La photographie ordinaire comme expression de soi en ligne
Historicité et traitement de la banalité à travers l’art
La photographie est omniprésente dans notre quotidien. Des images provenant de la publicité à celles de la presse, en passant par les photographies issues des pratiques amateurs : ce format s’est immiscé dans notre vie quotidienne à tous les niveaux. Nous tenterons de comprendre dans cette première partie, l’actuel engouement suscité par le partage de photographies en ligne, notamment sous le prisme de la photographie de food. Comment et pourquoi cet objet banal s’est retrouvé plébiscité massivement sur les réseaux sociaux ? Il sera intéressant de se pencher sur l’historicité de la photographie banale afin d’éviter tout déterminisme consistant à prétendre que la photo de food est issue du partage massif sur les réseaux sociaux. Nous verrons ensuite une approche sur la construction de l’identité numérique à travers ce partage considérable en s’intéressant notamment à la montée des pratiques amateurs liées à la photographie et en quoi ces pratiques ont changé notre rapport à la photographie.
Avant de se focaliser sur la photographie de food, qui fait l’objet de ce mémoire, il nous semble important de définir d’emblée ce qu’est cet objet. Plutôt que de tenter de définir la photographie, ce que nous verrons un peu plus loin, il semble plus intéressant d’aborder la notion d’image, objet bien plus vaste et qui recouvre de multiples approches. Dès lors nous partons du principe qu’une photographie est une image. Pour définir ce terme complexe, il convient de s’appuyer sur le travail deMartine Joly . L’image revêt de multiples significations. Elle renvoie à la fois à quelque chose de visible même si ce n’est pas nécessairement le cas, imaginaire ou concrète, dans tous les cas elle dépend de quelqu’un l’ayant produite. L’une des plus anciennes définitions de l’image est donnée par Platon, qui « dans le monde visible[définit] un premier segment, celui des images – j’appelle images d’abord les ombres, ensuite les reflets que l’on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables » . L’image dans le mondevisible est une représentation, que ce soit dans un miroir ou tout ce qui s’y rapproche, comme l’eau. La représentation est un terme essentiel dans la définition de l’image. La représentation, en philosophie, c’est la « connaissance fournie à l’esprit par les sens ou par la mémoire » (Larousse) .
En psychologie, c’est la « perception, image mentale, etc., dont le contenu se rapporte à un objet, à une situation, à une scène, etc., du monde dans lequel vit le sujet » (ibid). Ces deux définitions succinctes de la représentation atteste le fait que la représentation est bien inhérente au sujet, à l’individu. On peut donc dès lors admettre qu’une image, qui est effectivement une représentation, est subjective, qu’elle n’a donc pas la même signification pour tous.
Martine Joly poursuit son raisonnement en tentant de définir de manière plus complexe ce qu’est l’image, l’abordant sous différents angles. Elle tente de définir dans un premier temps l’image médiatique, celle qui selon elle vient à l’esprit en premier et ce que l’on a effectivement fait dans l’introduction. Mais la définition qui nous intéressera ici davantage est l’image mentale ou psychique : « ce qui est intéressant pour nous dans l’image mentale, c’est cette impression dominante devisualisation, qui se rapproche de celle du fantasme ou du rêve. » (p 15). Cette opération mentalenous confirme que l’image est un objet complexe, qu’elle n’est pas abordée par tout un chacun de la même manière. L’image est en outre fortement liée à notre activité mentale : entre rêve, fantasme, hallucination, allusion intellectuelle ou collective, on touche là un point essentiel dans notre analyse. L’image semble en effet avoir un impact fort sur l’individu, elle ne semble pas neutre au niveau communicationnel et c’est ce qu’il nous faudra analyser dans la suite de ce mémoire.
