Le noir dans les sciences de la nature (xviiie- fin des années 1930)

LE NOIR DANS LES SCIENCES DE LA NATURE (XVIIIe- fin des années 1930)

Les sciences naturelles et la connaissance du monde au XVIIIe siècle

Avant le XVe siècle, les sources écrites sur l’Afrique sont le fait d’auteurs arabes ; les Européens les connaissent peu et indirectement. Le monde, au sud, s’arrête aux frontières de l’Atlas, à l’ouest dans l’océan. Le monde non européen le mieux connu de l’Occident était alors l’Asie, mais les routes qui y menaient étaient coupées par les Mongols et les Turcs qui inspiraient aux voyageurs une véritable terreur, sauf durant une brève période au cours du XIIIe siècle jusqu’au milieu du XIVe siècle, pendant laquelle des voyageurs et des missionnaires s’aventurèrent à l’est en Perse, en Inde et jusqu’en Chine. Ils rapportèrent de leurs explorations des récits dont une caractéristique majeure, d’après Delacampagne, était de décrire un univers mythique porteur « de toutes les contradictions propres au sacré » : un monde d’ambivalence où le merveilleux intégrait le monstrueux, où le mal côtoyait le  bien, mais toujours dans des proportions hors de l’ordinaire. Nous trouvons convaincante l’analyse que réalise l’auteur de la notion de monstre au Moyen Age et de l’assimilation, faite à l’époque, des hommes peuplant les mondes lointains avec ces monstres de la littérature et de l’art médiévaux :

« Si les monstres, en effet, peuplent la littérature européenne d’exploration, s’ils fourmillent dans l’imaginaire médiéval, s’ils pullulent aux tympans et sur les chapiteaux de nos cathédrales (…), ce n’est pas par l’effet d’une série de hasards. L’importance prise par les monstres à la fin du Moyen Age ne s’explique que parce qu’ils jouaient déjà, depuis longtemps, un certain rôle dans la représentation chrétienne du monde. ».

Quel est donc le rôle des monstres ?

« Au départ, les choses semblent relativement simples: les monstres suggèrent une interrogation sur la finalité de la Création et donc sur le combat que s’y livrent les forces du bien et du mal. Un texte célèbre contient en germe les principes de cette analyse: celui dans lequel saint Augustin, frappé par une mosaïque vue dans le port de Carthage et figurant ces êtres étranges qu’on rencontre outre-mer (…) s’interroge: « ou ce qu’on raconte de ces races est faux; ou ce ne sont pas des hommes; ou, s’ils sont des hommes, ils viennent d’Adam », écrit saint Augustin…) » .

L’extrait tiré de saint Augustin contient, résumée, toute la problématique sur les origines de l’Homme et des races, dont les siècles suivants se sont fait l’écho sous d’autres formes. On peut résumer cette problématique à deux questions, l’une concernant la nature : jusqu’à quel point la nature de l’Autre est-elle identique à la mienne (l’Africain ou l’Asiatique de l’Européen) ?, et l’autre concernant la généalogie: jusqu’à quel point sommesnous parents ? Avec cette relation implicite : c’est de la nature de l’autre, de l’étude de ses ressemblances et de ses dissemblances, que je déduirai la proximité de sa race (au sens initial de race = lignage) avec la mienne. De la Genèse à la phylogenèse, le problème posé est resté le même.

La classification des espèces et les problèmes soulevés par la géographie botanique

Le botaniste suédois Linné, à qui l’on doit l’invention du système binominal de classification des espèces, entreprit cette tâche à l’issue du voyage en Laponie qu’il effectua en 1732. Il faut s’imaginer l’effervescence que provoquait l’arrivée de nouvelles collections d’espèces dans les jardins botaniques et les musées créés à cet effet, et le titanesque travail de recensement accompli : le nombre d’espèces de plantes connues s’est accru de plusieurs milliers en quelques décennies . Or aucun progrès n’aurait été possible sans une mise en ordre qui permît aux futurs voyageurs et naturalistes de profiter de l’apport de leurs prédécesseurs : il fallait rédiger des flores permettant aux botanistes d’identifier sans ambiguïté les espèces déjà connues, sans quoi les savants risquaient de refaire sans cesse le même travail. Il s’agissait aussi d’instaurer un classement permettant la comparaison des espèces entre elles, donc un système logique de rassemblement et de présentation des collections. Linné n’acheva sa classification qu’en 1758, date de parution de la dixième édition de son Systema naturae, édition dans laquelle il généralisait au monde animal le système instauré pour le règne végétal. Ce système organise les espèces en six classes subdivisées en ordres, genres et espèces. A ces dernières est attribuée une appellation « binominale » comprenant un nom générique et un nom spécifique. Cette classification, fondée sur la morphologie des espèces, fut bien accueillie. Mais elle laissait nombre de questions en suspens : des espèces voisines, classées comme telles, se trouvaient habiter des continents différents, certaines espèces rangées côte à côte dans les jardins n’avaient aucune chance de se rencontrer dans la nature. Un ordre plus géographique, ou encore climatique, n’aurait-il pas mieux répondu aux attentes ? Et comment expliquer cette étrange distribution ? On pensait que certaines espèces ne se rencontraient qu’en un lieu donné parce qu’elles y étaient particulièrement « acclimatées ». On privilégiait notamment la question des températures, donc des latitudes, mais on observait pourtant que la distribution des espèces était plus géographique que climatique ; les mêmes milieux n’abritaient pas forcément les mêmes espèces. La pratique de l’acclimatation en Europe des plantes exogènes soulevait les mêmes questions. En cas d’acclimatation réussie, « comment expliquer l’absence initiale d’une plante dans la flore locale alors que leur naturalisation prouvait à l’évidence que le milieu leur convient ? « . Cette question resta en suspens plus d’un siècle. C’est à elle que les évolutionnistes ont entrepris de répondre par l’origine et l’histoire particulière des espèces.

