Le Moyen Age et l’Histoire

Le Moyen Age et l’Histoire

  Pour qui y porte un regard occasionnel et peu intéressé, le Moyen Age est l’époque la plus sombre de la civilisation occidentale : le Moyen Age a longtemps souffert d’un dédain constant et injustifié. D’ailleurs, comme Bernard Guenée le rappelait dans un ouvrage désormais classique, « le Moyen Age est né du mépris ». D’une part, au détriment de toute rigueur scientifique, deux mots suffisent pour qualifier une période longue de mille ans- et la distinction entre Haut et Bas Moyen Age ne résout pas le problème- comme si, par exemple, les VIIIème et XVème siècles étaient comparables. D’autre part, l’étude de la terminologie que nous employons stigmatise bien ce mépris. Ainsi, très rapidement, sont apparus des termes pour le moins ambigus, voire bâtards : media tempestas (depuis 1 469), media antiquitas (depuis 1 494), medium tempus (depuis 1 531), saeculum medium (en 1 596), media aetas (en 1 551) et, enfin, medium aevum (en 1 596)2. Le Moyen Age serait donc une parenthèse, une période longue, certes, de mille ans, mais à oublier, comparée aux splendeurs de l’Antiquité et de la Renaissance. Ce serait une période creuse, une ère vidée de tout repère, puisqu’elle ne se situe pas par rapport à elle-même, mais en fonction des deux pôles qui l’entourent. En définitive, et cela nous ramène à notre travail, le Moyen Age serait un Temps sans histoire propre, sans Histoire tout court, ce qui revient à négliger voire à mépriser l’influence notable d’auteurs tels que Pétrarque ou Dante dans la littérature occidentale, sans qui la Renaissance n’aurait pu voir le jour. Nous ne pouvons nous satisfaire de cette vision réductrice du Moyen Age. Ce n’est pas- pourquoi le nier ?- sans un certain engouement que nous allons analyser les liens très étroits qui se tissent entre l’Histoire et la littérature. De cette union entre deux genres bien distincts, naissent et se développent des relations particulières. Pour notre part, nous croyons que l’Histoire fait partie de la littérature et que les Chroniques peuvent être lues et étudiées en tant qu’œuvres littéraires à part entière. Notre propos n’est pas de dire que le littéraire, c’est-à-dire le seul souci d’écriture, prime sur l’historique ou d’affirmer que toute Chronique est une œuvre littéraire, mais de constater que, chez les deux auteurs qui nous intéressent, la part du littéraire est grande. Il est donc, ici, question de l’écriture et de l’agencement des événements et, surtout, d’estimer leurs conséquences sur le récit. Toute Chronique est œuvre de propagande, le soin porté à sa rédaction sert l’intention de l’auteur car ce dernier met ses qualités littéraires au service de l’Histoire. Il lui faut donc faire preuve à la fois d’érudition et de sensibilité face au texte. Les rapports entre discours littéraire et discours historique ont souvent donné matière à réflexion : les pages qui suivent ont pour but d’en rappeler les grandes lignes.

La Poétique d’Aristote

   Dans sa Poétique, Aristote fut le premier à opérer une distinction entre Littérature et Histoire. Pour lui : « De ce qui a été dit résulte clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité. En effet, la différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers ou l’autre en prose (on pourrait mettre l’œuvre d’Hérodote en vers, et elle n’en serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose) ; mais elle vient de ce fait que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi l’on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier. Le général, c’est telle ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité ; c’est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue des noms aux personnages. Le particulier, c’est ce qu’a fait Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé. » A en croire le philosophe, face à un texte littéraire, parler de faits réels ou fictifs, n’a pas de sens. Il est préférable de parler de faits vraisemblables . De plus, Aristote enseigne qu’il vaut mieux emprunter l’action de la tragédie à l’Histoire puisque celle-ci « est garante de la vraisemblance des faits présentés ». Mais, même dans ce cas, le poète n’en reste pas moins créateur car, après avoir porté son choix sur tel ou tel événement réel, il le recrée comme étant vraisemblable et possible. La poésie se distingue ainsi de l’histoire : celle-ci raconte ce qui est arrivé alors que la poésie se contente de représenter ce qui pourrait se produire. D’ailleurs, quand elle prend pour thème ce qui est advenu, elle le présente comme pouvant arriver toujours de nouveau. De cette manière, la poésie atteint par là l’universel et devient comme l’affirme Aristote, « plus philosophique que l’histoire ».