Ce pouvoir de l’image lié à l’objet de notre recherche – le partage de photographies culinaires sur les réseaux sociaux – nous fait comprendre dès lors de la complexitéde ce sujet pourtant simple en apparence. En effet ce pouvoir supposé de l’imagenous interroge sur son impact quand on regarde du côté des photographies d’objetsbanals. Il semble y avoir un paradoxe fort au niveau de l’impact véhiculé par une image d’apparence anodine. Il convient dès à présent de définir ce que l’onsous-entend en utilisant le terme « banalité ». La banalité est un terme rattachéétymologiquement à la féodalité, système politique entre le Vème et le XIIème siècle en Occident qui hiérarchisait les différentes strates sociales et définissait la propriété des terres. Les ban étaient des circonscriptions seigneuriales, mais aussi des proclamations publiques visant à toucher une large audience. Le terme est peu à peu devenu synonyme de communal, c’est-à-dire ce qui est à la disposition de tous les habitants d’une commune. Nous considérons à ce stade que l’acte de prendre des photographies de food pour les diffuser sur les médias sociaux est un acte commun,ordinaire car il rentré dans les habitudes sociales. Cette considération nous amène à l’interrogationsuivante : pourquoi la photographie d’objets banals (ou photographie ordinaire) suscite un tel engouement sur l’espace public numérique ? Possède-t-ellele même impact mental que les images décrites par Martine Joly ?
Les réseaux sociaux: supports d’expression identitaire
Dans un article publié en 2016 par The Verve intitulé « Welcome to Airspace. How Silicon Valley helps spread the same sterile aesthetic across the world » , l’auteur Kyle Chayka démontre comment une certaine harmonisation esthétique estvéhiculée à grande échelle via les réseaux sociaux et comment les grandesindustries du web y contribuent. En prenant exemple sur le sujet de la décorationintérieure, le journaliste explique que le goût tend à devenir homogène renforcéd’une part par une demande croissante des utilisateurs mais aussi par les marques :« Aesthetic homogeneity is a product that users are coming to demand, and techinvestors are catching on ». Cet article pointe du doigt l’engouement suscité par lesutilisateurs pour des goûts présentés comme définissant leur propre identité maisfinalement homogènes et issus d’une tendance renforcée par la réappropriation de cette tendance par les marques. Bien que l’on puisse trouver des contre-exemples à cette affirmation, notamment par le biais d’un regain d’intérêt pour l’authenticité – à en voir fleurir le nombre d’articles sur le sujet. On peut néanmoins s’interroger sur la dimension identitaire du partage de photographies ordinaires sur les réseauxsociaux. L’enjeu social de ces derniers nous interpelle sur la dimension identitaireCHAYKA Kyle, Welcome to Airspace. How Silicon Valley helps spread the same sterile aesthetic across the world, IN The Verve, 2016. [En ligne] Consulté le 22 juillet 2017. véhiculée par chaque utilisateur. Ou en tout cas l’identité que souhaite véhiculer chaque utilisateur.
Tout l’enjeu de la conception de l’identité de soi diffusée sur les réseaux sociaux est l’objet de l’ouvrage Les Fabriques de Soi ? Identité et Industrie sur le Web deGustavo Gomez-Mejia . « Entre l’autoreprésentation des sujets et l’automatisationde la production de pages web dites “personnelles”, l’image ambivalente d’une ‘fabrique de soi’ invite donc à penser les identités comme des constructions techno-sémantiques matérialisées à l’écran et non pas comme des essences qui préexisteraient ». Les termes “autoreprésentation” et “automatisation” nous intéressent particulièrement. Le paradoxe de l’identité en ligne est mis en exergue avec ces deux termes : s’exprimer en ligne pour forger une identité de soi à travers des dispositifs techniques d’écriture auxquels nous sommes confrontés. Ces dispositifs techniques d’écriture ont été pensé et créé par les industries du web comme des espaces destinés à être rentables. En effet, Facebook, Snapchat, etc. sont des réseaux sociaux côtés en bourse, donc ont un business model basé sur la rentabilité. Dès lors nous ne pouvons ignorer que les réseaux sociaux ne sont pas juste des espaces dont le but est le partage avec nos amis comme le suggèrent les discours associés à ces réseaux.
