Étudier une revue d’idée
On ne compte plus les historiens, les sociologues ou les littéraires qui ont étudié l’une ou l’autre des revues d’idées au Québec. Parmi eux, Andrée Fortin se distingue. En 2005, dans un ouvrage qui est depuis devenu la référence pour l’étude des revues québécoises, Fortin a analysé l’ éditorial du premier numéro de plus de 500 périodiques parus entre 1778 et 2004. Son projet est de montrer que les intellectuels n’ont jamais fait silence, et qu’ ils ne parlent pas moins de nos jours qu’ autrefois. Ce faisant, elle est conduite à définir trois grandes périodes dans l’histoire des revues intellectuelles, dont celle de la « modernité », qui s’étend selon elle de 1917 à la fin des années 1970. Par « modernité », Fortin entend cette période au cours de laquelle « les idées mènent le monde », où les intellectuels prennent leur autonomie par rapport aux hommes politiques, se mettent à définir les situations et à proposer des solutions et des actions aux problèmes qu’ils identifient3. Ce qu’ ils font particulièrement en s’ investissant dans des revues d’idées, c’est-à-dire celles qui sont consacrées aux questions sociales, politiques et culturelles. Comme le dit cette sociologue dans un autre article, ces revues sont une sorte de « place publique », c’ est-à-dire que « l’ensemble des revues d’un moment donné constitue une tribune, un tremplin pour les nouvelles idées, pour des façons neuves d’interpréter le monde et, par conséquent, d’agir sur lui ». Fondée en 1919, La Revue nationale est l’une des premières analysées par Fortin pour cette deuxième période de l’histoire des revues intellectuelles. Elle présente celle-ci comme « un espace de discussion et donc éventuellement d’élaboration d’idées ». En somme, La Revue nationale « n’ éclairera pas que des individus, mais aussi un mouvement ». C’est tout ce qu’ elle en dit.
Aînée presque contemporaine de La Revue nationale, la revue L ‘Action française (1917) est beaucoup mieux connue que le périodique que nous avons choisi, en particulier à cause du livre de Pascale Ryan. Pour Ryan, L ‘Action française est « une revue nationaliste qui veut inciter les « hommes de bonne volonté » à agir pour la défense des droits des Canadiens français » : « L’équipe de L ‘Action française consacre ses énergies à l’effort théorique de penser la nation, d’en retrouver les fondements et d’élaborer un plan d’action. Elle conçoit sa revue comme un laboratoire d’idées, un lieu de débats et de réflexion sur la nature des maux qui affligent le Canada français et sur les solutions adaptées à ses traditions et à sa culture6 ». Ce qui nous intéresse surtout dans cet ouvrage, c’est que Ryan met en relation le discours de la revue avec le « groupe émetteur », ces hommes qui sont de toutes les luttes du Canada français à l’époque. Son étude fine lui permet de comprendre comment naissent et s’articulent les différentes formes de nationalismes canadiens-français, comment émerge et évolue un modèle d’engagement intellectuel durant les années 1920, et comment l’action s’articule au discours en ces années pour faire valoir le projet de société nationaliste. Elle analyse comment les équipes de rédacteurs de L ‘Action française construisent leurs enquêtes annuelles. Ryan explique que ces enquêtes ont comme objectif principal de répondre aux problèmes de la société canadienne-française. Le travail de Pascale Ryan permet de comprendre comment les collaborateurs de L ‘Action française puis de L ‘Action nationale pensent et imaginent la nation. Elle ouvre plusieurs pistes que nous comptons explorer à notre tour pour La Revue nationale.
