Le «nous» dans la Préface à la Phénoménologie
Surmonter la différence
Dans la partie précédente il a été question du «nous» par l’entremise de son rôle d’observateur. Nous nous sommes plongés dans l’Introduction à la Phénoménologie pour suivre sa présentation par Hegel. Nous avons eu de véritables résultats. Le « nous» et la conscience se trouvent désormais différenciés et définis sur la base de leur rôles, ainsi que les deux mode narratifs qui leur correspondent. Ils sont définis par leurs liens avec les termes d’expérience, histoire et science. Quant au mode «pour nous», il se définit comme un point de vue privilégié sur l’histoire de la conscience. Un point de vue scientifique, à savoir conscient de l’immanence, de la nécessité et du progrès qui qualifient l’expérience de la conscience.
Nous avons également identifié la naissance de ce point de vue, de ce mode d’observation, dans le recul exigé du philosophe par la méthodologie de l’idéalisme scientifique. Le «nous» a ainsi été défini en tant que sujet de la méthode scientifique ; sujet de l’histoire et de la science.
Pourtant, ces précisions, bien qu’importantes, ne sont pas suffisantes. Car nous sommes toujours dans l’embarras quant à l’identité de ce « nous». Nous l’avons bien défini en ce qui concerne son interface, ses rapports extérieures, ou son positionnement comme un agent de l’examen de la Phénoménologie vis-à-vis de son objet. Néanmoins, sa constitution interne, le rapport dont il sert de signe restent à expliciter. La question se pose de nouveau : qui sont les Nous ?
Il importe de s’arrêter ici pour indiquer que notre interrogation, qui aborde son deuxième chapitre, change ici de méthode. Jusqu’ici nous nous sommes posés une question qui est directement traitée par Hegel. Celle-ci était la question de la différence qui fonde l’emploi du «nous». Pour y apporter des réponses, il suffisait de citer et d’analyser les passages où Hegel affronte cette question directement. Il n’en va plus ainsi dans la présente étape de l’interrogation. La problématisation n’est ici plus un moyen rhétorique, mais une nécessité théorique. Car Hegel, même s’il répond à toutes les questions concernant le «nous», ne thématise pas toujours ses réponses. Insatisfaits des réponses explicites, nous interrogeons désormais plus librement le «nous» en espérant trouver par la suite nos hypothèses justifiées dans le texte de la Phénoménologie.
Revenons à la base, aux caractérisations les plus immédiates. Le «nous» dans son emploi ordinaire, dans son sens le plus immédiat de la première personne du pluriel, implique une différence entre notre position et les autres positions. Une phrase comme nous prétendons que… signale au lecteur – contrairement à d’autres parties d’un écrit : des faitscommuniqués, d’autres opinions rapportées en vue d’une comparaison, etc… – que les lignes suivantes contiendront ce que l’auteur tient pour vrai. Notre position est ainsi distinguée des autrespositions : le vrai du faux.
C’est sous cet aspect de son emploi ordinaire que Hegel pose par son emploi du «nous» cette différence entre «nous» et la conscience qui est exposée dans l’Introductionà la Phénoménologie et qui a été expliquée dans le premier chapitre de la présente étude. Mais en outre, et toujours dans un sens très immédiat, l’emploi du « nous» implique une pluralité d’agent ou de sujet. C’est pourquoi la définition du «nous» : sujet de la méthode scientifique, laquelle cache cette pluralité, semble incomplète.
En philosophie l’emploi de ce nous de modestie est un trait répandu, synonyme d’auteur, de philosophe, dont l’effort est pris en tant qu’effort collectif. Il l’est sous deux aspects. Ce «nous» sert d’abord à reconnaître l’importance du travail des prédécesseurs ; il est signe de ces épaules des géantsdont a parlé Newton par exemple.Mais en outre ce «nous» sert à signaler la communicabilité de l’étude. Une phrase comme nous constatons désormais que… signifie que, non seulement l’écrivain, mais aussi le lecteur est en mesure de constater ce qui est dit. L’emploi du «nous» sertdonc à adresser les propos écrits au lecteur en tant que sujet éventuel de la philosophie. Il sert à l’ interpeler, au sens althusserien du terme. Dans le cadre de cette interpellation, l’emploi du «nous» est signe de l’universalité de la communauté scientifique, ou de l’universalité de l’éducation.
