dès lors, il s’agira de mettre en lumière le caractère historique, polymorphe certes, mais surtout ambivalent des conflits entre le lapin et l’humain et entre humains à propos du lapin. Des réflexions qui me conduiront jusque dans les parcs de la Seine-Saint-Denis, terrain d’enquête de cette thèse.
Le casier judiciaire du lapin de garenne
« Lapins, levez-vous ! Vous êtes accusé de prolifération incontrôlée, de destruction des cultures et des forêts, de minage de talus d’ouvrages, de destruction de pelouses et de potagers, de ruiner la flore insulaire et les habitats d’oiseaux et mammifères nichant sous terre là où vous avez été introduits », En s’arrêtant à ces reproches, on serait tenté de penser que le lapin n’est qu’une vraie calamité. Le conflit à propos du lapin est-il aussi dissymétrique que cela ?
Comme signalé dans les travaux de Cécile Callou (2003), les reproches faits aux lapins face aux dégâts agricoles, sylvicoles et même urbains ne datent pas d’aujourd’hui. Ces conflits remontent à l’antiquité. Pline l’ancien évoque dans Histoire Naturelle les dégâts causés sur les cultures et dans les villes. Selon Cécile Callou, il existe très tôt une ambivalence entre le lapin perçu comme un gibier à fort intérêt cynégétique et un nuisible. Cet attrait cynégétique suivra et suit encore le lapin. Comme celui rapporté par Grégory Quenet dans son « Histoire naturelle du Château de Versailles » (2015), où le lapin nuisible pour le peuple constitue un privilège pour le roi. Un conflit que l’auteur décrit comme la cristallisation de tensions plus générales ; « « Le mauvais lapin » de la veille de la révolution française résulte donc moins de l’échec à réguler une espèce, c’est-à-dire d’un équilibre introuvable, que de la perte de confiance dans la capacité du souverain à fixer un bon usage de la nature… ». (Quenet, 2016)
En plongeant dans les archives numériques de la Bibliothèque Nationale de France à la recherche d’écrits sur le lapin pouvant relater des conflits à son égard, j’ai constaté que cette ambivalence qui caractérise si bien le lapin se retrouve aussi dans la littérature du 19ème siècle.
Les conflits au sujet des dégâts de lapins entre forestiers, agriculteurs, propriétaires terriens et chasseurs sont nombreux. Entre surestimation pour certains et sous-estimation pour d’autres, cette question a laissé beaucoup de traces dans les archives. Citons à ce propos l’ouvrage « Les dégâts causés aux champs par les lapins et la responsabilité des propriétaires et locataires de chasse » écrit et publié en 1889 par Baudrain où plus de 80 procès y sont décrit (Baudrain, 1889) . Ces procès font souvent appel à la jurisprudence pour les résoudre.
Dans un essai paru en 1869 dans le journal des chasseurs, Du Lièvre, personnalité introuvable, écrit un texte de vingt-trois pages intitulé « le lapin pris… au sérieux ».(Du Lièvre, 1869)
A cette époque pourtant l’espèce connaît un intérêt cynégétique très fort et le lapin est un gibier très chassé. L’auteur y retranscrit dans un style décousu toutes ses interrogations au sujet de ces conflits : « Puisque les lapins font tant de mal, puisqu’il parait démontrer selon vous, qu’ils peuvent compromettre gravement nos intérêts, pourquoi, ne pas les détruire absolument, pourquoi donc en conserver un seul ? » (Du Lièvre, 1869 : 24) . La question que pose Du Lièvre ici montre les contradictions à l’œuvre quand il s’agit de vouloir se débarrasser du lapin. Après avoir vanté les plaisirs de la chasse (un attrait cynégétique que l’on peut rattacher celui déjà mentionné dans l’histoire par Cécile Callou), il affirme qu’il n’y pas de chasse agréable sans les lapins : « Et puis, est-ce que la vie à la campagne serait possible, serait supportable, si nous n’y avions plus un seul lapin ? Mais on périrait d’ennui ! ». (Ibid., 1869 : 24)
Suivent dans son texte des descriptions, sur un ton plutôt cruel, de « ravages » qu’il peut causer, ton qui aurait tendance à contredire l’intérêt de l’auteur pour cette espèce quand il s’agit de la chasser. Aux trois-quarts de son essai on trouve se paragraphe qui résume dans une envolée lyrique la difficulté de statuer sur la gravité du lapin : « O lapin maudit et aimé ! Effréné destructeur et reproducteur infatigable ! Prothée amusant, gentil, perfide et délicat, perdant nos gardes avec ta chair, séducteur de nos cuisinières par ta peau, quelle est donc ta mission sur terre ? Comme les grandes guerres, la famine et le choléra, n’es-tu qu’un fléau passager envoyé de Dieu pour faire le vide ? Dois-tu devenir un jour le maitre du monde après avoir fait mourir de faim ses habitants ? Ta population, tes colonies augmenteront-elles toujours à mesure que nous marcherons vers le progrès ou la décadence ? Pauvres progrès, qu’es-tu toi-même ? Un bien ou un mal ? Je ne sais pas ; mais toi, lapin, n’aurais-tu pas pu devenir un bien, si agissant avec plus de prudence et de sagesse nous avions su te prendre au sérieux ? Le mal que tu as fait, que tu fais, que tu feras encore, n’en sommes-nous pas la première cause ? Ne pouvions-nous pas empêcher en nous défiant de tes instincts, en te rendant inoffensif ? Et alors, pourquoi le plaisir, les jouissances que nous éprouvons à te chasser, à te faire rôtir, à te manger, ne compenseraient-ils pas les soucis, les tribulations que tu nous causes dans ce moment ? Qui te protège contre les nombreux ennemis qui t’entourent ?