Malgré quelques divergences concernant leur mission respective, La Revue nationale et L’Action française ne cherchent pas à « répandre des savoirs précis ni des idées partisanes, elles concernent les grands intérêts de notre race »7. Dans son Histoire sociale des idées au Québec (1896-1929), Yvan Lamonde pointe le faisceau « sur les différents courants d’idées, sur les intellectuels et sur la question sociale au tournant du xxe siècle »8. La relation qu’il établit entre la création d’une nouvelle doctrine et les actions qui sont entreprises par le mouvement et la revue L’Action française de Montréal permet de saisir l’évolution sociale et nationale des idées au Canada français. Lamonde s’intéresse aussi à la dimension sociale des idées (réseaux, presse, associations, etc.), une avenue que nous allons retenir, mais plus modestement, dans ce mémoire.
De son côté, l’ouvrage de Pierre Rajotte décrit les conditions qui mènent à la création d’une revue. Même s’il se consacre essentiellement aux revues littéraires, certaines de ses conclusions peuvent valoir aussi pour une revue d’idées comme La Revue nationale. Selon lui, les revues se situent dans ce qu’il appelle une structure de sociabilité privée et semi-publique. Lorsqu’un groupe discute de nouvelles idées – celles-ci sont souvent issues d’une sociabilité privée comme les salons -, « elles se cristallisent souvent autour d’une revue », la revue est « un espace de sociabilité littéraire et intellectuelle autour duquel s’organisent échanges et confrontations »9. C’est-à-dire que les revues sont de véritables lieux de rencontre et de discussion, un lieu de sociabilité. On peut certainement en dire autant de La Revue nationale, organe d’une Société nationale qui est un foyer de rencontre et de discussions sur les problèmes du Canada français et d’élaboration des solutions à apporter à ceux-ci.
Le nationalisme canadien-français en transition
Tous les auteurs présentés ci-dessus s’accordent à dire que la Première Guerre mondiale a modifié en profondeur la société et la nation canadiennes-françaises. Dans son Histoire des idéologies au Québec aux xm et xxe siècles, Fernande Roy présente les débats et les transformations survenues dans les idéologies au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille. Ce qui nous intéresse le plus dans cette synthèse, ce sont les contestations entreprises par le mouvement nationaliste de l’entre-deux-guerres, que Roy appelle l’époque des «remises en question ». De là, elle signale la revendication des milieux nationalistes canadiens-français « d’un plus grand respect des droits de la minorité canadienne-française dans le cadre de la Confédération» 10. Ensuite, la question économique devient une préoccupation majeure dans le discours nationaliste.
Cependant, il faut noter que la question économique préoccupait déjà l’élite nationaliste au tournant du xxe siècle. Fernande Roy évoque par ailleurs la place que la religion catholique, l’histoire et la doctrine sociale de l’Église catholique prennent dans la pensée des nationalistes de L ‘Action française, plus particulièrement celle de l’abbé Lionel Groulx. Pour identifier les caractéristiques du nationalisme canadien-français des années 1920, nous nous sommes d’abord penché sur le Nouveau bilan du nationalisme au Québec de Louis Balthazar. Ce dernier propose une typologie des différents modèles de nationalisme présents au Québec depuis le XVIIIe siècle. Les deux modèles qui correspondent à notre période sont ce qu’il appelle le «nationalisme classique ou moderne» et le « nationalisme traditionnel ».
Les caractéristiques de celui-ci sont: « la nation précède l’État, [ … ] ce nationalisme s’influence du courant romantique où la tradition populaire, la grande force historique tiennent lieux de solidarité. D’où l’importance du patrimoine et du folklore dans ce type de société ». Ce type de nationalisme ne possède pas d’organisation politique concrète, « le territoire est plutôt dispersé et la solidarité semble être beaucoup plus ethnique que volontaire ». Balthazar situe ce nationalisme à la période de 1840 à 1960 au Canada français. La question de la survivance culturelle devient la préoccupation majeure de cette période. Tandis qu’au contraire le « nationalisme classique ou moderne» des années 1791 à 1838, qui voulait rompre avec l’ancien régime féodal, se caractérisait selon Balthazar par le « principe de l’égalité de tous les citoyens et celui de leur identification aux affaires publiques et par les idées libérales élaborées par les philosophes du XVIIIe siècle» .