La montée en puissance des amateurs
Il convient de s’interroger sur la place de la prise de vue sans s’étendre sur le sujet photographié en lui-même, dans notre société actuelle. Comment est-on arrivé d’unesociété où la photographie était prise dans un but de conservation de la mémoire àune société où le médium est massivement utilisé par une très large partie de lapopulation ? Sous cette réflexion, deux thématiques nous importent : l’engouement suscité par la photographie par des non-professionnels et la fonction, le rôle alloué à la photographie aujourd’hui. En 2015, Le Centre Pompidou accueillait une exposition intitulée “Qu’est-ce que la photographie ?”. L’exposition interroge les visiteurs sur le sens de la photographie, partant du constat que tous les sujets semblent avoir été épuisés, de l’angle de vue à la plus incroyable des mises en scènes. On est bien éloigné de la photographie occasionnelle prise une fois dans l’année pour se remémorer les souvenirs marquants d’une vie – quand bien même les dispositifstechniques de l’époque permettaient de réaliser un volume de photo plus soutenu. Etpourtant, ce changement d’habitude s’est finalement effectué en à peine un demisiècle. On touche là une réalité : la photographie est devenue ultra populaire.
Pour expliquer l’intérêt du grand public à un sujet initialement réservé aux professionnels, partons de l’analyse de Patrice Flichy . L’objet de son ouvrage est de comprendre en quoi les productions des amateurs sont une révolution et place ces premières au centre des dispositifs de communication. L’arrivée d’Internet et des outils informatiques ont permis d’accélérer l’accès aux amateurs à des savoirs et savoirs-faire « leur permettant de rivaliser avec des experts ». L’augmentation du nombre d’étudiants poursuivants des études longues est aussi un facteur expliquant la montée en puissance des pro-am comme se plaît à les nommer Patrice Flichy, contraction des termes “professionnel” et “amateur”. Son analyse rejoint celle de Michel de Certeau qui en 1980 propose une approche sur « les arts du faire » , ce “braconnage” des usages initiaux que les utilisateurs réalisent à partir de pratiquesoriginales et qui débouchent sur des inventions.
C’est à la fin du XIXème que les premiers appareils photos sont commercialisés auprès du grand public. Il faut attendre en France 1963 avant de pouvoir acheter le premier appareil photo bon marché : l’Instamatic. S’ensuit le lancement sur le marché des appareils photos jetables dans les années 1980 et dont la marque Kodak en était leader sur le marché. L’appareil photo jetable a considérablement modifié l’accès à la photographie notamment grâce à son prix très bon marché et a commercialisation dans les années 50-60. Les manuels d’utilisation de la marque Kodak, en plus d’expliquer le fonctionnement de l’appareil, donnaient des recommandations pour bien prendre un cliché sous forme d’injonctions (voir imageci-dessous).
La culture numérique façonne-t-elle l’expérience du goût ?
Après avoir parcouru les diverses facettes de la photographie ordinaire, dont la photographie de food fait partie, il nous faudra s’interroger sur la motivation de l’internaute à publier de telles photos ordinaires sur ses réseaux sociaux. Il s’agira dans ce chapitre de se placer un cran en amont de la publication de la photo ou de la prise de vue en tant que telle. Qu’est ce qui motive les internautes à révéler une part de leur vie quotidienne sur les réseaux ? Dans cette partie, nous nous focaliseronsplus en détail sur le thème de la food, une thématique ré-exploitée à outrance sur les plateformes numériques. Il s’agira de s’interroger sur l’émergence d’une tendance qui s’est largement imposée sur les réseaux et l’influence que cela peut avoir sur lamotivation des internautes quant à la manière de publier du contenu en ligne. Il s’agira ensuite d’analyser les réseaux sociaux qui mettent en valeur l’image et de regarder plus en détail le fond et la forme. Il faudra s’interroger sur les dispositifs techniques et analyser plus précisément les interactions sociales sur ces réseaux pour vérifier l’hypothèse suivante : les contraintes et possibilités offertes par l’outil dictent les internautes dans leur choix et traitement de publication. De même, l’aspect social dont les industries du web font la promotion, a un impact sur la façon de communiquer.
La révolution de la tendance food par la médiatisation
Le lien entre la food et les médias ne date pas d’hier. Si on entend souvent dans les discours collectifs que la tendance de la food est un sujet qui s’est développé avec l’arrivée des réseaux sociaux, il convient d’analyser l’historicité du traitement de la food dans les médias pour vérifier cette hypothèse.