Ces ennemis, ne sont-ils pas la preuve évidente de ta force ? Seras-tu donc plus fort que nous ? Ou bien, ce que je crois plutôt, ne serais-tu pas qu’une pauvre faible créature, une victime de plus, un prétexte pour maintes gens tourmentées du besoin de faire argent de tout. » (Du Lièvre, 1869 : 63).
La notion d’ambivalence du lapin est bien présente dans ce paragraphe. On aurait envie d’affirmer en lisant ce texte que pour l’auteur, le lapin est « un fléau à conserver ».
D’autres écrits sont beaucoup plus catégoriques sur la nécessité de détruire le lapin. André Avenel, ingénieur agricole, s’interroge en 1942 : « Comment détruire le lapin sans fusil », texte écrit probablement pour permettre d’agir sur les lapins durant la seconde guerre mondiale quand l’utilisation du fusil était prohibée. Avenel dit ainsi « Il est absolument nécessaire de détruire les lapins de garenne, là où ils sont en surnombre. En les détruisant vous sauvegarderez les récoltes et les forêts dont le pays a tant besoin. La chair de ces animaux est estimée et apportera un complément intéressant à la viande qui nous manque tant. La destruction des lapins, déjà difficile en temps normal, est rendue extrêmement difficile, si l’on ne peut faire usage du fusil. (…) DETRUIRE LE LAPIN C’EST DEFENDRE LE PAIN DE DEMAIN. » (Ibid., 1942 : p 10-11). On ne saura pas si l’auteur symboliquement fait référence uniquement au lapin dans cette affirmation. Si l’on s’en tient au lapin de garenne, il s’agit bien pour lui d’un fléau à détruire, même si… il conçoit que le lapin peut présenter quelques atouts d’un point de vue culinaire.
Le nombre de publications présentant le lapin comme une calamité en France décroit avec l’introduction de la myxomatose en 1951. Une introduction qui déclenchera la colère des éleveurs de lapins et des chasseurs, et fera le bonheur du monde agricole et sylvicole tourné vers la productivité et la modernisation des pratiques. Un coup derrière les oreilles dont le lapin se relèvera doucement avant de connaitre l’arrivée du VHD au début des années 1980. Deux maladies qui en plus du contexte d’intensification des pratiques agricoles et de la fragmentation des habitats feront baisser les populations de lapin en Europe de manière continue.
Néanmoins le lapin résiste localement. Mais son état de conservation provoque une nouvelle ambivalence, alors que l’on s’efforce de vouloir le conserver là où il disparait, on peine à le faire disparaitre là où il continue à pulluler (Mougenot et Strivay, 2011).
Un des bastions de résistance de l’espèce se trouve notamment en Seine-Saint-Denis, dans deux grands parcs urbains : le parc Georges-Valbon et le parc du Sausset.
Un « problème » de gestion qui dure maintenant depuis plus de vingt ans. Une histoire supplémentaire, locale cette fois, qui vient prolonger l’épopée du lapin de garenne.
Le « problème lapin » en Seine-Saint-Denis
La construction préalable du sujet de recherche est le fruit d’une collaboration entre le MNHN et le département de la Seine-Saint-Denis suite à une demande exprimée par ce dernier. Cette manière de procéder n’est pas une nouveauté car il s’agit de la sixième thèse réalisée dans le cadre de ce partenariat.
En 2014, le département de la Seine-Saint-Denis interroge le MNHN au sujet d’un « problème » récurant de gestion de populations de Lapin de garenne dans les parcs du Sausset et Georges-Valbon. Après recueil par l’ODBU des questions posées par les techniciens des parcs, une demande est formulée en faveur de « l’évaluation quantifiée et qualifiée des impacts causés par le lapin, [pour] acquérir des connaissances sur son écologie (ressources, prédateurs, déplacements), [et] évaluer des modes de gestion et des aménagements favorables et défavorables à cette espèce et de connaître des méthodes de limitation efficaces » (synthèse ODBU 2015). La formulation de cette demande s’appuie en partie sur l’expérience de résultats précédents, en particulier ceux fournis par la thèse de François Chiron (2007) sur l’écologie de la Pie Bavarde dans les parcs urbains de la Seine-Saint-Denis. Cet oiseau générait des inquiétudes chez les gestionnaires de terrain au sujet des prédations qu’il pouvait effectuer sur les populations de passereaux. Pour cela, des actions de régulation par piégeage étaient menées dans l’objectif d’en réduire les effectifs. Avec les travaux recherches, la rationalisation de ces pratiques de capture fut obtenue par la mise en place de procédés expérimentaux et d’études statistiques. Les résultats ont démontré l’inefficacité des méthodes de capture du fait d’un comblement rapide par les populations voisines en recherche de territoire, mais aussi l’absence d’impact sur les densités de passereaux, un résultat mis en évidence par des comparaisons entres les densités moyennes des passereaux dans le parc du Sausset et celles connues à l’échelle nationale. Ces résultats ont eu pour conséquence d’arrêter les campagnes de régulation des pies.