Sur le «nous», sur le «Moi qui est Nous », et sur encore d’autres emplois du «nous».
La leçon de Gauvin
La conscience de soi est dite par Hegel, à la fin de l’introduction qu’il donne à ce chapitre, «un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi.»
Cet énoncé anticipe dans son immédiateté le développement de la conception hégélienne de la conscience de soi. Il anticipe ce besoin de reconnaissance de la conscience de soi, à savoir que la conscience de soi pour Hegel n’est qu’une conscience de soi par l’en tremise d’un autre sujet. Qui plus est, il anticipe la conception hégélienne de l’esprit qui est la conscience de soi, non pas d’un individu, mais d’une communauté. Pourtant, ce qui n’est pas désigné ici est le « nous» au sens qui lui a été accordé jusqu’ici. Il ne s’agit pas du « nous» comme différence de savoir ou comme l’acte de la surmonter.
Avant d’affronter le texte de la conscience de soi, notons donc un problème de terminologie. Nous constatons ce qui a déjà été mentionné en introduction. Hegel, qui voit clairement le rôle du contexte dans l’acte de signifier, insiste sur la fluidité de ses termes. Sous l’aspect de l’emploi du «nous», nous précisons que ce ne sont pas toutes les occurrences du mot «nous» qui renvoient au mode narratif «pour nous». Il existe donc un risque de confusion, et une clé de distinction est dès lors nécessaire.
«Was für das Bewußtsein weiter wird, ist die Erfahrung, was der Geist ist, diese absolute Substanz, welche in der vollkommenen Freiheit und Selbststandigkeit ihres Gegensatzes, namlich verschiedener für sich seiender Selbstbewußtsein, die Einheit derselben ist; Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist.» ; Phanomenologie des Geistes, 108 (tr. fr., 199).
Il convient de consulter à cet égard l’heureuse étude de Joseph Gauvin, qui a déjà été mentionné en introduction. Même si Gauvin s’est peuintéressé à la portée philosophique de l’emploi du «nous»,il tente sous l’aspect textuelde formuler une règle pour «saisir la nature systématique des emplois de la locution für uns».
Gauvin précise que cette règle est «sentie plutôt que saisie», car même si Gauvin a analysé toutes les occurrences de «pour nous» dans la Phénoménologie, il ne s’est pas interrogé sur les locutions dérivées (« nous», «notre», etc.).
La règle est ainsi pour lui hypothétique, mais il s’agit néanmoins d’une hypothèse forte. La présente étude ne peut pas la démontrer puisqu’elle ne porte pas sur la Phénoménologie toute entière. Pourtant, nous proposons ici de l’adopter, toujours à titre hypothétique, en tant que règle d’emploi des locutions qui renvoient au mode narratif«pour nous». Car par leur «nature systématique», nous proposons que Gauvin ne vise autre chose sinon que ces occurrences désignent le mode narratif«pour nous» comme il a été défini ci-dessus.
La locution „für uns”, dit Gauvin,intervient où la réalité spirituelle considérée, au moment où elle est considérée, n’est pas et ne peut pas être „für sich” – à moins que l’emploi ne marque très explicitement qu’il n’en va plus ainsi et que nous rencontrerons précisément le contraire.
Avec une réserve contextuelle, cette règle affirme qu’un emploi du «pour nous» est systématique, à savoir qu’il renvoie au mode «pour nous», seulement lorsqu’il désigne une différence entre ce qui est «pour la conscience» (für sich) et ce qui est «pour nous» (für uns).
Dans la mesure où nous appliquons cette règle à l’emploi du «nous» en général, elle semble presque tautologique : le «nous» est un «nous» comme différence de savoir, lorsqu’il désigne une différence de savoir. Pourtant, cette règle est essentielle pour ne pas se tromper sur les occurrences du «nous» qui ne sont pas systématiques ; celles qui «marquent» selon la belle expression de Gauvin «le droit de la contingence », ou qui peuvent «légitimement être considéréescomme purement stylistique».
