Les œuvres abstraites de la collection
La collection française du MIRSA trouve sa particularité dans les nombreuses productions abstraites qui la composent. Cet art « autre » comme le baptisait Michel Tapié , véhicule d’un nouveau langage, pourrait-il s’avérer plus « révolutionnaire »que la figuration politique ? Si l’on se réfère aux propos d’Herbert Marcuse, « plus une œuvre est immédiatement politique, plus elle perd son pouvoir de décentrement, ainsi que la radicalité et la transcendance de ses objectifs de changement ». Telle est aussi la position de Theodor Adorno et, aujourd’hui, celle de Jacques Rancièrequi affirme que « l’art n’est pas politique d’abord par les messages et les sentiments qu’il transmet sur l’ordre du monde. Il n’est pas politique non plus par la manière dont il représente les structures de la société, les conflits o u les identités des groupes sociaux. Il estpolitique par l’écart même qu’il prend par rapport àces fonctions, par le type de temps et d’espace qu’il institue, par la manière dont il découpe ce temps et peuple cet espace ». Pourtant, l’artiste vit dans son temps et ne peut pas se couper de toutes réalités. L’acte de donation des artistes abstraits serait -il une manière pour eux de montrer leur solidarité avec les peuples en lutte sans avoir à exprimer dans leurs œuvres leurs opinions politiques ? Ou alors, les œuvres abstraites sont -elles, elles aussi, le lieu d’un discours critique, à l’instar des œuvres figuratives de la collection ?
Abstractionscinétiqueet optique, vers un nouveau rapport à l’art
La collection française du MIRSA est remarquable par les œuvres cinétiques et optiques qui la constituent . À Paris, la Galerie Denise René est un des lieux d’expression les plus importants de ce courant latino -américain. Tendance inévitablede la scène artistique parisienne, l’art cinétique ou optique a permis dans les années 1960 de raviver l’intérêt des amateurs d’art abstrait, face à l’hégémonie du Pop Art. Tandis que l’abstraction lyrique est mise de côté, l’art géométrique se pose en concurrent direct de la Nouvelle Figuration. Pour autant, les artistes cinétiques, loin de refuser le monde contemporain, entendent au contraire s’y intégrer en créant une interdépendance entre l’œuvre et le spectateur. En réaction à la consommation de masse et la pensée unique véhiculée par la télévision, l’art cinétiquese veut engagé en valorisant la sensibilité individuelle et en militant pour la reconnaissance de la fonction sociale de l’art qui est d’émerveiller, éduquer et rassembler. L’objectif des artistes cinétiques est de lutter contre la passivité des spectateurs pour faire en sorte qu’ils s’émancipent du confortable déterminisme de leur existence et deviennent les acteurs des changements formels et sociaux – d’une manière implicite. Leur démarche s’inscrit dans l’héritage des recherches menées par les artistes constructivistes russes dans la première moitié du XXe siècle.
L’art cinétique se conçoit en effet comme une expérience des sens –notamment la vue –qui vise à enrichir notre perception du réel.Comme le met en évidence Michel Ragon, « il existe deux courants dans le cinétisme : ceux qui utilisent la lumière pour donner l’impression du mouvement et ceux qui suggèrent le mouvement par une sorte de trompe-l’œil ». Les avancées techniques offrent aux artistes de nouveaux matériaux et procédés de création.
Comme le souligne Catherine Millet, « ces artistes partagent le désir de faire accéder la société technologique à sa dimension poétique ». Les artistes empruntent au domaine de la technologie des méthodes objectives et rationnelles pour proposer une expérience inédite aux spectateurs. L’important pour eux est de participer à la vie quotidienne et d’adhérer à leur époque en suivant de près l’innovation scientifique et technologique. Beaucoup d’entre eux s’opposent avec véhémence à la figure de l’artiste égocentrique, et ces méthodes leur permettent d’autant plus de s’effacer derrière leurs œuvres – souvent conçues à plusieurs mains dans des ateliers.