Sur la même base de réflexion, l’objectivation des dégâts de lapin avait pour but de statuer sur la nécessité de réguler, ou non, cette espèce.
Après plusieurs réunions entre le comité scientifique et l’ODBU, une thèse interdisciplinaire est proposée par le laboratoire CESCO. Cette proposition d’interdisciplinarité se justifie au travers de plusieurs points. Tout d’abord, le constat fait par la direction du CESCO des difficultés que représenterait l’étude sur la dynamique des populations de lapin. Difficultés liées aux particularités de cette espèce, à la durée de la thèse (3 ans) et aux types de données dont nous disposions. En effet, les données récoltées lors des comptages n’ont pas été calibrées pour permettre des analyses fines.
Par ailleurs, la gestion d’une espèce n’est jamais anodine du point de vue social. Elle est pensée, justifiée, planifiée, appliquée, contestée, portée par des individus et des collectifs qui en définissent la spécificité. De ce point de vue, la description des phénomènes sociaux à l’œuvre dans la gestion d’une espèce constitue une plus-value pour en saisir la complexité. De plus, les conclusions des travaux précédents menés en anthropologie sociale par l’anthropologue Marine Legrand (2015) éclairent les enjeux que sous-tend la mise en ordre écologique de ces espaces et les conséquences directes sur les collectifs concernés.
Enfin, ce type de travail offre des potentialités heuristiques importantes au regard du croisement disciplinaire que réclame les problématiques actuelles de recherche en environnement.
Le parc Georges-Valbon
Le parc Georges-Valbon, anciennement connu sous le nom de parc de la Courneuve, est situé au sud du département à seulement quelques kilomètres du périphérique parisien. Il est le plus grand parc de la Seine-Saint-Denis, et le troisième plus grand espace vert de la petite couronne, derrière le bois de Boulogne et le bois de Vincennes. L’historique de sa construction étant particulièrement bien décrit dans les travaux de thèse de Marine Legrand (2015), je présenterai ici les grandes étapes de la construction qui permettront de mieux comprendre les enjeux des problématiques. En 1924, le département de la Seine acquiert 410 ha de terrain morcelé pour y installer industries et logements. Ces terrains sont des terrains agricoles humides, principalement utilisés pour la culture maraichère. Le site est plat et traversé par des cours d’eau. Les coûts d’assainissement des terrains étant trop importants, le projet de cité industrielle est abandonné. Face au constat que le nord du département de la Seine ne possède aucun espace vert, l’idée d’y implanter un « parc des sports », agrémenté de promenades est pensé en 1934. Mais le manque d’argent gèle le projet et les terrains sont loués pour du maraîchage. En 1954, alors que les constructions de « grands ensembles » se multiplient à proximité du site, la conception d’un parc est à nouveau discutée par les élus. Ce n’est qu’en 1960 qu’une première section de 136 ha est aménagée par le paysagiste Albert Audias (Figure 3).
L’objectif est de créer un espace de détente où se mêlent zones « attractives » et paysages pastoraux constitués de bois et de pelouses rustiques. 200 000 arbres sont plantés et 55 ha de pelouse semés, dont une grande pelouse circulaire de quarante mètres de diamètre définissant l’identité paysagère de cette frange du parc. On projette d’y implanter « un lac, une ferme et un village artisanal (potiers, menuisiers, tisserands…) ainsi que d’autres animations, un centre de modèles réduits, un camping, une pépinière, un théâtre de verdure » (Parc info, 2017). Mais une fois de plus, l’argent manque, et seuls le théâtre de verdure et un parc de jeux pour enfants seront réalisés. Les travaux nécessaires à cet aménagement auront des conséquences directes sur plus de 2000 personnes habitant les terrains de manière précaire ; familles et travailleurs d’origines françaises, algériennes, marocaines, tunisiennes, espagnoles, portugaises, yougoslaves habitent roulottes et constructions de fortune, ils seront délogés de ce lieu marginal que l’on nomme la « campa ».
Le 1er janvier 1970, le département de Seine-Saint-Denis hérite des terrains acquis par l’ancien département de la Seine. La partie aménagée par Albert Audias est ouverte au public en juillet 1970. Peu de temps après, le département vote l’ouverture d’un centre équestre dans le sud du parc. Le nombre d’hectares à aménager est encore très important, il faut continuer à planifier et penser l’aménagement des terrains restants mais surtout dans le but de pallier le manque d’espaces verts du département. Très vite, un concours d’idées est lancé la même année pour aménager une nouvelle tranche de 250 ha. Le concours sera remporté par les paysagistes Gilbert Samel et Allain Provost. L’idée directrice de l’aménagement est de créer un paysage à l’écart des villes dont la fonction première serait « la détente », « la rêverie » et « le loisir ». Des travaux colossaux de restructuration des volumes paysagés sont engagés. Un univers totalement artificiel est créé avec des lacs, des coteaux et des vallons.