Enjeux des deux Chroniques

   L’adjectif tragique semble le mieux caractériser le XIVème siècle castillan et catalan comme d’ailleurs le XIVème siècle européen en son entier. A la terrible épidémie de peste noire de 1 348- à laquelle succombe Eléonore, l’une des épouses de Pierre III17- s’ajoute un climat politique délétère dans les deux Couronnes. La Castille est gouvernée par Pierre Ier, dit le Cruel, dont beaucoup désireraient la chute- le premier, son demi-frère Henri de Transtamare, le futur Henri II- et le royaume d’Aragon est également secoué par les luttes de pouvoir, le conflit contre la Unió en étant l’illustration : l’infant Jacques, frère de Pierre III, profite de la crise dynastique qui se profile- le roi n’a pas de fils et souhaite, qu’en cas de décès, sa fille aînée, Constance, lui succède- pour faire valoir ses droits à la succession du Cérémonieux et réunit les nobles aragonais et valenciens dans une même coalition. De cette manière, les deux royaumes se trouvent dans une phase critique de leur Histoire. C’est dans ce véritable tournant que se placent la Chronique de Pierre Ier, écrite par Pero López de Ayala18, et la Chronique de Pierre III, supposément rédigée par ce dernier. Le problème que posent unanimement les deux œuvres est le suivant : dans des conditions particulièrement troublées, comment écrire l’Histoire de ces deux règnes ?  Rimado de Palacio19 étant là pour le rappeler, et parfait connaisseur de Tite-Livela tâche est pour le moins difficile puisqu’il a la charge de revenir sur les années de règne d’un roi maudit au moment où l’auteur écrit sa Chronique et que d’aucuns aimeraient oublier20. Il convient, pour l’auteur, de trouver un juste équilibre pour résoudre ce problème : quel rôle faut-il attribuer au roi ? Faut-il effacer complètement son existence, mais, dans cette hypothèse, comment combler les dix-neuf années de règne du souverain ? Cependant, laisser délibérément de côté Pierre Ier présenterait l’inconvénient de discréditer non seulement tout le travail d’Ayala, mais aussi le genre chronistique comme Alphonse X l’avait auparavant défini, c’est-à-dire sans interrompre la succession des rois. Ce n’est qu’en 1 388, avec le traité de Bayonne signé conjointement par la Castille et l’Angleterre, traité dont l’une des clauses stipule le mariage du futur Henri III avec Catherine de Lancastre, petite-fille de Pierre Ier, que la légitimité de l’existence d’une Chronique de Pierre Ier ne sera plus sujette à discussion. Ainsi, l’idée de Pero López de Ayala est de donner l’impression d’une fin de règne arrivée naturellement à son terme et de sous-entendre que Henri II, malgré son crime, est arrivé tout aussi naturellement au pouvoir. Les événements survenus durant le règne de Pierre III ne sont pas aussi tragiques que ceux qui ont émaillé celui de son homologue castillan, ce qui ne signifie pas qu’aucune crise n’a secoué les cinquante et une années de pouvoir du roi Cérémonieux. En revanche, à la différence des rois de Castille, Pierre III, tout comme Jacques Ier avec lequel, nous le verrons, il partage de nombreux points communs, se charge lui-même- nous reviendrons plus tard sur cette question- de rédiger la Chronique de son règne. « Ecrire l’Histoire n’est pas un plaisir »23 et, aussi bien pour Pero López de Ayala que pour Pierre III, la tâche est difficile à mener. D’une part, nous savons qu’au Moyen Age le passé prend toujours le dessus par rapport au présent, dans le sens où c’est bien le passé qui permet de justifier le présent, l’Histoire acquérant alors une dimension politique et propagandistique évidente24. Ceci a pour vertu de rendre ce passé, à la fois, exemplaire et obsédant. D’autre part, il faut, pour écrire l’Histoire- et pour tout chroniqueur- savoir faire preuve de recul par rapport aux faits énoncés, surtout lorsque ces faits sont dramatiques. Ecrire l’Histoire, pour Ayala, permet d’expliquer les raisons qui ont entraîné la chute du roi et l’avènement d’un autre souverain, tout en restant dans une logique de continuité, alors que, pour Pierre III, l’acte constitue un excellent moyen de se justifier aux yeux des autres et aux siens. L’Histoire et ses acteurs deviennent arguments littéraires.