Un bon exemple d’un emploi non-systématique – à savoir qui ne renvoie à une distinction et donc aumode narratif«pour nous» –, est ce «Nous qui est un Moi», qui n’est pas à saisir en tant que différence de la conscience, mais plutôt comme la communauté des consciences qui est à l’origine de la conscience de soi chez Hegel. Mais il existe d’autres exemples encore, dont un qui est ici crucial.
Certains commentateurs, dont Dove qui a été loué ci-dessus pour avoir mis le doigt sur le rapport entre l’emploi du «nous» et la méthodologie hégélienne, ont avancé la thèse suivant laquelle au-delà de l’observer, «nous participons» parfois à la dialectique.
Dove est allé jusqu’à proposer que «la méthode de la Phénoménologiese développe en deux étapes», et qu’avant que «nous» n’assumions le rôle d’observateur, «nous» participons activement à la dialectique. Il prétend que cette participation active se borne au moment Conscience.
Car ce n’est que dans «Conscience» (et dans des références ultérieures à PhG I-III), que l’on voit le «nous» jouer ce rôle (zum Beispiel)de la conscience présentée, de parler pour elle et d’écrire pour elle (PhG 81), d’observer immédiatement et passivement pour elle (Phg 85), ainsi que de percevoir pour elle (PhG 95) et de participer activement à son Concept (Phg 103).
Il convient d’indiquer d’abord que cette interprétation va à l’encontre des énoncés fort clairs de Hegel à cet égard. Au-delà de tout ce qui a été dit dans l’ Introduction à la Phénoménologie et qui a déjà été exposé et analysé dans le premier chapitre de la présente étude, Hegel débute le moment Conscience avec la remarque suivante.
Nous avons à nous comporter sur le même mode de l’immédiateté et de l’accueil, donc sans rien changer en lui [l’objet, la conscience sensible]tel qu’il s’offre, et en tenant à l’écart du fait d’appréhender l’acte de concevoir.
Qui plus est, l’idée que le «nous» intervienne dans la dialectique est insensée, ou du moins incohérente eu égard à ce qui a été expliqué dans la deuxième partie de la présente étude : le «nous» n’est pas un contemporain de la dialectique qui pourrait y intervenir, mais l’observe, ou étudie son histoire post festum, après que presque tous les moments de sa «formation à la culture» deviennent déjà un «passé». Certes, lorsqu’il est question d’une histoire idéale, il n’est pas absurde que l’on puisse y intervenir rétrospectivement. Mais cela ne semble pas faire partie de la conception du temps comme elle se présente dans la Phénoménologie.
Ce qui importe ici est le point suivant : cecontresens commis entre autres par Dove n’est pas le simple fait d’une lecture hâtive ou dépourvue de rigueur. Il relève plutôt d’un quiproquo compréhensible entre les occurrences du mot «nous» et les interventions du mode «pour nous» ; un tel quiproquo que la règle formulée par Gauvin peut bel et bien écarter.
Il convient donc de regarder de plus près ces passages qui donnent lieu a ce fauxand actively participate in its Concept (Phg 103).» ; ibid., 639 ; les citations de Dove sont à l’édition Hofmeister de la Phénoménologie qui date de 1952.
Le cas de la Conscience. La toute première dialectique de la Phénoménologie est celle de la conscience sensible. L’objet de la conscience est ici ce qui lui semble le plus vrai, car il est le plus immédiat, le plus objectif et le plus singulier : l’objet sensible. Hegel appelle cet objet un simple «ceci». Pourtant, lorsque la conscience tente d’exprimer ce qui est pour elle le plus concret – lorsqu’elle dit ceci –, elle n’exprime en fait que ce qui est le plus abstrait. Car elle ne précise rien de son objet hormis le simple fait qu’il existe. Dans les termes de Hegel, la conscience ne fait qu’exprimer un «être pur». Autrement dit, lors de son énonciation, le singulier devient universel. Cette conversion inattendue du ceci, voici le premier obstacle de la dialectique conscientielle ; une première crise de son savoir.
Hegel explique cette conversion par les deux déterminations foncières de l’objet sensible, du ceci : le maintenantet l’ici.