L’image de la cuisine a évolué au fil du temps. Selon Patrick Rambourg dès le Moyen-Âge, « il existe des préférences gustatives et particularismes alimentaires ».
La culture et la découverte d’autres ingrédients issus des conquêtes de l’époque apportent son lot de nouvelles découvertes culinaires. Pour ne parler que de la cuisine française, c’est au moment de la Renaissance qu’il apparaît l’idée de supériorité de la cuisine française. Dans le même temps apparaissent les premiers ouvrages culinaires dont le but est de transmettre générations après générations les recettes et surtout les assaisonnements qui font de la cuisine française une renommée dans toute l’Europe de l’époque. Les premiers traités de cuisine sont édités au XIIIème siècle. En 1651 le cuisinier Jean-François de la Varenne achève Cuisinier François qui donne les clés de la maîtrise technique des recettes de l’époque. Cet ouvrage au succès retentissant, à la fois auprès des élites que des autres couches sociales, est considéré comme la première démocratisation de la haute cuisine. Cette transmission de savoirs au plus grand nombre nous intéresse particulièrement car il témoigne d’un premier contact auprès d’un public amateur.
L’ouvrage connaît par la suite quarante-et-une éditions en comptant les nombreuses traductions et a donc largement inspiré des siècle de générationsprofessionnelles et non-professionnelles par delà les frontières du Royaume de France. Ces traductions montrent que l’image de la cuisine française s’exporte de partout à travers l’Europe. Au siècle des Lumières, la cuisine devient un savoir générale et s’exporte via des écrits culinaires qui prolifèrent au même titre que les écrits de vulgarisation scientifique et technique. La cuisine devient un art à part entière à partir de cette période. Le goût de tel plat ou telle sauce devient sujet aux discours et aux critiques. Le préfacier de La Science du maître d’hôtel cuisinier écrit que le but du cuisinier est de trouver « unecertaine proportion harmonique, à peu près semblable à celle que l’oreille aperçoit dans les sons ».
Communautés en ligne : entre appartenance et influence
Nous partons du constat suivant : les hashtags tels qu’ils sont utilisés aujourd’hui ont vocation à rassembler sous un même mot-clé des messages, grâce à leur fonction d’hyperlien. Le symbole “#” n’apparaît pas avec les réseaux sociaux. Ils apparaissentavec les protocoles IRC (Internet RelayChat) à la fin des années 1980, qui a notamment été démocratisé par les messageries instantanées en “one-to-one” comme MSN Messenger ou AIM. Les #channels d’IRC ont globalement le même objectif que les hashtags que l’on connaît aujourd’hui à travers leur utilisation sur les réseaux sociaux. Ils permettent de répertorier sous un même mot-clé des conversations (Cf. screenshot ci-dessous).
Les expressions personnelles et les industries du numérique
Avant de déconstruire l’outil nous permettant de publier des photographies de food en ligne, il convient de prendre le recul nécessaire en observant les travaux d’auteurs antérieurs aux réseaux sociaux. Cela nous évitera de considérer que les réseaux sociaux ont “révolutionnés” la société, comme de nombreux discours tentent de nous le faire croire. Il s’agit dans ce premier point d’appréhender les relations entre technique et société en prenant pour appui le discours des sociologues du XIXème et XXème siècle. Il ne nous apparaît pas intéressant de remonter avant le XIXème pour discuter de la technique car il nous importe plus de mesurer les pensées contemporaines, alliant la technique et la société dans un traitement commun. Puisque l’on parle également des “industries”, notamment du numérique dans ce chapitre, il nous semble important de faire un focus sur ce terme dans un second temps.