C’est sur la base d’une décharge que ces paysages sont formés, les chantiers des Halles de Paris et des autoroutes obligeant la région à trouver des moyens de valoriser ces remblais. Le scoop est important et n’échappe pas à la presse : 13 millions de m3 de remblais sont amenés sur le site par des camions de 15 tonnes. S’ajoute à ces volumes de terre, le projet de création de 5 plans d’eaux artificiels prévus par les paysagistes.
Mais le chantier est colossal et ne sera construit que par tranches successives. Les deux paysagistes se partagent alors le dessin du parc selon des styles très différents. La partie aménagée par Allain Provost, à proximité de la zone Audias, s’appuie sur des tracés rectilignes et la volonté de faire transparaitre un paysage au caractère épuré et cartésien. L’autre partie aménagée par Samel se caractérise par des tracés plus sinueux. Puisant son inspiration dans l’art des jardins chinois, Samel cherche à obtenir des « précipités de paysage » travaillant principalement sur les nuances de vert (Figure 4).
Après ce long cheminement d’aménagement paysagé, le parc Georges-Valbon est finalisé en 2003. En définitive, 43 ans furent nécessaires à la conception de ce grand parc qui accueille, aujourd’hui, plus de deux millions de visiteurs par an.
Le parc du Sausset
Le parc du Sausset est situé au nord-est du département sur les communes d’Aulnay-sous-bois et de Villepinte. Sa construction est liée au projet inachevé du croissant vert. Pour sa réalisation, un concours est lancé en 1979. Le jury espère un parc inspiré de l’histoire des paysages de la plaine de France, et qui se distinguerait du modèle des parcs forestiers franciliens. Le terrain proposé est vaste et s’impose sur plus de 200 ha. Les terres sont rachetées à deux agriculteurs de la Brie, qui y cultivaient, blé, pommes de terre, maïs et oléagineux. Deux grands tracés d’infrastructures découpent le terrain en quatre parties : la ligne du RER B qui traverse cette espace du Nord au Sud en son milieu, et deux routes tracées d’Ouest en Est qui assurent une liaison entre la ville d’Aulnay et Villepinte. La ligne du RER B, inaugurée en décembre 1977, donne à la gare de Villepinte une position quasiment centrale au sein du parc. L’emplacement de cette gare ne fut pas désigné au hasard, elle se positionne à proximité de l’usine PSA et aurait pu devenir le cœur d’une zone d’activité, comme initialement prévu avant la création du parc du Sausset (Docob parc du Sausset, 2011). Il s’en est fallu de peu pour que le parc n’existe pas. Cette zone d’activité aurait, malgré tout, été accompagnée de l’aménagement de l’étang de Savigny (étang en partie aménagé pour gérer le surplus d’eau de la zone d’activité d’Aulnay-Est et assainir le terrain en cas de constructions) et d’un espace vert périphérique de 36 ha.
Le contexte hydrographique du parc se résume à la présence du Sausset à l’Est, à la résurgence d’un drain nommé Roideau, et à l’étang de Savigny. Le ru du Sausset prend sa source à Tremblay et recueille les eaux de 700 ha de terrain. Il alimente l’étang de Savigny uniquement en cas de surplus d’eau lors de fortes pluies. En dehors de ces épisodes le Sausset se déverse dans le Croult. Le passage du ru sur le parc constitue l’un des rares secteurs à ciel ouvert. Il est, sinon, majoritairement busé sur l’ensemble de son parcours. Les berges attenantes au terrain possèdent les seuls boisements d’époque, les reliefs sont absents, seul le ru crée une légère pente sur ces plaines de culture (Corajoud, à paraître).
Le concours sera gagné par les paysagistes Michel et Claire Corajoud en 1980. En cohérence avec les attentes du jury, Michel et Claire Corajoud souhaitent évoquer ce qui caractérisait ces territoires. De la forêt au grand défrichement, en passant par la plaine agricole et l’apparition des jardins des grands ensembles.
Dès 1980, les terrains sont gelés pour permettre la mise en place du projet. La partie qui correspond à l’étang de Savigny est déjà sous la surveillance d’un garde. Les sols sont très riches du fait des cultures précédentes. Les premières plantations sont faites sur les pourtours du parc pour garantir la forme générale de celui-ci malgré les avancées des travaux. Il serait ainsi certain que la surface n’en diminuera pas (Corajoud, com personnelle). C’est sur cette base que naît le parc du Sausset. La composition du parc s’appuie sur l’évolution des paysages au travers du temps. Sur ce principe, le projet définit quatre grandes zones : la « Forêt » espace boisé délimité par un tracé inespéré des forêts forestières françaises (Figure 5), le « Puits d’enfer », une ambiance agricole de plaine céréalière entrecoupée de bosquets et de bois, le « Bocage » (Figure 6), pourvu de haies sur talus et des coteaux créés artificiellement. Enfin, la dernière zone appelée « Prés carrés », définie par des marais, lacs et paysages horticoles agrémentés d’une aire de jeux en référence aux espaces verts des grands ensembles.
