Au début de mes recherches, quand je disais à des amis dépendre d’un Centre d’études africaines, oubliant les conflits du continent, ils rêvaient déjà de plages et de cocotiers…. À l’énonciation de mon sujet : « Le PCP et la question coloniale, 1921-1974 », les sourires s’estompaient : un parti communiste ? Alors que dans l’ensemble ils ne faisaient plus recette et tentaient de changer de nom ? Portugais, de surcroît ?… Le Portugal n’avait pas encore fait la une des journaux européens avec l’organisation d’une exposition universelle (1998) ou la participation à la finale d’un championnat de football ; l’exotisme s’évanouissait très vite. Certains me dirent, certes, que c’était un « beau sujet » mais, dans l’ensemble, on me faisait remarquer que le thème était « vieillot » et « démodé ». Je me préparais alors à la question fatidique que beaucoup n’hésitèrent pas à me poser : comment avais-je bien pu en arriver là ? !
La réponse était simple : fondée ma trajectoire personnelle, mes envies et la curiosité firent le reste. Partie à Lisbonne à vingt ans, « comme ça pour le plaisir », j’y découvris une histoire pressentie depuis toujours. En effet, originaire des Pyrénées-orientales, j’avais croisé de nombreux réfugiés espagnols, visité de nombreux sites, joué dans les ruines du camp de Rivesaltes, senti le silence de mes proches quand pointait la Guardia civil, même après la mort de Franco. Au Portugal, j’appris alors, pêle-mêle, Salazar, la résistance antifasciste, Amílcar Cabral et la misère des campagnes. À ce moment-là, on m’offrit un livre à la couverture capable de peupler des nuits d’adultes des pires cauchemars : Tarrafal, o pântano da morte (Tarrafal, le marécage de la mort) de Cândido de Oliveira. De retour en France, je poursuivis un cursus en histoire et entrepris un mémoire de maîtrise sur « Une application de la politique de Salazar : la colonie pénale de Tarrafal au Cap-Vert, 1936-1956 ». Cette première recherche fit naître une multitude de questions, nées de larges constats ou de petits détails, parmi lesquels cette impression d’un ancien prisonnier de ce camp : il expliquait que sa déportation à Tarrafal avait été plus dure que celles de certains camarades emprisonnés à Madère ou aux Açores, car elle l’avait mené en « terre noire ». Je me souvins alors que certains républicains espagnols avaient relevé également, comme un élément étrange et potentiellement humiliant, que des tirailleurs sénégalais avaient escorté les colonnes de réfugiés vers les camps du Sud de la France. Au bout du compte, l’interrogation de départ était simple : est-ce que les représentations que les antifascistes se faisaient des Africains pouvaient accroître leur souffrance ? Et si oui, pourquoi ?
Pour ce type d’étude, parmi les groupes ayant résisté à la dictature portugaise, le Parti communiste portugais (PCP) présentait l’avantage de la longue durée. En effet, il fut la seule force d’opposition à l’État Nouveau, mis en place en 1933 par A. de Oliveira Salazar à la suite du coup d’État militaire du 28 mai 1926, à traverser jusqu’au bout la période de la dictature qui prit fin le 25 avril 1974. J’en arrivai à délimiter ainsi l’aire de ma curiosité et mon objet : le PCP et la question coloniale ŕ c’est-à-dire l’analyse des positions et des discours du parti sur la réalité et le devenir des colonies, mais aussi celle de ses liens avec les militants anticoloniaux et de ses actions potentielles en faveur de l’émancipation des territoires dominés ŕ de 1921, date de création du parti, à 1974, date de la Révolution des Œillets. Celle-ci, en effet, renversa le régime mais permit également le processus de décolonisation de l’Empire portugais. De plus, en 1994, à l’occasion des vingt ans du 25 Avril, les archives Salazar et celles de la PVDE/PIDE, la police politique en place sous l’État Nouveau, s’ouvrirent au public. Ce hasard du calendrier pimentait la recherche ; le caractère « vierge » du fonds en rendait la consultation difficile, mais il attisait la curiosité de l’historienne et lançait un défi au « détective privé » qui sommeille en tout chercheur. Par ailleurs, quoique la littérature sur la question spécifiquement portugaise fût inexistante, je disposais, en revanche, de quelques outils d’analyse sur le PCF et la question coloniale . Sans opter pour une étude comparée, il pouvait être intéressant de voir si, au-delà de réalités locales différentes et de contextes sociétaux étrangers les uns aux autres, certaines attitudes, certains propos s’avéraient communs au deux partis et d’essayer de trouver des pistes d’analyse.