Les plasticiens cinétiques et optiques les plus actifs sur la scène parisienne sont majoritairement représentés dans la collection. Parmi les artistes français, mentionnons le nom de Victor Vasarely –plasticien hongrois naturalisé français en 1961 –qui a offert un collage, N° 1082-Feny C, datant de 1973, qui présente une grille majoritairement teintée de couleurs chaudes, bien qu’insaturées dans la partie supérieure gauche du tableau . Si la trame de la grille reste la même dans toute la composition, les couleurs qui la composent changent, créant ainsi divers effets de profondeurs et de mouvements. En concevant des œuvres n’exigeant aucun bagage culturel mais produisant une joie sensorielle chez le spectateur, Vasarely cherche à rendre l’art accessible au plus grand nombre. En outre, il tente de sortir l’art de sa conception « bourgeoise » –principe d’unicité de l’œuvre –en faisant produire ses œuvres en série à la manière industrielle.
Nous pouvons également signaler la présence de plusieurs membres fondateurs du groupe G.R.A.V. (Groupe de recherches d’art visuel) dont François Morellet, Julio Le Parc, Joël Stein et Francisco Sobrino. Leur démarche se résume en cette phrase percutante : « Nous voulons sortir le spectateur de sa dépendance apathique qui lui fait accepter d’une façon passive, non seulement ce qu’on lui impose comme art, mais tout un système de vie ». En produisant des œuvres susceptibles de faire réagir le spectateur psychologiquement comme intellectuellement, grâce à leur caractère ludique ou séduisant, le GRAV voulait abolir la distance entre l’art et le public. François Morellet, a choisi d’o ffrir une peinture à l’acrylique sur bois intitulée Trames simples. L’effet cinétique se trouve ici dans la répétition d’un motif quasi abstrait. L’œuvre de Francisco Sobrino, T.J.-M.G. , est quant à elle absente de la base de données du MSSA, bien que nous la trouvions inscrite dans les listes d’œuvres exposées en France. Autrement dit, elle n’est jamais parvenue au Chili et fait sûrement partie du lot des œuvres disparues.
Soulignons également la forte présence des artistes cinétiques latino-américains résidant à Paris. La tendance cinétique qui a précédé de dix ans l’Op artnord-américain, s’est particulièrement développée en Amérique latine. Pour Michel Ragon, le mérite revient à Vasarely pour avoir exercé une grande influence sur la nouvelle génération d’artistes latinoaméricains lorsqu’il réalisa en 1953, pour la Cité universitaire de Caracas, son panneaucloison en lames d’aluminium, ainsi que des graphismes sur plexiglas qui voyaient leurs compositions changer au fur et à mesure des déplacements des spectateurs. En effet, le Venezuela et l’Argentine ont été des lieux privilégiés de l’art abstrait géométrique, notamment cinétique. En France, cette tendance, enrichie par l’apport formel des différentes migrations, a permis dans les années 1960, de donner un nouveau souffle à la scène artistique parisienne – alors fortement dominée par l’Ecole de New York.
L’œuvre de Julio Le Parc se rattache au deuxième courant défini par Michel Ragon, celui du trompe-l’œil. Au-delà de son engagement internationaliste, cet artiste argentin lutte contre une peinture qui met en valeur l’originalité, la subjectivité et l’individualité de l’artiste.