Après avoir parcouru les parties du livre qui abordent notre périodisation, soit les chapitres un, quatre et cinq, nous avons constaté que pour Balthazar, le nationalisme traditionnel canadien-français dure 120 ans (1840-1960), si bien qu’il n’analyse pas «spécifiquement le renouveau des années 1920. Selon le compte rendu de Pierre Trépanier, Louis Balthazar «accorde plus d’importance à l’action qu’au discours, à l’évolution sociale qu’aux itinéraires individuels, aux grands tournants collectifs qu’à l’engagement intellectuel ». En ce sens, Balthazar évoque les courants qui auraient éventuellement traversé le nationalisme sur la longue durée. Tandis que dans le cadre de ce mémoire nous voulons identifier les transformations qui surgissent au sein du nationalisme canadien-français dans la courte durée correspondant au premier tiers du XXe siècle, plus particulièrement de 1919 à 1932. C’est pour ces raisons que nous ne retiendrons pas la typologie de Louis Balthazar.
Pour dégager les transformations du nationalisme canadien-français de l’après guerre, nous nous sommes plutôt intéressé aux deux figures de proue du nationalisme canadien-français du premier quart du XXe siècle, soit Henri Bourassa et l’abbé Lionel Groulx. Chacun à sa manière, ils ont élaboré et pensé une doctrine nationale qui aura un impact considérable sur la perception de la vie nationale des Canadiens français. Avec des nuances que nous tenterons d’identifier .
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I-HISTORIOGRAPHIE ET MÉTHODOLOGIE
1. Bilan historiographique
1.1 Étudier une revue d’idée
1.2 Le nationalisme canadien-français en transition
1.3 Les associations nationalistes dans le premier quart du XXe siècle
2. Problématique
3. Méthodologie
3.1 Justification des années retenues
3.2 Une attention pour les collaborateurs et pour les thèmes
Conclusion
CHAPITRE 2 – LE DISCOURS DE LA REVUE NATIONALE
1. La promotion de la culture canadienne-française
1.1 Défendre les droits des minorités françaises par la valorisation de la culture
1.2 Encourager l’usage d’un français de qualité
1.3 Diffuser la littérature du terroir
2. L’économie: Facteur de développement national
2.1 Brefrappel de la pensée économique canadienne-française avant 1930
2.2 Les outils de l’émancipation économique
3. Danger pour l’identité canadienne-française
3.1 L’américanisation du mode de vie et de la culture : la porte vers l’anglicisation et l’assimilation
3.2 Les idées modernes: autant d’autres menaces sur l’identité canadienne-française ?
Conclusion
CHAPITRE 3 – LA SOCIÉTÉ SAINT-JEAN-BAPTISTE, LIEU PRIVILÉGIÉ DE L’AFFIRMATION DE L’ÉLITE INTELLECTUELLE NATIONALISTE CANADIENNE-FRANÇAISE
1. Les hommes de la SSJB
1.1 Sont-ils des intellectuels?
1.2 Le président Victor Morin, un intellectuel en action (1915-1924)
2. Réseaux et organisations nationalistes
2.1 Des professionnels insérés un peu partout
2.2 L’Association catholique de la jeunesse canadienne-française: une source privilégiée d’inspiration, et une alliée naturelle de la SSJB
2.3 SSJB et École sociale populaire: une communion de pensée
3. Au-delà des frontières
3.1 Les minorités hors du Québec: qui sont-elles?
3.2 Un rapprochement nécessaire: la culture comme repère commun
3.3 Maintenirle contact entre les groupements
4. L’unité nationale par l’association
4.1 L’importance pour les minorités françaises de tisser des relations entre elles
4.2 L’association, symbole d’unification nationale: les sociétés et
associations nationales
4.3 La Revue nationale, lieu privilégié de la vie associative
4.4 Les sections de paroisse: source d’unité
Conclusion
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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