Peu à peu une réflexion centrale se dégagea. Les recherches sur les partis communistes tendent à faire ressortir la prégnance de la culture nationale de chaque organisation et l’influence du contexte socio-politique local sur la définition de leur ligne politique ŕ et ce, au-delà des consignes qu’ils pouvaient recevoir de leur référent supranational, l’Internationale communiste. Le PCP évoluait au sein de la métropole d’un empire étendu, à défaut d’être puissant, au moment même où les autorités valorisaient l’héritage colonial pour nourrir un fort sentiment national. Il ne serait pas très surprenant que le parti se montrât perméable aux imaginaires national et colonial de sa communauté d’appartenance, hypothèse que je devais vérifier.
Pour autant, mon choix d’explorer avec une rigueur similaire le poids de la composante internationale dans l’élaboration des positions coloniales du PCP allait modifier l’analyse. Il pouvait avoir en plus le mérite de renverser les problématiques jusque-là établies. Si, généralement, les historiens insistent sur le poids du facteur national ŕ tant celui de l’international leur paraît acquis ŕ, j’allais à l’inverse requestionner et réexaminer ce dernier et défricher peut-être une nouvelle piste.
Cette thèse ne traite donc pas de la question coloniale ; elle est le résultat d’une recherche sur le PCP dont la nature et l’histoire sont abordées par le prisme de cette question particulière, par le choix de cette approche transversale. Le parti trahit de fait une culture politique métisse, au croisement de ses différents référents et héritages : son ancrage dans une vie nationale et son adhésion aux thèses et stratégies de l’Internationale d’abord, puis de l’URSS, « centre » du mouvement communiste international.
1921 – 1926, UNE NAISSANCE AUX FORCEPS
Né en 1921, le PCP se composait de socialistes et de républicains, empreints des principes libéraux du XIXe siècle, et d’anarchosyndicalistes. Contrairement à la majorité des Partis communistes, la part de ces derniers s’avéra prépondérante dans le parti en formation, lui conférant un particularisme certain dans la grande famille des PC. Bien sûr, comme tous ces partis, il fut incontestablement et amplement marqué par son environnement local. Néanmoins, cette présence dominante des libertaires ne l’aida pas à se forger et à faire émerger une réelle « culture politique » communiste. Marc Lazar définit ce concept comme : « un ensemble d’idées, de valeurs et de symboles, une configuration de croyances, d’affectivité et de sensibilités, et une multitude diversifiée de règles et de pratiques dont la combinaison donne une signification au réel » . Il conclut alors que les partis politiques fondent leur propre culture au terme « d’une longue genèse et d’une dynamique sans cesse renouvelée » . Les Partis communistes puisent ces éléments dans deux univers aux intérêts souvent antagonistes : leur culture nationale et la culture politique de l’Internationale communiste (IC) dont ils se réclament. Les sociaux-démocrates des Partis socialistes, formés dans le marxisme du tournant du siècle, se montrèrent plus à même d’intégrer les valeurs chères à l’IC. En revanche, les militants portugais de tradition libertaire témoignèrent de résistances tenaces à l’assimilation des principes léniniens. Ces origines « atypiques » du PCP et la composition particulière du mouvement ouvrier portugais l’amenèrent à élaborer des thèses et des comportements « déviants » par rapport aux principes de l’IC. Ses interprétations originales concernaient aussi bien des éléments de politique générale que l’élaboration d’une analyse de la question coloniale.