Jürgen Habermas est l’un des premiers à s’intéresser à la relation entre la technique et la science et leurs effets sur la société moderne. Avant lui, de nombreux auteurs se sont déjà interrogés sur la question de la technique. Mais son approche ainsi que celles de ses confrères des années 1960-1980, dont Marcuse, nous montre que c’est la première fois que les termes technique et société sont traités ensemble. Habermas prend à contre-courant la plupart des discours des sociologues de l’époque et soutient une nouvelle définition de la rationalisation. Une partie des sociologues antérieurs ou contemporains à Habermas, comme Weber ou Marcuse, défendent le fait que la transformation de la société moderne par la technoscience s’explique par une hausse du degré de rationalisation due à l’institutionnalisation du progrès scientifique et technique. Il s’agit dans un premier temps de s’intéresser à la définition de la rationalisation donnée par Weber. Selon ce sociologue de la fin du XIXème siècle, la rationalisation touche chaque domaine de la vie publique ou privée et oeuvre selon une finalité recherchée. Ces formes de rationalisation sontdéterminées par des systèmes de valeurs et peuvent donc entrer en conflit les unes par rapport aux autres. Marcuse, philosophe et sociologue marxiste, part de cette définition et la modifie. Pour lui, la rationalisation ne peut prendre en compte lesintérêts sociaux car elle est établie dans le but d’élaborer une stratégie visant à dominer politiquement la société à l’aide des technologies. On est là sous une pensée prônant le déterminisme technique, qu’il nous faudra nuancer par la suite. De même pour Habermas dont le courant de pensée prône également ce déterminisme technique. Pour lui, la technoscience est a contrario devenue la force productive par excellence, dominante du capitalisme et non plus la politique, comme l’entendaitMarcuse. Ce dernier disait : « l’a priori technologique est un a priori politique dans la mesure où la transformation de la nature implique celle de l’homme […] tout le machinisme de l’univers technologique est “comme tel” indifférent aux finalités politiques. Toutefois quand la technique devient la forme universelle de la productionmatérielle, elle définit toute une culture » . Cette citation nous montre que le progrès technique peut faire peur, être inquiétant. C’est l’idée que la technique peut être une perte de notre nature humaine. Une dimension que l’on retrouve aujourd’hui dans les discours liés aux réseaux sociaux et plus largement au numérique.
Marcuse ajoute que la technique fait l’objet d’une idéologie. Une idéologie implicite partagée par Habermas qui explique que la société doit se sortir de cette domination et de cette idéologie dépolitisante par ce qu’il appelle « l’activitécommunicationnelle» par opposition à « l’activité rationnelle » défendue par Weber etMarcuse. Il souhaite une libération de la communication c’est-à-dire un échange public, exempte de domination. L’approche défendue ici nous montre encore une foisl’inquiétude partagée par Habermas et ses contemporains au sujet de la modification de la société moderne par la technique. Une certaine fatalité transparaît de leurs travaux. Il convient cependant de nuancer leurs propos. En effet, notons que Habermas est connu dans son milieu pour être globalement critiqué et ne pas faire l’unanimité. Notons également que Marcuse est issu du mouvement marxiste, ce qui nous permet de mieux comprendre que de son point de vue, la technique permetplus de cohésion des forces sociales.
Il s’agit également de dédramatiser le déterminisme technique exposé dans leurs travaux, de prendre du recul vis-à-vis de ces courants de pensées, de se débarrasser de cette évidence. Dans le cours Sciences usages et techniques dispensé par Jérôme Denis , la perspective de se débarrasser de ce déterminisme technique est mis au centre des réflexions. Il propose une approche qui montre que ce n’est pas uniquement la technique qui s’est imposée et a façonné la société. Mais la société s’est aussi appropriée la technique. On peut citer les travaux de Michel de
Certeau déjà explicités dans ce mémoire : les utilisateurs ne sont pas passifs, ils sont eux-mêmes acteurs, concepteurs, inventeurs et “braconnent” les objets du quotidien.
Ou encore tout le volet des travaux sur les pro-am, également déjà présentés dans ce mémoires et sur lequel nous ne reviendrons pas dessus.
L’approche proposée dans ce cours est de ne pas centrer ses réflexions uniquement sur l’utilisateur mais bien de décrire aussi l’objet utilisé. Plusieurs exemples du cours proviennent des travaux de Madeleine Akrich. Cette sociologue et ingénieure nuance également les propos de Marcuse et autres auteurs portant la même vision. Elle montre que « les individus, et en particulier ceux qui sont à l’origine des innovations, n’ont pratiquement pas de place en tant qu’acteurs véritables dans ces modèles » .