A la question : «Qu’est le maintenant ?», nous répondons ainsi par exemple : «Le maintenant est la nuit». Pour mettre à l’épreuve la vérité de cette certitude sensible, une expérience simple suffit. Nous notons par écrit cette vérité : une vérité ne peut perdre à être notée par écrit ; pas davantage du fait que nous la conservons. Si maintenant, ce midi,nous regardons à nouveau la vérité notée par écrit, nous devrons nécessairement dire qu’elle s’est éventée.
Le «nous» dans Maîtrise et servitude
Sur l’apparence
Nous avons atteint, de manière sans doute toujours approximative, certaines clarifications eu égard à l’emploi du «nous» dans la Phénoménologie : son sens et ses règles.
Ce sens est celui de la différence de savoir et l’acte de la surmonter. Sa règle, tout simplement, est qu’un emploi du «nous» est systématique lorsqu’il désigne cette différence et par cet acte même permet de la surmonter. Il convient désormais, suite à ces analyses préliminaires de l’emploi du «nous», de passer à une interrogation plus concrète. Il convient de passer à la tâche de tracer l’emploi du «nous» dans un moment phénoménologique pour examiner son économie interne de vérité et d’apparence dont la clé est cet emploi même.
Nous insistons sur le fait qu’une attention prêtée à l’emploi du «nous» est indispensable à la compréhension des figures de la Phénoménologie dans leur contexte. Qui plus est, négliger cet emploi aboutit à des interprétations fort éloignées du texte. Comment l’emploi du «nous» sert de clé des moments phénoménologique, cela peut être constaté par l’analyse de la Dialectique de la maîtrise et de la servitude.
Ce texte – nommé par Hegel Indépendance et dépendance de la conscience-de-soi : maîtrise et servitude –, a pris une place première dans l’histoire de la philosophie. Il est peutêtre le plus connu de toute l’œuvre hégélienne. Du point de vue idéaliste cela s’explique facilement. La conscience de soi, dont la première figure est celle de maîtrise et servitude, est dite par Hegel le «lieu de tournant»de la conscience en général.
L’hégélianisme étant un idéalisme, ce en quoi ce tournant y est crucial est clair. Il s’agit de la première fois que la conscience fait face explicitement à son vrai problème : la connaissance d’elle même.
Pourtant, la réputation de ce texte tient également au caractère suggestif de ses termes.
En comparaison avec les passages de la sous-division Conscience, lourds de contenu spéculatifs, Hegel utilise dans maîtrise et servitudedes termes terrestres: il parle des rapports entre êtres humains ; tels rapports intersubjectifs et politiques que l’on peut imaginer dans toute leur richesse. Cet aspect du texte a fait l’objet d’étude de nombreux commentateurs, surtout marxistes, dont le pionnier et influençant Alexandre Kojève qui est allé jusqu’à déclarer que l’histoire universelle n’est autre que «l’histoire de l’interaction entre Maîtrise et Servitude» aboutissant à leur suppression dialectique.
Ces interprétations ont été inspirées par les termes politiques de Hegel et ont développé la logique interne et contextuelle qui leur est propre.
Cette spécificité de la dialectique de la maîtrise et de la servitude pose la question du sens à accorder dans ce texte au politique. Une question fort basique se pose : quel statut lui accorde Hegel ? Reconnaître la portée de cette question, cela revient à admettre que la compréhension de la dialectique de la maîtrise et de la servitude exige d’abord la mise en rapport de ses différents sphères : le spéculatif etle politique.
Il se trouve que la clé pour répondre à cette question n’est autre que l’emploi du «nous». Le trait particulier de Maîtrise et servitudeest que la distinction entre les deux modes narratifs de la Phénoménologie s’y effectue de manière fort clair.