Par ailleurs, le Portugal accompagna le mouvement des puissances capitalistes européennes et, motivé également par la « perte » de la colonie brésilienne en 1822, se lança dans l’aventure coloniale. Aux expéditions militaires et à l’entreprise de « modernisation » de la politique coloniale, le pays ajouta l’élaboration d’une efficace propagande impériale fondée sur des représentations surgies notamment au XIXe siècle. L’appartenance à un vieux pays colonisateur, de surcroît en quête de légitimation de sa présence outre-mer, conféra au PCP un autre particularisme. Certes, il n’était pas le seul PC implanté dans une métropole coloniale, mais cette caractéristique n’aidait pas le parti à se défaire de l’emprise de la culture nationale. Sa politique coloniale se construisait au confluent de ses deux univers, entre son désir de s’adapter exactement aux exigences internationales et son incapacité à se défaire des contingences nationales. Mais, l’histoire de la colonisation portugaise ne venait-elle pas renforcer la prédominance du facteur national sur l’international ?
Après avoir abordé plus en détails l’émergence du PCP et sa difficile assimilation des principes marxiens, il s’agira d’évoquer l’essor de la colonisation portugaise et la constitution de l’imaginaire colonial au Portugal. On relatera et étudiera, enfin, les positions du PCP en matière coloniale entre l’année de son apparition sur la scène politique nationale, 1921, et celle du coup d’État militaire de 1926 qui plongea les militants dans les affres de la clandestinité.
Un PCP à la marge
Ils sont quelques fois très avisés, ces Russes, c’est sans doute qu’ils ont tout l’hiver pour gamberger. Haruki Murakami
Les écrits de Marx et Engels de la seconde moitié du XIXe siècle, les débats au sein des différentes Internationales de travailleurs, puis les thèses défendues par Lénine au début du XXe siècle marquèrent l’évolution du mouvement ouvrier européen. L’idéal communiste prit une forme organisée lors de la création de l’Internationale communiste (IC) avec la volonté de mettre en place des partis révolutionnaires. Le PCP apparut dans ce contexte-là et s’inscrivit ainsi dans le renouveau politique du début du XXe siècle. Toutefois, il présenta une naissance « atypique » puisqu’il fut principalement issu des milieux anarcho-syndicalistes. Par ailleurs, il se cantonna à un rôle périphérique au sein du mouvement ouvrier européen. En effet, en raison de la faiblesse numérique de la classe ouvrière portugaise et de celle des luttes politiques nationales, il n’eut pas les potentialités d’un PC allemand, par exemple, qui évoluait dans une situation qualifiée, à l’époque, de « pré-révolutionnaire ». Ces divers éléments expliquent en partie le « manque de formation marxiste » du PCP relevée par l’IC. C’est ainsi que dans les années 1921- 26, des thèses bolcheviques et des positions anarcho-syndicalistes cohabitent dans son discours.
Il faut alors évoquer la naissance du PCP, retracer ses premières évolutions, souligner les chemins de traverse qu’il emprunta dans sa recherche d’une identité communiste, pour cerner ses mécanismes de fonctionnement, tant sur le plan politique qu’organisationnel et les difficultés de son affirmation en tant que force communiste.