Une plume oppressée : Pierre III et les fantômes du passé (Mythologie I)

   Lorsque nous employons le terme mythologie, nous faisons référence à ce que Roland Barthes écrivait dans un ouvrage aujourd’hui célèbre. Face à la difficulté- pour ne pas dire la gageure- de donner une définition satisfaisante de ce que peut être et représenter le style d’un écrivain, ce mot rassemblant en lui toute l’histoire personnelle de l’auteur et toute sa sensibilité- en un sens, l’être tout entier- il écrivait : « La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l’écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s’installent une fois pour toutes les grands termes verbaux de son existence. (…) Le style (…) n’a qu’une dimension verticale, il plonge dans le souvenir clos de la personne, il compose son opacité à partir d’une certaine expérience de la matière ; le style n’est jamais que métaphore, c’est-à-dire équation entre l’intention littéraire et la structure charnelle de l’auteur. (…) Son secret est un souvenir enfermé dans le corps de l’écrivain. » Cette citation de Roland Barthes permet de mettre sur le même plan style de l’écrivain- dans notre cas, du chroniqueur- et histoire secrète- mythologie- de l’auteur. Il y aurait donc, en chaque écrivain, la mise en place d’une étape préopératoire : lorsqu’il s’apprête à saisir sa plume et à ne rédiger ne serait-ce que quelques mots, l’écrivain convoque sa syntaxe afin de composer son œuvre comme il convoquerait ses souvenirs. L’encre serait un lointain parent du sang coulant dans les veines de l’auteur. Le style est ainsi intimement lié à l’histoire personnelle de l’auteur. Roland Barthes est notre contemporain et sa définition du style ne s’applique pas forcément à un texte médiéval. Paul Zumthor doute du sens qu’il faut attribuer à ce terme quand on l’emploie pour l’étude d’une œuvre du Moyen Age27. Tout comme Barthes, Zumthor évoque, lui-aussi, la notion d’ « intériorité »28. Quelle que soit l’époque, le style est affaire de sensibilité car il plonge dans le plus profond de l’Homme. L’éducation, l’histoire personnelle de l’auteur ou celle partagée avec la collectivité forgent son style. En d’autres termes, l’acte d’écriture dévoile l’intimité de la personne. Nous n’allons pas, ici, tenter de définir à gros traits et de cerner, à partir des lignes laissées par Pierre III, la personnalité du souverain. Nous pensons que ce travail, du fait de sa subjectivité, serait fort contestable. De plus, l’étude de la personnalité de Pierre III a déjà été très bien effectuée précédemment, en Catalogne, et nous y renvoyons le lecteur. Ce qui, en réalité, retient notre attention concerne la relation qu’entretenait le souverain avec le livre, avec l’Histoire et avec le livre d’Histoire. C’est, en effet, ici que se situent les bases du fondement de la « mythologie personnelle et secrète » de Pierre III.