Pour lui, l’art doit s’adapter au monde contemporain et proposer des expériences innovantes aux spectateurs. Julio Le Parcentame dès 1959 des recherches sur la couleur. Dans son travail plastique –la toile Nr. 14-21de la Série 23, de 1971,en témoigne –, il travaille à partir de quatorze couleurs, non rompues par le noir ou le blanc, qu’il considère suffisantes pour résum er toutes les variations possibles de mélanges chromatiques. Inspiré de l’œuvre de Vasarely en noir et blanc, des textes de Piet Mondrian, et plus généralement du constructivisme, son travail optique allie lumière et mouvement pour entraîner un trouble visuelchez le spectateur. Comme de nombreux artistes cinétiques, il est motivé par une utopie sociale et politique et milite pour extraire le spectateur de son attitude purement contemplatrice et passive. L’interactivité et l’instabilité qu’appellent ses œuvres, comme ces étranges cercles concentriques colorés, comparables à une spirale hypnotique ou à une cible, forcent à la réflexion, à l’action, voire à la création du spectateur qui en s’interrogeant sur sa perception modifie sa vision de la réalité, et envient à s’interroger surson conditionnement idéologique. De plus, à travers cette œuvre conçue comme la progression d’un cercle, il tente de limiter au maximum la subjectivité de l’artiste en faisant en sorte que les traces de réalisation manuelle ne soi ent pas visibles. Les formes géométriques simples qu’il emploie – en général cercle, carré ou rectangle –sont choisies pour leur neutralité et leur facilité à établir une connexion sensorielle avec le spectateur,luipermettant de se remémorer ces formes audelà du cadre.
La collection française du MIRSA comprend également une des célèbres Physichromies
de Carlos Cruz-Diez, acteur majeur de l’art optique et cinétique qui a élaboré les dernières avancées théoriques et conceptuelles de la couleur. Les différentes couleurs présentes dans la composition, datée de 1976 – ici, des teintes bleues, orangées et rosées –, envahissent l’espace contenu entre les lames en plastique verticales qui agissent comme des modulatrices de la lumière. En fonction du déplacement de la lumière ambiante et de celui du spectateur,les couleurs se rencontrent et se transforment , générant de nouvelles gammes chromatiques au sein de l’œuvre, qui n’existent en réalité pas sur le support. CruzDiez appréhende la couleur comme une réalité autonome évoluant dans l’espace et le temps. Comme il le suggère dans son ouvrage Réflexion sur la couleur , l’homme contemporain vit dans une société de l’instant, de l’évènement, de la mutation et de l’éphémère. Ses Physichromies sont donc à l’image de la société dans laquelle nous vivons, mouvantes et instables. Profondément sociale, l’œuvre de Cruz-Diez, ne trouve la plénitude de sa raison d’être qu’au moyen de la présence d’un spectateur, qui en fonction de son déplacement, devient acteur des transformations visuelles. Pour l’artiste : « Il faut faire participer les gens.
Les étonner. L’art, c’est l’étonnement ». Dans une démarche similaire, Jesús Rafael Soto donne l’effet d’une œuvre changeante et mouvante à mesure des déplacements des spectateurs dans son œuvre Tes con brique, de 1974.
Les œuvres abstraites lyriques et informelles
Aux côtés des œuvres cinétiques notables, nous pouvons souligner la présence d’œuvres « informelles », parmi lesquelles des compositions qui s’inscrivent dans le mouvement de l’abstraction lyrique apparu après la Seconde Guerre mondiale en Europe.
Dans les années 1970, cette tendance connaît un grand discrédit sur la scène artistique parisienne. Anne Tronche va même jusqu’à oublier de l’évoquer dans son ouvrage L’art actuel en France, du cinétisme à l’hyperréalisme, publié en 1973. Or, la tradition lyrique se perpétue comme en témoignent les œuvres abstraites non cinétiques de la collection. Hormis la présence notable d’œuvres de Pierre Soulages, Marcel Alocco et Jean Degottex, les artistes informels et lyriques internationalement reconnus sur le marché de l’art au cours des années 1970 et 1980, ne sont pas massivement représentés. La collection ne compte par exemple aucune œuvre des peintres Simon Hantaï, Georges Mathieu ou Hans Hartung.
Le geste et l’écriture caractérisent certaines œuvres de la collection, comme celle de Wanda Davanzo, Espace à connexions intérieures, Nr. 16, datant de 1975 . Peintre d’origine italienne, elle est l’initiatrice du groupe V au début des années 1970, aux côtés de James Pichette – également donateur du MIRSA – Roberto Altmann, Victor Laks, et Zenderoudi .