Dans ce partage, le souci d’équilibre des formes et des structures donne toute sa place à la pensée géométrique dans la conception paysagère des lieux (Corajoud, à paraître). Les premiers tracés du parc sont pensés en s’appuyant le plus possible sur les quelques chemins historiquement empruntés. D’un point de vue plus théorique, le parc du Sausset est considéré par certains architectes paysagers comme un mélange entre modernisme et post-modernisme par le mariage de différents paysages (Di Carlo, 2015). Michel Corajoud est, à ce titre, considéré comme l’un des pionniers de cette architecture paysagère. Dans sa conception, la place de la « nature » est pensée, mais de manière « travaillée ». Pour lui, c’est dans l’interaction entre les interventions humaines visibles et les éléments naturels que se trouvent les formes d’esthétismes qu’il soutient. C’est, en fait, un travail sur l’imaginaire pastoral dans lequel l’humain a toute sa place.
Gestion et gouvernance des parcs
La gestion de huit parcs est assurée par le département de la Seine-Saint-Denis au sein duquel la Direction de la Nature des Paysages et de la Biodiversité (DNPB) assure la conduite. La DNPB fait partie du pôle Aménagement et Développement Durable qui possède 5 directions.
La DNPB assure également la gestion des terrains de sport, des arbres d’alignement ou encore des cours de collège. Au sein de la DNPB le Service des Politiques Environnementales et de la Biodiversité (SPEB) coordonne les actions de l’Observatoire de la Biodiversité Urbaine en Seine-Saint-Denis (ODBU). Né en 2005, l’objectif de cet observatoire est de permettre aux habitants d’accéder aux connaissances en biodiversité urbaine et promouvoir sa préservation. C’est également un centre de ressource sur la biodiversité et d’échange et mutualisation des expériences entre différents acteurs. L’ODBU possède trois pôles : (Je reprends ici l’ensemble des informations issues de la revue le « biodiversitaire » sans en modifier le contenu)
Le pôle « Connaissances » :
• Administre la base de données de l’Observatoire : en organisant et centralisant la collecte, en exploitant les données pour produire des analyses, cartographies et des extractions sollicitées par les acteurs du territoire.
• Améliore la connaissance : en concevant et pilotant des inventaires, des suivis et des études et expérimentations scientifiques, en gérant les partenariats scientifiques et en animant le conseil scientifique de l’ODBU.
Le pôle « Gestion et aménagement » :
En interne (au sein du Département) comme en externe (en direction des collectivités territoriales) :
• Accompagne la prise en compte des enjeux de biodiversité dans les actions de gestion et d’aménagement : en aidant à la définition stratégique de la politique environnementale des acteurs (publics et privés) et sa mise en œuvre en apportant son avis et expertise techniques.
• Pilote ou appuie scientifiquement la conduite d’expérimentations en ingénierie écologique.
• Développe l’exploitation et la valorisation pratique des données écologiques dans le cadre du développement d’une trame verte et bleue départementale.
Le pôle « Médiation scientifique » :
• Assure la diffusion et la valorisation des travaux de l’ODBU, via ses publications, sur ses pages Internet et lors de colloques et de rencontres régionales et nationales.
• Développe des outils et actions de médiation sur la biodiversité urbaine et dans le domaine des sciences participatives, à destination des différents publics (animation des réseaux). Pilote la démarche « Observ’acteur » qui encourage le grand public à participer à la construction de la connaissance sur la biodiversité de proximité. » (Biodiversitaire, 2015 : 9)
L’ODBU possède également un comité scientifique qui se réunit deux fois ans. Il a pour rôle : « d’inscrire les travaux de l’ODBU dans une démarche rigoureuse et objective, en :
• garantissant la qualité scientifique des travaux de l’Observatoire ;
• se prononçant sur les grands enjeux stratégiques de préservation et de développement de la biodiversité en milieu urbain ;
• garantissant sur le plan éthique et déontologique la diffusion des informations à différents niveaux d’usagers : membres du comité de suivi, chercheurs, étudiants, grand public… » (Biodiversitaire, 2015 ; 8)
Ce comité est composé de 9 experts (Amphibiens Reptiles, Flore, Insectes, Autres invertébrés, Mammifères, Oiseaux, Écologie urbaine, Réconciliation avec la nature, Sociologie)
L’ensemble est présidé par une chercheuse au MNHN et animé par le pôle « Connaissances » de l’ODBU.