Fixisme et transformisme 

Les questions résumées au paragraphe précédent étaient pour les hommes du XVIIIe siècle d’ordre ontogénétique. On le comprend aisément : le monde chrétien n’avait jamais été dans un contact aussi étroit et effervescent avec le reste de la Création. Les découvertes des voyageurs l’obligeaient à s’interroger sur le sens et les modalités de la création du monde vivant, en somme sur les desseins de Dieu, dans des sociétés qui n’avaient pas consommé la rupture du politique et du religieux. Et sur l’origine du monde vivant, la Bible offrait le récit intangible de la Genèse.

Néanmoins la cosmogonie chrétienne chancelle au moment même, ce n’est pas une coïncidence, où des systèmes scientifiques sont construits dans toutes les grandes disciplines, notamment en mathématiques, physique et astronomie. Les deux grands modèles de l’époque sont la Mécanique analytique de Joseph-Louis Delagrange (1788) -qui déduit d’un seul principe, celui des vitesses virtuelles, l’ensemble des disciplines du repos et du mouvement, statique et dynamique, pour les solides, les liquides et les gaz- et l’Exposition du système du monde (1796) suivi de la Mécanique céleste (1798- 1825) de Pierre-Simon Laplace, pour qui le monde constitue un système en ce que toutes les figures et tous les mouvements réels ou apparents observables se déduisent sans exception de la loi des forces centrales, dite de Newton. Le monde est un système par unicité, déduction, cohérence : il découle d’un grand principe . Au XVIIIe, chaque discipline tend à édifier un grand système découlant de la même façon d’un principe simple, cohérent, universel.

L’idée que les espèces ne sont pas fixes depuis l’aube de la création (fixisme) mais se transforment graduellement de génération en génération (transformisme) se trouve inégalement développée chez Maupertuis, AntoineNicolas Duchesne (qui aurait observé la première mutation, avant Hugo de Vries, sur une variété de fraises, en 1761), Diderot, Buffon, et Geoffroy de Saint-Hilaire. Jean-Baptiste de Monet de Lamarck, puis Charles Darwin se sont inscrits dans cette continuité. Le premier, auteur de la Philosophie zoologique (1809), considéré comme le premier vrai théoricien du transformisme et le fondateur de la biologie (on lui doit la création du mot), a pensé, lui aussi, que la vie se déroule selon un plan d’ensemble :

“ Irréversiblement, le temps compose, complique, perfectionne, fait admirer un progrès. Mais ça et là des causes étrangères ou aberrantes traversent, sans le détruire, l’exécution de ce plan (…) Ces causes résident dans les circonstances: climats, milieux, sols et météores, pour tout dire le concret qui résiste à la manière d’un chaos feuillu à l’irrésistible avancée du plan unique… .” .