Dans cette toile, les signes graphiques envahissent l’espace –ou les espaces intérieurs, d’après le titre, comme s’il s’agissait d’une succession de pensées qui viendraient brouiller l’esprit – dans une sorte de confusion organisée par le biais des couleurs, seulement quatre au total (orange, noir, blanc et gris). Telun champ de bataille dominé d’un ciel de fumée rouge, son œuvre semble traduire par le tracé, les innombrables cris intimes qui se perdent à la fois les uns dans les autres mais qui se rejoignent au final dans un chaos retentissant, comme pour signifier la douleur universelle de la perte. Ses recherches portent sur l’espace plein contrairement à Jean Degottex qui, bien qu’intéressé par l’écriture, ne retient que la mesure du geste de la calligraphie japonaise, donnant à voir dans ses toiles une tension manifeste entre l’expression gestuelle au centre et le vide monochrome qui l’entoure. La profusion expressive de Wanda Davanzo contraste ainsi avec le rendu paisible des œuvres de Jean Degottex.
Fortement inspiré des théories de Roland Barthes sur la mort de l’auteur, Jean Degottex souhaite effacer l’individualité de l’artiste dans ses œuvres en réfrénant toute tentative de mimétisme ou de subjectivisme, ce qui r approche sa démarche de celle des cinétiques. Sa toile A-ligne de 1957 , semble attraper l’instantanéité d’un moment, tel un éclair pris sur le vif, qui trace subitement un fin halo de lumière dans l’obscurité de l’espace.
Il s’inscrit dans une nouvelle conception de l’œuvre d’art, inaugurée à la fin des années1960 chez quelques artistes, qui met en valeur des techniques plus expérimentales ainsi que la disparition de la notion classique de l’auteur. Pour ce faire, en plus de s’imposer une sélection réduite de couleurs, il s’efforce de retenir sa main afin de produire un geste minimum qui tendraitvers l’autonomie. Comme l’écrit Béatrice Parent, dans le catalogue d’exposition La Peinture après l’abstraction, Degottex rejoint Hantaï sur la nécessité de « désapprendre ».
Cette ambition, visant à outrepasser les représentations traditionnelles pour construire un langage esthétique nouveau,l’inscrit en héritier des avant -gardes du début du XXe siècle.
En ce qui concerne la sculpture, Alberto Guzmán a offert une sculpture monumentale au muséeintitulée Tensionet datée de 1968 . Sa série sur les Tensions,fortement empreinte de poésie et de lyrisme,est profondément humaniste, en cela qu’elle exprime les égarements, les déchirures que l’homme expérimente tout au long de sa vie. Comme il l’explique, « […]
L’Oiseau dans l’espace […] m’a ouvert l’esprit et fait comprendre que l’art n’est pas une narration mais bien plutôt un langage». Or, cette sculpture monument ale est aujourd’hui disparue. Lorsque nous nous sommes rendus chez l’artiste, sa femme nous a expliqué que Julio Le Parc avait demandé à son mari s’il était possible de procéder à un échange car l’œuvre était difficilement transportable. Selon elle, une fo is la nouvelle sculpture donnée, personne ne se serait jamais soucié de leur rendre l’œuvre précédemment offerte. Cette anecdote révèle bien le manque de moyens du musée et les difficultés qu’il pouvait rencontrer pour transporter les œuvres.
L’engagement des artistes abstraits par l’acte de donation
En outre, si les artistes de la Figuration narrative ont été hostiles envers l’abstraction de l’École de Paris , la considérant trop éloignée des revendications sociales, affirmons avec Antoni Tàpies, que la modernité avant -gardiste ou abstraite, ne rompt pas nécessairement avec la société. Paradoxalement, ceux qui réclament ledivorce entre l’art et la société –les défenseurs d’un art élitiste – sont, pour lui , les mêmes qui voudraient le résoudre en domestiquant les « impulsions vitales, agressives, (et) révolutionnaires » des artistes, par l’effacement du message social qui caractérise les œuvres d’art et qui les lie au peuple.