Enfin l’ODBU possède un comité de suivi Présidé par le Président du Conseil général ou son représentant, animé par les trois pôles de l’ODBU. « Ce comité est ouvert à tous les acteurs oeuvrant sur le thème de la biodiversité dans le département : État, Région, communes, communautés d’agglomération, partenaires associatifs et scientifiques. Il s’agit d’un lieu d’échange et de travail collectif, qui a pour rôle de permettre à chacun de ses membres de partager expériences et réflexions, dans le but de construire des propositions de stratégies d’aménagement ou de gestion pour préserver et développer la biodiversité. » (Biodiversitaire, 2015 ; p8).
La gestion opérationnelle des parcs et leur classement Natura 2000
Les modes gestion des parcs Georges-Valbon et du Sausset ont connu une restructuration importante passant d’une gestion principalement horticole à la mise en place d’une gestion différenciée affichant des objectifs de conservation de la biodiversité. Plus précisément, au début des années 1990, sous l’impulsion d’associations naturalistes locales, la direction des espaces verts de Seine-Saint-Denis réoriente le mode de gestion des parcs et la gestion harmonique est pensée comme une alternative. En s’appuyant sur le concept de gestion différenciée, (terme proposé par le paysagiste Gilbert Samel et ensuite repris par le Conseil Général de la Seine-Saint-Denis (Dubreuil, 2006 ; Legrand, 2014), l’objectif est de concevoir la gestion des parcs au travers d’un « compromis entre l’aspect sauvage et le confort paysager de l’espace public » (Dubreuil, 2006 ; 8). En outre, la gestion harmonique s’attache particulièrement à la notion d’équilibre : équilibre biologique d’une part et équilibre entre accueil du public et gestion de la biodiversité d’autre part (Legrand, 2014). Ce mouvement d’écologisation des parcs peut être rattaché au développement de la gestion dite différenciée en France et en Europe dans les années 90 (Aggéri, 2010). Ce mouvement d’écologisation sera renforcé en 2005 par la création de l’ODBU.
En 2006, les deux parcs sont désignés site Natura 2000 au titre de la Directive Oiseaux de l’Union Européenne. Un classement qui trouve sa justification dans la présence d’oiseaux patrimoniaux comme le Blongios nain (Ixobrychus minutus), le Butor étoilé (Botaurus stellaris) ou encore le Martin pêcheur (Alcedo atthis). Si la gestion harmonique n’est pas toujours désignée comme le mode de gestion principal, elle fait encore largement partie de l’identité des parcs et structure fortement les interventions de gestion. En plus de ces missions de conservation de la biodiversité, les parcs Georges-Valbon et du Sausset ont pour vocation d’accueillir les habitants de la Seine-Saint-Denis et d’Île de France dans des espaces verts offrant un cadre de détente et de loisir. Ils doivent également assurer une mission d’éducation à l’environnement grâce à l’appui de l’équipe d’accueil et d’animateurs.
D’autres activités connexes visant à dynamiser la fréquentation des parcs sont développées comme au parc du Sausset qui dispose d’un jardin potager collaboratif pour la population locale ainsi support d’échange de connaissances pour la pratique du maraîchage. Le parc du Sausset possède également une vigne pédagogique lui permettant de réaliser deux cuvées par an et annuellement une « fête de la vigne et des saveurs » regroupant d’autres activités autour des produits comme le miel, le pain ou la pomme. Le parc Georges-Valbon accueille quant à lui la fameuse Fête de l’Humanité sur une frange annexe du parc, et prochainement l’accueil d’épreuves sportives pour les JO-2024. Les politiques du département affichent aujourd’hui une volonté forte d’augmenter la fréquentation des parcs. Ils se sont dotés pour cela d’un plan parc correspondant à un programme d’investissement. Ce programme souhaite favoriser une meilleure accessibilité des parcs en particulier pour le parc Georges-Valbon, permettre le développement et le renforcement des activités sportives et d’évènements à caractère culturel ainsi que la mise en place d’une ferme urbaine au sein du parc du Sausset principalement axée sur la production maraichère.
L’intensification des mesures de régulation (1996-2003)
Durant l’année 1996, la réorganisation des partenaires impliqués dans la gestion du lapin se poursuit avec quelques difficultés. Le 12 janvier 1996, l’ancien Directeur de la Fédération fonde l’association loi 1901 Equilibre 93 qui a pour objet le « Maintien, équilibre et gestion des espaces naturels en zone péri-urbaine [et la] préparation des jeunes à une meilleure connaissance de la faune sauvage». Une association fondée, dit-il, pour « pallier au désengagement de la Fédération » et pour s’adapter à l’élargissement des politiques d’aménagement des parcs qui souhaitent développer des activités d’éducation à l’environnement. A ce stade, la gestion du lapin et plus largement de « la faune sauvage dans les parcs départementaux » pourrait être confiée à Equilibre 93. Un projet de convention avec l’association est alors discuté au Conseil Général. Le document accompagnant la convention apporte des précisions sur la situation du moment : « Depuis 1993, les agents de F.I.C engagés dans cette opération ont repris environ 1500 lapins principalement au parc du Sausset. Ce travail, qui a eu des résultats positifs, doit être poursuivi car les comptages récents démontrent que la population lapine est encore largement excédentaire et les dégâts enregistrés cet hiver en attestent d’ailleurs.