LES REPERCUSSIONS DE LA REVOLUTION RUSSE SUR LE MOUVEMENT OUVRIER PORTUGAIS
Le Portugal contemporain se trouva à l’écart du processus d’industrialisation qui toucha les pays d’Europe au XIXe siècle. Alors que la France ou l’Angleterre assistaient à l’implantation des ateliers, à la mécanisation des outils de travail, à la naissance de villes nouvelles, le Portugal restait essentiellement agricole, tourné vers l’Atlantique et son Empire. Certes, il s’intégra à l’économie capitaliste moderne mais resta à la périphérie de cette Europe en expansion. Aussi, la quasi-absence de grandes concentrations de main d’œuvre freina-t-elle l’auto-organisation du mouvement ouvrier. Celui-ci accompagna les luttes et les débats internationaux de ses frères d’armes, mit sur pied des associations de secours mutuels, des ligues ouvrières, des journaux et des syndicats, mais occupa une place marginale dans la structuration des luttes ouvrières européennes et contribua bien peu à l’effort de théorisation politique.
Néanmoins, en un siècle, des années 1820 à la fin de la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier portugais se structura, revendiqua et lutta. Dominé par les libertaires, anarcho-syndicalistes ou anarchistes, et les syndicalistes révolutionnaires, il vit fleurir au tournant du XXe , sous la monarchie comme sous la République, une multitude de revues, de groupes et même quelques partis politiques. Dans ce contexte, les espoirs portés par la Révolution russe de 1917 eurent des répercussions sur la scène portugaise.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre I 1921 – 1926, Une naissance aux forceps
Introduction
I/ Un PCP à la marge
A/ Les répercussions de la Révolution russe sur le mouvement ouvrier portugais
B/ L’émergence du PCP : des débuts chaotiques
II/ Les moteurs de la colonisation portugaise : entre impérialisme économique et
« colonisation de prestige »
A/ La structuration de l’Empire portugais
B/ Le débat colonial au temps de la République
III/ Le PCP et la question coloniale : le choc des héritages
A/ Les héritages des internationales
B/ Le PCP définit sa position
Conclusion
Chapitre 2 1926 – 1938, Entre stratégies internationales et revendication patriotique
Introduction
I/ Fascisme et antifascisme
A/ l’État Nouveau au quotidien
B/ L’opposition est mal partie
II/ Le PCP : du statut de « bon élève » de l’IC à celui de paria
A/ 1926-1929, un Christ bolchevique ?
B/ 1930-1936, l’application des directives de l’IC
C/ 1937-38 : chronique d’une exclusion annoncée
III D’un parti anticolonialiste à un parti patriote et pro-colonial
A/ Des « domaines » du Portugal à l’Empire colonial
B/ 1926-35, l’âge d’or de l’anticolonialisme communiste
C/ 1936-38, les tentations colonialistes du PCP
Conclusion
Chapitre III 1939 – 1949, L’anticolonialisme communiste sacrifié sur l’autel de l’unité antisalazariste
Introduction
I/ Des neutralités dérangeantes
A/ L’alliance luso-britannique et la neutralité de l’État Nouveau
B/ Le PCP entre positions pro-soviétiques et fantaisies personnelles
C/ Du bon usage des colonies en temps de guerre
II/ L’opposition en guerre
A/ La « réorganisation » ou la stalinisation du PCP
B/ Un mouvement ouvrier à l’offensive
C/ Le Front mondial antifasciste et l’émancipation des colonies
III/ L’après-guerre : d’un allié à l’autre
A/ Malgré sa défaite portugaise, le camp des démocrates ne désarme pas
B/ Les colonies, question d’actualité
Conclusion
Chapitre IV 1949 – 1959 : L’Empire s’invite au Portugal, Du renouveau théorique du PCP à l’épreuve du terrain
Introduction
I/ Des « années de plomb » (1950-58) à la crise du régime
A/ Choisis ton camp, camarade !
B/ Le PCP au temps du XXe Congrès du PCUS
C/ Quand l’« avant-garde » s’essoufle
II/ Le réajustement théorique du PCP sur la lutte anticoloniale
A/ L’Empire s’invite au Portugal
B/ Goa, le casse-tête indien du PCP
C/ Larmes de la théorie
III/ Le parti à l’épreuve du terrain
A/ Prémices de la lutte anticoloniale en métropole
B/ Le PCP et les mouvements de libération dans les colonies
Conclusion générale