Frontalement opposé à ce discours nauséabond qui voudrait faire croire que l’art contemporain est un art individualiste et inaccessible aux non-initiés, Tàpies cite dans La Pratique de l’art, les dons que Pablo Picasso ou Joan Miró ont faits en soutien aux peuples opprimés de nombreux pays . Ainsi, si l’art abstrait est le véhicule d’un nouveau langage pour une société repensée, l’acte de donationserait une manière pour l’artiste d’agir en son temps, en faisant adhérer sa pratique artistique aux préoccupations et aux luttes populaires. Comme l’écrit Évelyne Toussaint, pour connaître les positionnements critiques des artistes, il nous faut recourir à leurs déclarationsprononcéesen-dehors de leur création artistique . La donation d’une œuvre au MIRSA est une manière pour les artistes de prendre publiquement position contre la dictature au Chili. Elle confère ainsi une dimension critique à l’œuvre, même si cette dernière ne la véhicule pas explicitement dans son contenu, puisque l’œuvre à travers la donation constitue le vecteur de la déclaration de l’artiste. Comme nous le confie Claude Lazar.
Des artistes « militants » ?
Comme le précise Nathalie Heinich dans son ouvrage Être artiste, le statut de l’artiste – au-delà des dimensions juridique et administrative qui s’y rapportent – englobe les différentes « images idéales » de l’artiste, ses représentations, qui évoluent dans l’histoire.
Si l’artiste a pu être perçu comme un génie voire un prophète dans la théorie artistique romantique, le XXe siècle a vu affluer une multitude d’artistes dits « engagés » dans diverses causes politiques. Or, si nous avons questionné la fonction critique de l’art à travers les œuvres de la collection, qu’en est -il de l’engagement militant des artistes donateurs ? Étaientils impliqués dans d’autres mouvements de solidarité voire dans des organisations ou partis politiques ? Pour répondre à ces interrogations, nous nous baserons principalement sur des articles et ouvrages biographiques ou autobiographiques ainsi que sur les entretiens effectués avec des artistes donateurs.Car comme le soutient Bartolomeu Martí, directeur du MACBA : « L’histoire de l’art ne s’écrit pas seulement depuis les centres traditionnels du pouvoir mais également à partir d’une diversité de points de vue, de récits qui façonnent, précisément à partir d’histoires minuscules, une histoire majuscule».
A bâbord ! Des convictions au service de la solidarité
La position sartrienne –explicitée en 1945 dans le long éditorial du premier numéro de la revue Les Temps modernes –, pose le principe d’une responsabilité de l’intellectuel dans son temps et de l’engagement de l’intellectuel en littérature.Pour Jean-Paul Sartre, l’écrivain « est “dans le coupˮ, quoi qu’il fasse, marqué, compromis jusque dans sa plus lointaineretraite. […] L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements.Chaque silence aussi .» Cette théorie peut s’appliquer également au rôle des artistes dans la société. D’autant plus que cette conception de l’artiste engagé domine tous les débats intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle, particulièrement dans les années 1960-1980, qui nous intéressent ; car la situation internati onale – luttes pour la décolonisation, guerres néocoloniales,ou encore Révolution cubaine –est prétexte à un positionnementidéologique. Bernard Rancillac semble appuyer les propos de Jacques Lacan – « De notre position de sujet, nous sommes tous responsables» – lorsqu’il écrit.
En outre, selon Henri Cueco, « l es premiers écrits ou travaux de la Jeune Peinturetémoignent dès 1966 de la conscience claire d’une crise idéologique et de la nécessité de repenser le rôle des artistes et de leurs œuvres en termes politiques».