Mais le souci d’enrichir le patrimoine faunistique des parcs départementaux a conduit à envisager d’étendre ces actions en direction d’autres espèces qui, faute de prédateurs naturels, viennent à proliférer aux dépens de l’équilibre de l’écosystème : tortues de Floride, les pies, les corneilles, etc… des actions sont également envisagées contre les petits mammifères (ragondins notamment) provoquant des dégâts aux berges des plans d’eau. Par ailleurs, la volonté de développer une politique d’accueil des groupes (classes des collèges notamment) nous a amené à solliciter notre partenaire pour qu’il s’associe en aidant à la découverte de la faune cynégétique et en présentant les actions de gestion du patrimoine17 qu’il conduisait. Pour accepter de poursuivre ses prestations, la F.I.C a sollicité pour 1996 une réévaluation de 60% de l’engagement départemental. Cette augmentation ne semblant pas en rapport avec l’évolution des prestations souhaitées, nous avons été amenés à rechercher un nouveau partenaire présentant les mêmes garanties dans des conditions économiques acceptables. A l’issue de différents contacts, il est apparu que la proposition présentée par l’Association Equilibre 93 (…) était conforme aux objectifs assignés et qu’elle méritait d’être retenue ». (Extrait du rapport à la commission permanente du Conseil Général pour la signature de la convention entre Equilibre 93 et le Conseil Général, 1996 )
La convention est débattue mais tarde à être signée. Pendant ce temps, de nouveaux comptages sont produits par le prestataire et la population de lapins se porte toujours aussi bien en considérant les 1800 individus dénombrés.
En ce début d’automne, le responsable des reprises n’est toujours pas nommé. De son côté, le Directeur de la Fédération des chasseurs de Paris tente de faire valoir les droits de l’ancienne convention : « La durée de cette convention a été fixée à 5 années » rappelle-t-il; « elle reste donc valable jusqu’en août 1998 » (courrier du 19 novembre). Il propose dans ce cas d’étendre le partenariat à l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage qui pourrait permettre d’« assurer le rôle de conseil technique et d’organiser en collaboration avec la FDC l’acheminement des lapins dans les départements autorisés et demandeurs ». La Fédération est prête avec le concours de l’ONCFS à apporter « des conseils techniques nécessaires à la bonne gestion des autres espèces animales ». L’indemnisation pour l’année 1996/1997 est proposée à hauteur de 200 000 francs. La réponse de la direction des parcs et négative, les deux parties n’arrivent pas à trouver un accord malgré leurs échanges. Le nouveau président de la Fédération s’étonne qu’aucune suite favorable ne soit donnée et se dit surpris des arguments avancés dans la mesure où la Fédération et l’ONC sont prêts à s’adapter à la politique du moment18. La convention avec la Fédération est définitivement rompue en décembre 1996.
Très vite, les reprises de lapins débutent le 12 décembre sous la responsabilité d’Equilibre 93 et du prestataire de service qui encadre une équipe de chasseurs bien habitués des lieux.
Pourtant la gestion du lapin est loin d’être une question stabilisée. Lors de l’hiver 1996-1997, une vague de froid s’abat sur tout le territoire français. « C’est la Sibérie » titre le Parisien du 3 janvier 1997. Les températures sont de moins 7° en Ile-de-France, la neige et le gel persistent au Sausset, et les lapins, en manque de nourriture, « s’attaquent » à l’écorce des arbres âgés d’une quinzaine d’années19. « L’écorçage» marque le paysage par le contraste de couleur que dessinent ces stigmates sur le bas des arbres. Le nombre d’arbres écorcés est conséquent, ce qui n’échappe ni aux gardes, ni aux techniciens, ni au directeur (cf image page suivante) .
En une nuit, le résultat est décrit comme « spectaculaire » et l’effet de surprise est d’autant plus important que personne n’avait observé ce phénomène à une telle ampleur. Le résultat est constaté au petit matin avec inquiétude et désolation. « mangé » « bouffé » « grignoté » « rongé » « boulotté » « dévoré »…, les termes ne manquent pas pour qualifier cet état de choses. En effet, pour les techniciens, la « mort » de l’arbre est certaine s’il est écorcé sur l’ensemble de sa circonférence (Figure 11).
Alors, que faire en plus des actions déjà menées ? Face à « l’urgence » de la situation, le nourrissage des lapins apparaît comme la solution de « dernier recours ». 2,5 tonnes (Soit 15, 20 ou 25 tonnes selon les sources) de betteraves et de racines d’endives sont données aux lapins dans l’espoir qu’ils ne s’attaquent plus aux arbres. Le reste des arbres non attaqués est ensuite protégé au plus vite avec des manchons de grillage.
L’opération de protection est faite sur les milliers d’arbres du parc. Le technicien en charge de la gestion des plantations se rappelle de cette période : « Là, on a commencé à se poser vraiment de très sérieuses questions par rapport au lapin… » (Ancien technicien du parc du Sausset). Désormais tous les moyens sont bons pour « lutter » contre les « dégâts » causés par le lapin. Face à la situation, les techniciens et la direction questionnent les modes opératoires entrepris jusqu’alors.