Dans ses Leçons sur la Phénoménologie de l’EspritAlexandre Kojève a célèbrement déclaré que l’histoire universelle est «l’histoire de l’interaction entre Maîtrise et Servitude » aboutissant à leur suppression dialectique : «Si l’homme n’est pas autre chose que son devenir, si son être humain dans l’espace est son être dans le temps ou en tant que temps, si la réalité humaine révélée n’est rien d’autre que l’histoire universelle, cette histoire doit être l’histoire de l’interaction entre Maîtrise et Servitude : la »dialectique » historique est la »dialectique » du Maître et de l’Esclave [… qui] doit finalement aboutir à leur suppression dialectique» ;
Alexandre Kojève,Introduction à la lecture de Hegel : Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit professées distinction modale la plus nette dans de la Phénoménologie. Elle se manifeste par une division du chapitre en deux parties : première partie «pour nous» ; deuxième partie «pour la conscience».
Cette division est explicitement effectuée par Hegel : ce qui était pour nous, dit-il à la fin de la première partie, est également pour les extrêmes [consciences]eux-mêmes.
Le pur concept, il continue, est également à examiner quant à son apparence pour la conscience.
Bien qu’elle soit explicite, cette division est rarement prise par les commentateurs du chapitre comme clé pour sa compréhension.
Nous proposons à l’inverse d’insister sur cette distinction qui sensibilise au rapport entre le spéculatif et le politique, qui n’est autre que le rapport entre l’ en soiet son apparence.
La dialectique politique, ou intersubjective de la maîtrise et de la servitude n’est donc que l’apparence pour la conscience de la dialectique spéculative de la conscience de soi qui est l’en soi, à savoir la réalité dans son sens le plus pur .
Avant que nous puissions aborder le texte directement, il convient de faire précéder son commentaire d’une courte introduction comprenant une mise en contexte de la dialectique de la maîtrise et de la servitu deau sein du parcours hégélien de la Phénoménologie ainsi que la présentation de certains termes centraux dont l’intelligence est ici indispensable .
Introduction à la dialectique de la maîtrise et de la servitude
De manière schématique, il est possible d’identifier pour chaque moment de la Phénoménologie de l’esprit ce que nous nommons ici une tâche, ainsi qu’un problème qui représente un obstacle à sa réalisation. Ces deux termes interprétatifs qui sont à introduire, vont de pair avec deux termes hégéliens : certitude et vérité.
La certitude, une conviction immédiate de la conscience, est l’élément constitutif de chaque moment phénoménologique. Elle fonde sa tâche. Par exemple, au début du premier moment de la Phénoménologie : Conscience, celle-ci est certaine que le savoir se trouve dans l’objet extérieur. Reste que la conscience ne se contente pas de cette conviction. Elle cherche à arriver à une vérité, c’est-à-dire à une certitude confirmée par l’entremise de l’expérience.
Atteindre la vérité de sa certitude, voilà la tâche de chaque moment phénoménologique. La Conscience, en tant que premier moment de la Phénoménologie, temps sa propre résolution. Les tentatives de résoudre le problème, de surmonter l’obstacle, représentent le cœur de tout moment phénoménologique : elles en sont autant de figures. On y cherche à réconcilier la certitude de la conscience avec une expérience qui témoigne plutôt, de diverses manières, de son incompatibilité avec celle-ci. Cette incompatibilité aboutit finalement à un changement, souvent radical, subi par la certitude initiale, laquelle se transforme en une nouvelle certitude. Cette nouvelle certitude, qui correspond à l’expérience telle qu’elle s’est présentée jusqu’à ce stade, résout le problème de son moment par cette conformité même. Elle constitue par la suite un moment phénoménologique nouveau.
Que la conscience de soi se considère elle-même comme la vérité, cela suffit à Hegel pour déclarer qu’avec elle nous sommes entrés «dans le royaume natal de la vérité».
Pourtant, même si la conscience de soise considère elle-même comme la vérité, c’est sa propre structure de conscience qui implique un rapport nécessaire à un objet extérieur. La conscience de soi est ainsi contrainte d’être à la fois conscience de soi et conscience d’un objet extérieur. Cette contrainte s’explicite par l’histoire même de la conscience que nous avons exposéeci-dessus. La conscience dépendde l’apparition des objets extérieurs et de la compréhension de leur lois, pour qu’elle puisse ensuite les comprendre en tant que sa propre projection. Elle dépend de leur négation pour en être indépendante. Même si elle se veut uniquement conscience de soi, à savoir tenir son objet pour sujet ; même si elle tâche de se connaître seule, car elle est seule pour elle-même la vérité –, elle se rapporte nécessairement à un objet extérieur, qu’elle tient pour faux.