En France, les artistes engagés partagent majoritairement des convictions antiimpérialistes et antifascistes. Ils se positionnent clairement contre les dictatures militaires, contre l’ingérence nord-américaine dans les pays du Tiers-monde, contre les guerres néocoloniales, contre les atteintes faites à l’encontre des Droits de l’Homme, et pour l’autodétermination des peuples. Ils sont –du moins à cette époque –communistes, maoïstes, trotski stes, socialistes, anarchistes, ou simplement défenseurs des valeurs humanistes de paix et de liberté. Ernest Pignon-Ernest, qui était alors membre du PCF, nous avoue qu’ « àcette époque, dans les milieux artistiques de « gauche », tout le monde était plus ou moins maoïste ou trotskiste » et que les véritables liens d’amitié qu’il a pu tisser ont été avec d’autres artistes communistes comme Michel Parré, Henri Cueco ou José Balmes. Bien que nous ne puissions pas réduire la position des artistes à ces catégories souvent trop réductrices car, comme le souligne Rémi Skoutelsky à propos des Brigadistes en Espagne, « un engagement révolutionnaire n’est pas toujours rationnalisé et clairement exprimé » –autrement dit, pour comprendre les opinions d’un individu l’on ne peut faire abstraction de sa situation sociale – ; celles-ci nous donnent tout de même des indications sur la diversité des opinions politiques qui expliquentles conflits et les convergences qui existaient dans le milieu de l’art « engagé » à cette époque.
Aux arts ! Les combats des artistes
Dans les années 1960 et 1970, de grandes causes émancipatrices enflamment les milieux progressistes –Algérie, Vietnam, Cuba, Afrique du Sud. Comme les artistes français de gauche, les Latino-américains participent aux grandes manifestations artistiques de solidarité. Selon Christine Frérot, plusieurs d’entre eux sont actifs au sein d’associations politiques, en particulier dans les comités de solidarité, qui luttent pour la démocratie et contre le fascisme dans les pays du Cône Sud . À cette époque, la solidarité internationale connaît son apogée et sa dimension est d’emblée politique puisqu’elle est façonnée par la superstructure idéologique de la Guerre Froide. En outre, avec le renversement du gouvernement chilien de l’UP, l’image des Latino-américains se cristallise autour de la figure des « réfugiés-militants ». Impliqués dans de nombreuses luttes dont celles menées par la Jeune Peinture, les artistes donateurs, qui ont en majorité entre vingt et quarante ans, participent à leur manière à ces mouvements internationalistes. Il ne s’agit plus pour les artistes d’aller combattre sur le terrain du conflit –comme ce fut le cas en Espagne en 1936 avec les Brigades Internationales. Le combat est dorénavant d’ordre idéologique : alerter l’opinion du pays dans lequel ils militent pour orienter à plus grande échelle les relations diplomatiques.
Les démonstrations artistiques de solidarité sont multiples. Elles peuvent aller de la création d’œuvres en vue d’une exposition – le groupe Denuncia (José Gamarra, Julio Le Parc, Alejandro Marcos et Gontran Netto) a présenté sept toiles pour dénoncer la torture en Amérique latine au Salon de la Jeune Peinture de 1972 –, à l’exposition-vente d’œuvres pour récolter des fonds – l’exposition « Viva Chile » –, en passant par la création de peintures murales dans l’espace public. De nombreuses brigades se sont constituées en Europe pour alerter l’opinion sur les attaques aux Droits de l’Homme à l’œuvre dans certains pays d’Amérique latine. Outre les Brigades Salvador Allende et Pablo Neruda, nous pensons notamment à la Brigade Internationale des Peintres antifascistes qui a créé des fresques en solidaritéavec le Chilià Venise, Athènes et Paris en 1975, puis à Nancy pour le Festival de Théâtre en 1977 . Toutes ces initiatives s’inscrivent dans l’action collective, très fréquente dans les années 1960 et 1970 dans les milieux artistiques de gauche.
Mais pour les artistes français ou résidant en France, le combat internationaliste est intrinsèquement lié àla lutte co ntre les tenants du pouvoir national. Au sujet de l’exposition de la Salle rouge pour le Vietnam qui devait avoir lieu en 1968 mais qui, à cause des événementsde mais’est tenue l’année suivante, il est écrit dans le deuxièmeBulletin de la Jeune Peinture : « Dans la mesure où cette lutte est exemplaire, elle nous concerne tous et chacun de nous comprenait parfaitement que le pouvoir d’oppression qu’exerce l’impérialisme américain, et que le peuple vietnamien a démasqué en le tenant en échec, est le pouvoir même qui s’exerce d’une manière plus ou moins masquée, ici et maintenant, dans notre société bourgeoise».