Or on l’a vu, on ne peut désormais ignorer la puissance des pro-am. L’auteure apporte également un éclaircissement sur des courants de pensée évitant le déterminisme technique. Elle prend en exemple les travaux sociologiques empiriquesde William Ogburn qui consacra sa vie au vaste sujet qu’est le changement social. Ilest l’un des premiers à proposer une autre approche de la relation entre technique et société. Il refuse le sens unique selon lequel tout part de la science vers une application sur la société et part du constat que les pratiques sociales peuvent contribuer à faire évoluer la technique et donc à façonner durablement la société. Ce sont « les facteurs sociaux qui constituent le moteur de l’innovation » .
On voit bien à travers ces différents courant de pensées qu’il y a des frontières floues entre le social qui utilise la technique et la technologie qui fait du social. C’est la confrontation des usages et des conceptions qu’il nous faut maintenant appréhender.
Il convient maintenant de décrire l’objet utilisé pour publier les photographies de food en ligne. A savoir le dispositif technique qui inclut l’objet matériel (l’appareil photo, lesmartphone) mais aussi l’objet immatériel (l’interface de l’application).
Notre objet d’étude étant la photographie de food en ligne, il convient de démarrer avec ce qui permet la prise de vue : l’appareil photo, donc le support. En 2007, le premier Iphone 3G est lancé par la marque Apple. Le premier smartphone ou téléphone intelligent est né, doté de fonctionnalités similaires à un ordinateur. Avec lui, la possibilité de prendre des photo grâce à la caméra dont il est doté. Au fil des années, de nouvelles fonctionnalités et le développement de nouvelles technologies permettent de prendre des photos de plus en plus facilement et d’une qualité de plus en plus remarquable. Bien que le smartphone n’ai pas changé la manière de prendre des photos, on peut dire qu’il a néanmoins démocratiser son accès au plus grand nombre et a permis de changer la façon dont les utilisateurs appréhendent la photographie. Plus besoin d’être doté d’un appareil photo coûteux pour prendre des photos. Cela dit, il convient de souligner que du point de vue de Bourdieu, les possibilités techniques offertes par le dispositif et le support ne sont pas restrictives à la prise de vue. C’est le caractère social des usages qui est repéré comme un choixrestrictif : « Loin que la qualité esthétique ou même technique de l’image produite etla modalité de la pratique puissent se déduire des qualités de l’appareil, de sespossibilités ou de ses limites, loin que la production routinière et stéréotypée de la plupart des photographes se laisse expliquer par les limitations que leur impose un appareil peu perfectionné ou leur incompétence technique, c’est l’intention photographique elle-même qui, parce qu’elle reste subordonnée aux fonctions traditionnelles, exclut l’idée même d’utiliser pleinement toutes les possibilités d’un appareil qui n’a pas été choisi pour ses possibilités et définit ses propres limites à l’intérieur du champ des possibilités techniques. » (Bourdieu, 1965, p. 56. Un art moyen). L’usage potentiel de l’appareil photo est restreint par l’aspect social et non par la technique de pointe offerte par l’appareil ou par le facteur économique (un appareil photo plus cher permettra de réaliser de plus belles photos) : « On peut se soucier d’avoir un appareil de qualité sans se soucier des qualités de l’appareil.
L’achat d’un appareil coûteux semble déterminé par des habitudes de consommation qui portent à n’acheter que des produits de qualité plus souvent que par une transformation qualitative de l’intention photographique. » (ibid).
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Table des matières
Introduction
I. La photographie ordinaire comme expression de soi en ligne
A. Historicité et traitement de la banalité à travers l’art
B. Les réseaux sociaux: supports d’expression identitaire
C. La montée en puissance des amateurs
II. La culture numérique façonne-t-elle l’expérience du goût ?
A. La révolution de la tendance food par la médiatisation
B. Communautés en ligne : entre appartenance et influence
C. Les expressions personnelles et les industries du numérique
III. Le partage de photos de food en ligne : une narration médiatique, un prétexte à communiquer
A. La réappropriation de cette tendance par les marques
B. Succès et viralité
C. L’image conversationnelle
Conclusion
Bibliographie
Table des annexes