Cet obstacle – le dédoublement, ou la scission interne de la Conscience de soi –représente le problèmede la tâchede la Conscience de soi, et détermine de ce fait les tentatives de le surmonter : ses figures et leur dialectique. C’est à cause de ce problème que la dialectique ne s’arrête pas même lorsqu’elle entre dans son «royaume natal».
Pour résoudre son problème : cette scission, la conscience de soi cherche dans le cadre de la première tentative de résolution – la dialectique de la dépendance et de l’indépendance – un objet extérieur qui supprimerait son objectivité même. Cela parce qu’elle est nécessairement liée à un objet extérieur, mais souhaite connaître dans cet objet sa propre intériorité selon sa certitude. La conscience se rapporte ainsi à une sorte particulière d’objet extérieur : un autre sujet, une autre conscience de soi. L’ intersubjectivitése révèle être une première solution offerte au problème de la conscience de soi. Cela puisqu’elle englobe dans une seule et même démarche ses deux aspects inséparables : conscience d’un objet extérieur et conscience de soi.
Une dernière chose reste à établir. Il faut rendre compte du couple conceptuel vie et désir. En deçà de toutes les implications qui sont à développer à partir de ces deux termes – et elle sont nombreuses et cruciales – il importe ici d’insister sur leur sens le plus foncier dans le texte : vie et désir sont les deux aspects de la conscience de soi : conscience d’un objet extérieur et conscience de soi. Vieest synonyme de la conscience d’un objet, le rapport riche entre un sujet et ses circonstances.
Désir est en revanche cet aspect qui coïncide avec la conscience de ce même rapport au monde ; il est conscience de soi.
Dépendante de la conscience d’un objet, la conscience de soi désire l’englober en elle-même, unifier ces deux aspects inséparables. Cela sous une catégorie supérieure nommée, elle aussi, conscience de soi. Nous avons affaire à deux concepts compris sous un seul terme (cf. note 147 ci-dessus) :
Conscience de soi dans son sens étroit et élargi, lorsque le sens élargi comprend le sens étroit comme un de ses aspects. Nous pouvons penser cette division, typique à Hegel, dans les termes de la division kantienne entre la raison en tant qu’une faculté déterminée de la connaissance (la faculté des principes) et la Raison en tant que totalité des facultés de la connaissance : la raison dont la critique est la Critique de la raison pure.
Après avoir exposé la disposition hégélienne par rapport à la conscience de soi :que celle-ci doit être en même temps et conscience de soi et conscience d’un objet extérieur ; après avoir exposé également le problème qui en découle : comment faire coïncider ces deux aspects, ainsi que la solution offerte qui est l’intersubjectivité : la conscience d’un objet extérieur qui est une autre conscience de soi –, il convient désormais d’aborder la première tentative de la réaliser décrite dans la première figure de la conscience de soi dépendance et indépendance : maîtrise et servitude.
Finalement, tout se passe comme si le texte exigeait, pour ainsi dire, que l’on essaie de trouver des liens causals entre l’ en soi et le pour soi ; que l’on essaie d’y trouver le mécanisme de la formation de la fausse conscience. Il s’agit sans doute d’un de ses traits les plus significatifs qui s’avère être révélateur eu égard à l’histoire de l’interprétation. Il incite ainsi à la recherche et à une lecture de plus en plus aiguë. Pourtant, l’objet à trouver, ce mécanisme ne se trouve pas dans le texte. Son absence peut être dite, dans la mesure où nous l’avons montrée, signe du principe de la contingence des phénomènes chez Hegel, qui a été peut-être mieux exprimédans ce texte périphérique de Hegel, son journal alpin, où il décrit son ennui devant les montagnes : «c’est ainsi» (es ist so).
Mais au-delà de la question de la détermination, ou de la contingence de phénomènes – que nous ne prétendons aucunement résoudre, mais simplement éclairer certains aspects dans leur rapport aux problèmes concrets posés par le texte de Maîtrise et servitude – il convient de revenir à la question du modèle de deux séries : qu’il existe pour Hegel une série de faussetéet une série de vérité. Nous affrontons ce modèle afin de l’écarter, car il n’est pas adaptée à la philosophie de Hegel.