Le contexte intellectuel et politique de l’époque influe sur la démarche des artistes. Comme le souligne Marc Jimenez, beaucoup sont réceptifs à la critique du capitalisme exposée par Louis Althusser, ainsi qu’à ses opinions sur le matérialisme historiqueet sur la pratique théorique. Influencés également par les philosophes poststructuralistes tels que Jacques Derrida, Michel Foucault ou Gilles Deleuze, les artistes dénoncent la collaboration de la culture bourgeoise avec le pouvoir d’oppression.
Mai 68 est en ce sens révélateur. Les artistes donateurs qui étaient en France à ce moment-là ont grandement participé aux événements au sein de l’Atelier Populaire des Beaux-arts. Les artistes étrangers, en particulier les Argentins, ont joué un rôle considérab le. Alejandro Marcos, qui avait pratiqué la sérigraphie en Argentine, aurait permis la création d’un atelier de sérigraphie pour imprimer les affiches qui avaient été, au préalable,décidées collectivement. « Avant cela, les peintres tiraient en lithographies. Ce n’était pas une cadence convenable », nous confie-t-il. Malgré leur dissolutionpar décret présidentiel en juin 1968 ,les mouvements d’extrême gauche, opposés aux communistes orthodoxes,se réorganisent et se multiplient. A partir de mai 1968, ils deviennent majoritaires au comité du Salon de la Jeune Peinture. Sur fond de théories néo -marxistes, s’enclenche alors une dénonciation systématique de ce qui lie les appareils répressifs et les appareils culturels ; les manifestations les plus significat ives sont sans nul doute les expositions du Salon de 1969 et 1970 sur le thème Police et culture . On retrouve également certains artistes donateurs –Ivan Messac, Ernest Pignon-Ernest, Julio Le Parc et bien d’autres –dans des luttes sociales comme celle menée pour obtenir un régime propre de sécurité sociale dépendant de la Maison des artistes, qui sera obtenu en 1974.
La participation des artistes étrangers aux luttes sociales spécifiquement françaises – alors qu’ils ne peuvent pas profiter directement des avantages acquis en cas de victoire et que ces actions peuvent leur être extrêmement préjudiciables–témoigne d’ailleurs d’une autre forme de solidarité. Si le don théorisé par Marcel Mauss entraîne inévitablement un « contredon » respectant le schéma « donner-recevoir-rendre » –inévitable pour la persistance du lien social –, nous pouvons émettre l’hypothèse que les artistes étrangers se soient sentis redevables, bien que de manière inconsciente, de la solidarité que leur avaient préalablement portée les artistes français. Cette solidarité à double sens et à toutes les échelles est sans nul doute garante de la cohésion dans l’action des artistes-militants, quelles que soient leurs rivalités politiques.
Le Musée International de la Résistance Salvador Allend
Une implantation mondiale
La Guerre froide et les idéologies qui l’accompagnaient ont favorisé l’émergence d’identités collectives à travers le monde. Dès les années 1960, notamment à partir de la guerre au Vietnam,d’importants réseaux de solidaritéinternationaux se sont mis en place afin desoutenir le combat des peuples pour leur autodéterminationet faire respecter les clauses de la Charte des Nations Unies signée à San Francisco , le 26 juin 1945. Si les conflits postcoloniaux qui ont jalonnéla Guerre froide témoignent des attaques faites à l’encontre du droit international – de la part des États-Unis en ce qui nous concerne –, ces mouvements transnationaux de solidarité sont une manière d’adapter la résistance à ce type inédit de conflit à l’échelle globale. Collecte de fonds, soutiens idéologiques, informations, telles sont les « armes » qu’utilisent ces mouvements pour infléchir les relations diplomatiques au niveau mondial. Or, si ces réseaux ont été facilités par des organisations internationales débordant les clivages Est-Ouest, telles que l’Organisation Internationale du Travail (OIT) , nous pouvons nous interroger sur les facteurs et les acteurs qui ont favorisé l’implantation du MIRSAdans de nombreux pays du monde. Si le projet de ce musée de l’exil réinvente lesmanifestations de solidaritéinternationale par la constitution d’une collection d’arts plastiques en hommage au peuple chilien en lutte, quelle serait la place des artistes dans la constitution et le fonctionnement des comités du MIRSA ?