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
Introduction à la première partie
CHAPITRE 1,1 DE LA CREATION A L’EVOLUTION : LE NOIR DANS L’ANTHROPOLOGIE DES NATURALISTES
1,11- LE NOIR DANS LES SCIENCES DE LA NATURE (XVIIIe- fin des années 1930)
1,111 – Les sciences naturelles et la connaissance du monde (XVIIIe-XIXe)
1,112 – La classification des espèces et les problèmes soulevés par la géographie botanique
1,113 – Fixisme et transformisme
1,114 – L’anthropologie naturaliste avant Darwin
1,114-A) La question des races jusqu’au XVIIIe
1,114-B) Le Noir dans l’anthropologie raciale (XVIIIe-XIXe)
B1) L’infériorité du Noir
B2) Origine différente ou race dégénérée ?
B3) La question chamite selon Gobineau
B4) L’école polygéniste américaine et Louis Agassiz
1,114-C) Techniques de la classification raciale: anthropométrie et crâniologie
C1) Typologie
C2) L’aube de la crâniologie: S.G. Morton
C3) L’école de Paul Broca
1,12- LE NOIR, DARWIN ET L’EVOLUTION
1,121- L’Origine des espèces; apports de Darwin à la théorie de l’évolution
1,121-A) Concurrence vitale et sélection naturelle : le mécanisme économique de
l’évolution
1,121-B) Les variations individuelles, ou le mécanisme biologique de l’évolution
1,122- La Descendance de l’Homme (1871) selon Darwin
1,122-A) Présentation de l’ouvrage
1,122-B) Rapports comparatifs de l’Homme à l’animal (I à IV)
1,122-C) Rapports factuels des hommes entre eux (V et VI)
1,122-D) Rapports généalogiques des hommes entre eux (IV, V et VII)
D1) Sauvage et primitif
D2) Sauvage et civilisé
D3) Les races humaines
D4) Le Noir africain dans la Descendance de l’Homme
Conclusion du chapitre 1
CHAPITRE 1,2 L’EVOLUTIONNISME EN OCCIDENT
A L’EPOQUE DE LA CONQUETE COLONIALE (1859-1900)
1,21 – DEBATS INTERNES CHEZ LES DARWINIENS ET LES POST-DARWINIENS
1,211 – Obstacles épistémologiques : variation, hérédité, sélection (1883)
1,211-A) Les objections de Jenkin
A1) Le problème de la réversion
A2) La nature de la variation: continue ou accidentelle, unique ou distribuée ?
A3) Nature des particules héréditaires
1,211-B) Francis Galton et l’eugénique
B1) L’hérédité selon Galton
B2) Loi de l’hérédité ancestrale
B3) Ebauche du saltationnisme
1,212 – Contributions de la génétique à la théorie de l’évolution par la sélection naturelle
1,212-A) Weismann (1883)
1,212-B) Mendel (1865, 1900) et les lois de l’hérédité
1,212-C) Hugo de Vries et la question des mutations
1,22 – DESTIN DU DARWINISME DANS LA PENSEE SCIENTIFIQUE DES DIFFERENTS PAYS OCCIDENTAUX
1,221 – La Grande-Bretagne
1,222 – L’Allemagne
1,223 – La France
1,224 – L’Italie
1,225 – Les Etats-Unis
1,23 – L’EVOLUTIONNISME DANS LES IDEOLOGIES
1,231 – Néo-darwinisme, communisme et libéralisme
1,231-A) L’évolution dans le communisme marxiste
1,231-B) L’évolution et ses liens avec le libéralisme d’Adam Smith
1,232 – Evolutionnisme et question coloniale
1,233 – Le racisme romantique en Europe à la fin du XIXe: ses incidences dans l’historiographie du peuplement de l’Afrique
1,233-A) La race au carrefour de l’anthropologie et de la philosophie politique
1,233-B) De la hiérarchie raciale des peuples
1,233-C) à la racialisation des groupes linguistiques : convergence de l’évolutionnisme et du racisme dans les sciences de l’homme appliquées à l’Afrique
1,233-D) Traduction de ces faits dans le modèle diffusionniste et, éventuellement, dans le mode d’administration coloniale
Conclusion du deuxième chapitre
CHAPITRE 1,3 DE L’HEMOTYPOLOGIE A LA GENETIQUE DES POPULATIONS : NAISSANCE DE L’ANTHROPOLOGIE BIOLOGIQUE
1,31 – FISHER ET LES DEBUTS DE LA GENETIQUE DES POPULATIONS
1,311 – La controverse biométrie-mendélisme
1,312 – L’école de Morgan et la mouche du vinaigre : la théorie chromosomique de l’hérédité
1,313 – La synthèse
1,32 – NAISSANCE DE L’IMMUNOGENETIQUE
1,321 – Le système ABO : découverte, interprétations et implications (1900-1925)
1,322 – Découverte des systèmes MN, P et rhésus (1927-1940)
1,323 – Systèmes Lutheran, Kell, Duffy, Lewis et Kidd (1946-1951)
1,33 – DEBUTS DE L’ANTHROPOLOGIE GENETIQUE (1919-1950)
1,331 – Groupes sanguins et races (1919-1940)
1,331-A) Les tâtonnements de la raciologie génétique
1,331-B) Place de la génétique des populations dans les travaux d’anthropologie avant-guerre
1,331-C) Raciologie génétique et conceptions de la race en Occident avant la seconde guerre mondiale
1,332 – Groupes sanguins et races (1946-1950)
1,332-A) Questionnements
1,332-B) Nouvelles classifications
1,333 – Problèmes spécifiques de la « race » noire dans la pensée eugénique : thalassémie et drépanocytose
1,334 – Place de l’Afrique dans les débuts de la génétique des populations
Conclusion du troisième chapitre
CONCLUSION GENERALE

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