Cela peut sembler étrange. La présentation de l’en soiet du pour soi est apparemment parallèle dans le cadre de la Phénoménologie. La vérité spéculative «pour nous» se présente à coté de la fausse conscience «pour la conscience». Elles se présentent «une de ce côté-là, l’autre de ce côté-ci», comme s’exprime Hegel pour caractériser la conception traditionnelle du vrai et du faux.
Pourtant, malgré leur présentation textuelle apparemment parallèle, les deux modes de la Phénoménologie renvoient à ce qui n’est nullement parallèle : le vrai et le faux ne sont pas deux notions, ou deux séries qui se développent l’une à côté de l’autre – comme le font par exemple l’idéologie et la production pour les marxistes –, ils entretiennent un rapport tout différent.
Pour expliquer ce point tournons d’abord vers les formules de Hegel dans la Préface.
Elles sont très pointues, métaphorique parfois, mais elles fournissent néanmoins certains principes qui permettent de s’opposer à la conception, intuitive presque, des deux séries parallèles. Elles permettent également de présenter, sans emprunter à d’autres écrits hégéliens, la conception de la vérité de la Phénoménologie.
Le «nous» dans la Conscience malheureuse
Sur le problème des transitions
Il semble à la lecture des commentaires classiques consacrés à la figure de la Conscience malheureuse, que celle-ci porte sur la théologie, ou sur la conscience religieuse historique. Dans son étude qui a tant influencé la compréhension de cette figure, Jean Wahl affirme par exemple qu’une «narration romantique des malheurs de la conscience nous amènera aux mystères de la théologie», lesquels sont pour Hegel, écrit-il, «le mystère central».
Par un aperçu du plan de l’étude de Wahl, nous constatons que cette narration ou histoire de la conscience malheureuse est historiquement conduite du judaïsme au christianisme. Pourtant, il n’est pas aisé de trouver les traces d’une telle histoire dans le texte de Hegel, qui ne fait aucune mention explicite ni du judaïsme, ni duchristianisme, pas plus que d’Abraham et de Moïse, ou du Christ et de ses disciples. Il y manque également les termes Dieu, Eglise, foi et même théologie ou religion qui sont en revanche omniprésents dans les commentaires ainsi que dans d’autres textes de Hegel, en particulier dans ses textes de jeunesse. Nous constatons donc à premier abord un décalage entre le texte et son interprétation.
Jean Hyppolite explique ce décalage dans son commentaire de la figure qui reste proche de Wahl dans le rôle qu’elle accorde à la religion. Hyppolite suggère que dans la Conscience malheureuse nous trouverons les études théologiques du jeune Hegel «transposées sur un plan proprement philosophique.»
Chez Hyppolite tout se passe comme si la théologie du jeune Hegel était tacitement à l’œuvre derrière le texte de la Conscience malheureuse, qui présenterait l’enjeude ces écritssous une modalité philosophique. La tâche du commentateur serait alors d’expliquer le contenu théologique de cette terminologie philosophique : l’immuable serait par exemple synonyme de Dieu, moyen terme de prêtre, etc… Le commentateur dégagerait donc des démarches spéculatives de Hegel une leçon appartenant à la philosophie de la religion. Dans cette perspective Hyppolite suggère notamment que la figure de la Conscience malheureuse est essentielle «pour bien comprendre le sens de la pensée hégélienne et ce que signifie chez lui l’Eglise. »
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Table des matières
Introduction
Première partie : le «nous» dans l’Introductionet dans la Préface
I. Le «nous» dans l’Introduction :une différence posée
II. Le «nous» dans la Préface : surmonter la différence
Deuxième partie : le «nous» dans la Conscience de soi
III. Sur le «nous», le «moi qui est nous» et d’autres «nous» encore : la leçon de Gauvin
IV. Le «nous» dans Maîtrise et servitude :sur l’apparence
V. Le «nous» dans la Conscience malheureuse : sur le problème des transitions
Conclusion
Bibliographie
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