« J’avais l’impression qu’ils [les chasseurs] se les gardaient un peu comme un moyen d’avoir du lapin tout le temps. Parce que les lapins qui étaient rattrapés étaient renvoyés vivants pour faire du repeuplement en France. Donc leur intérêt, c’est avec du recul que je dis ça, leur intérêt à mon avis, c’est on en enlève mais pas trop pour en avoir l’année suivante, donc une gestion pas sérieuse quoi. » (Ancien technicien du parc du Sausset).
« Ils [les chasseurs] venaient passer une journée entre copains, ils se faisaient un bon repas le midi, ils n’avaient pas d’impératifs (…). En plus, ils protégeaient un peu la ressource quand même, pour eux c’était une source de plaisir. Je ne veux pas faire du mauvais esprit, mais bon, ils n’étaient pas très motivés pour en reprendre beaucoup. » (Ancien technicien parc du Sausset).
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Table des matières
Sommaire
Liste des acronymes
Introduction générale
I) L’étude des relations humains/animaux sous l’angle des « conflits »
a) Les « Human and Wildlife Conflicts » en sciences de la conservation
b) Les conflits humains/animaux saisis par les sciences sociales
c) Le parti pris des disciplines dans l’étude des conflits humains/animaux
d) Penser les « résistances » pour étudier la complexité des problématiques de cohabitation
II) Objet
a) Le cas des proliférations animales dans les conflits humains/animaux
b) Le lapin de garenne
c) Anthropologie du lapin de garenne
d) Le casier judiciaire du lapin de garenne
e) Le « problème lapin » en Seine-Saint-Denis
III) Terrain
a) La Seine-Saint-Denis et ses parcs départementaux. De la naissance d’un département à la naissance d’une politique verte
b) Le parc Georges-Valbon
c) Le parc du Sausset
d) Gestion et gouvernance des parcs
e) La gestion opérationnelle des parcs et leur classement Natura 2000
IV) Méthodologie
a) Le traitement des données
b) Posture d’enquête
c) Plan de thèse
PARTIE 1 : Historique du « problème lapin »
I) Le lapin en Seine-Saint-Denis
II) Emergence du problème et premières mesures de régulation (1979-1996)
III) L’intensification des mesures de régulation (1996-2003)
IV) Une tentative de partenariat public peu fructueuse
V) L’arrivée d’une nouvelle entreprise : le partage des lapins
VI) Un hiver rigoureux et une catastrophe médiatisée
VII) L’expertise dans le parc du Sausset
a) Diagnostic
b) Des essais de comptages
c) Synthèse bibliographique et recommandations
d) Proposition de techniques, « attitudes » et scenarios de gestion des lapins
e) La mise en application de l’expertise
VIII) La recherche d’alternatives
IX) Conclusion
PARTIE 2 : Controverse et jeux de résistance autour du « problème lapin »
I) « Discussion », controverse et dispute autour du « problème lapin »
a) Définitions (discussion, dispute, controverse)
b) La qualification des dégâts de lapin ; premier point d’entrée du problème lapin
c) Les événements fondateurs et l’instauration d’une chaîne de pratiques
d) La politisation des dégâts
II) Les lapins, les dégâts et l’idée d’un problème
III) Gérer le lapin de garenne : controverse autour du dispositif de contrôle
a) La mise en place d’un protocole de comptages et l’apparition des premières tensions
b) Contrôler l’activité de furetage : construction d’arguments et de contrearguments
c) Des comptages qui permettent de fixer des objectifs à atteindre
d) Controverse sur les fluctuations des effectifs de populations et sur l’efficacité du dispositif de contrôle
e) Un dispositif de contrôle difficile à remettre en cause
IV) Résistance autour du « problème lapin »
a) Gestion harmonique et recherche d’équilibre
b) L’harmonie et la difficile intégration du lapin de garenne
c) Dynamique du lapin et temporalité planificatrice gestionnaire
d) Récalcitrance et connaissance
e) Des liens qui durent entre les êtres
V) Conclusion
PARTIE 3 : Tentative de transformation du « problème lapin »
I) Analyse en groupe du « problème lapin »
a) Déroulement de l’atelier : la parole des participants
b) Résultat : accord sur les accords, accord sur les désaccords
c) Discussion des résultats de l’analyse en groupe
II) Prolongement de l’analyse en groupe: mettre en lumière les degrés de polarités dans un conflit
III) Quelle suite donner après avoir isolé les divergences et les convergences ?. 239
a) Scénario 1 : adapter la gestion des parcs à la présence du lapin (sans reprise)
b) Scénario 2 : Mettre en place une gestion du lapin (reprises possibles) pour assurer les objectifs de gestion du parc
c) Scénario 3 : Mettre en place une gestion du lapin dans un but de conservation de l’espèce en vue de potentiels repeuplements
IV) Conclusion
Réflexivité et conclusion générale
I) Réflexivité
II) Conclusion générale. Le « problème lapin », un « trickster » anthropologique
Bibliographie
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