Notre objet d’étude pose la nécessité de sortir du cadre traditionnel des histoires nationales, de changer d’échelle historiographique, pour saisir danssa complexité l’histoire de ce « musée en exil ». Noustenterons ici d’amener des pistes de réflexion –en vue d’un travail ultérieur – sur la place de cette institution dans une internationalisation de l’art prenant le contrepied de la globalisation cult urelle et économique nord-américaine qui se joue à ce moment-là. Les questions que nous posons tout au long de cette partie sont nées de la lecture d’un document – un e lettre écrite par le secrétariat du musée – qui nous apporte quelques informations concernant les différents comités du MIRSA. Après avoir émis des hypothèses concernantl’implantation internationale du MIRSA à l’aune des déplacements des artistes dans les années 1950 à 1970 ; nous nous interrogerons sur une éventuelle corrélation entre les lieux de destination de l’exil chilien, et l’implantation des comités du MIRSA dans le monde. Enfin, nous verrons en quoi ce musée a été une source d’inspiration pour d’autres initiatives de solidarité artistique internationale.
|
Table des matières
REMERCIEMENTS
AVANT-PROPOS
TABLE DES ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION
Partie I : Le Musée de la Solidarité Salvador Allende, ou l’Histoire d’un Musée unique au monde
1. Les trois étapes du Musée de la Solidarité Salvador Allende de l’Unité Populaire à nos jours
1.1. Le Musée de la Solidarité (1971-1973)
1.2. Le Musée International de la Résistance Salvador Allende (1975-1991)
1.3. Le Musée de la Solidarité Salvador Allende (de 1991 à nos jours)
2. Le MIRSA en France, un fonctionnement chaotique ?
2.1. Une organisation anarchique
2.2. Les lieux d’exposition et leur rapport au politique
2.3. L’exposition du MIRSA au Centre Georges Pompidou, septembre 1983
Partie 2 : De la fonction critique de l’art. Les artistes et les œuvres de la collection française du MIRSA
1. Les œuvres figuratives de la collection française du MIRSA
1.1. Une figuration à l’épreuve de l’hégémonie culturelle nord-américaine
1.2. Les Imaginaires de la Résistance dans la collection française du MIRSA
2. Les œuvres abstraites de la collection
2.1. L’abstraction cinétique, vers un nouveau rapport à l’art
2.2. Les œuvres abstraites lyriques et informelles
2.3. L’engagement des artistes abstraits par l’acte de donation
3. Des artistes « militants » ?
3.1. À bâbord ! Des convictions au service de la solidarité
3.2. Aux arts ! Les combats des artistes
Partie 3 : Le Musée Internationale de la Résistance Salvador Allende. Une implantation mondiale
1. La circulation des artistes donateurs
1.1. Du déplacement volontaire à la migration subie des artistes vers Paris
1.2. Des artistes mobiles ?
2. Exil chilien et implantation mondiale du MIRSA : une corrélation ?
2.1. L’accueil des exilés chiliens en France
2.2. Organiser la résistance en exil
2.3. Exil chilien et pays d’implantation du MIRSA : une histoire de politique ?
3. Le MIRSA, une source d’inspiration
3.1. Le Musée de la Solidarité pour la Palestine
3.2. Le Musée de la Solidarité pour le Nicaragua
3.3. L’exposition “Art contre/against Apartheidˮ
3.4. Vers un nouveau type de musée ?
CONCLUSION
Télécharger le rapport complet