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Table des matières

Introduction
Première partie : Approche contextuelle des deux œuvres et étude de leurs prologues
1. Le Moyen Age et l’Histoire
2. Histoire et Littérature ; La Poétique d’Aristote
3. Enjeux des deux Chroniques
4. Remarques sur la forme et les contenus des deux Chroniques Une plume oppressée : Pierre III et les fantômes du passé (Mythologie I), Genèse de l’œuvre La Chronique de Pierre III et son contexte ; Des Chroniques sous influence… qui influencent ; Une plume contrainte: Pero López de Ayala (Mythologie II),  Le modèle alphonsin et la Chronique de Pero López de Ayala.
5. Définition du discours historique ; Pero López de Ayala ou l’écriture des trois vertus de l’Histoire : la vertu pédagogique ; L’inscription dans le Temps ; La définition d’un projet centré sur le Vrai; Le legs et le miroir; Tout vient de Dieu, tout revient à Dieu ; La vie-modèle : le thème du miroir ; Un discours autobiographique ?
Deuxième partie : Les chroniqueurs face à leurs textes
1. Le chroniqueur- grand horloger ; Les coulisses de Clio : l’écriture de l’Histoire comme jeu de marionnettes ; Distinction des personnages ; Les personnages royaux; Un premier cas particulier : Pierre III ; Les personnages nobles ; Un deuxième cas particulier: Ayala vu par lui-même.
2. Le grand horloger au sein de son univers ; Les rouages simples et complexes de l’horloge ; Une stratégie d’écriture fondée sur l’omniprésence de la voix.
3. Je est un autre : des voix des narrateurs ; Remarques sur la présence pronominale des narrateurs dans le texte ; Le cas de la Chronique d’Ayala ; Des valeurs de la première personne du pluriel; Une pluralité de personnes grammaticales.
4. Variations sur le thème du miroir dans la Chronique de Pierre III; Le reflet : Pierre III² ; La quête de l’image : l’image rêvée, l’image réelle, l’image à conserver ; Une image au triple reflet ; Tentative d’esquisse du portrait du prince idéal ; Rex imago dei/ Christus rex ; Influence de la lecture du Nouveau Testament sur la rédaction de la Chronique de Pierre III ; Un roi pétri de vertus chrétiennes ; Du bon gouvernement du royaume ou l’image du bon roi : le règne de la paix ; Pierre III et les quatre vertus cardinales ; Aboutissement de la quête : l’image à conserver.
5. Quelques marques de subjectivité ; Le don d’ubiquité ; Maîtrise des sens et scission du je ; Un paradoxe : le chroniqueur absent des faits racontés ; De l’emploi des verbes d’écoute ; Deux types d’écoute : l’écoute passive et l’écoute active ; Le non-dit : le je fragile de Pierre III ; Ayala et le désir de tout dévoiler ; Le désaccord ; Le désaccord avoué ; L’opinion publique ; Le constat à déchiffrer ; L’arbitrage divin; Le cas des lettres; La lettre de Gutier Ferrandez ; L’apologue : la première lettre du maure Benahatin ; La prophétie : la deuxième lettre du maure Benahatin ; Conclusion ; Soi-même comme un autre : de la multiplicité du je/nous.
6. Le discours des narrateurs; L’organisation du discours dans la Chronique de Pierre III ; Le thème de la modestie dans le prologue ; Le corps du discours : première configuration; La formulation introductive ; Narratio, argumentatio et refutatio ; Caractéristiques de l’épilogue ; Le corps du discours : deuxième configuration ; Du syllogisme politique; Logique du discours; L’organisation du discours dans la Chronique de Pierre Ier ; Pré-incipit et incipit ; Le corps du discours ; Le discours sur les femmes ; Un discours entre la peur et l’effroi ; Les femmes et le jeu de la vérité; Le crime de sang ; La mort violente et ses visages ; L’injuste crime ; La mort odieuse ; La mort du roi; La guerre contre la Couronne d’Aragon ; Une injuste guerre; Le règne de la guerre ; La remise en cause du principe de fraternité chrétienne ; Henri II sous la plume du chancelier Ayala ; L’explicit.
7. L’exécution du discours ; Remarques sur l’emploi des temps verbaux ; Une question de rythme : combinaisons et configurations. Les syntagmes binaires ; Les syntagmes ternaires ; Quelques tics de discours ; Indices d’oralité ; La théorie du monde inversé : le possible et l’impossible.
8. Figures du discours ; L’humour : du rire au sarcasme ; Les pleurs et la pitié; Infidélité et fidélité à l’esprit de la lettre.
Troisième partie : Les personnages et leur(s) discours
1. Identité des personnages ; Les personnages et leur statut ; Définition et non-définition des personnages : cas de définition; Cas de non-définition ; Une particularité : le personnage muet ; Le cas du maure ; Le cas du juif ; Portraits croisés.
2. La narration dans la narration : le discours des personnages; La parole et ses conditions : l’invitation à la prise de parole ; Une règle d’or : le silence; Classifications ; La parole du roi : Pierre III face à son Conseil ; Pardon et colère chez Pierre III ; La parole de Pierre Ier ; Récits de paroles des personnages (I) : l’expression de l’opinion; Récits de paroles des personnages (II) : l’allégeance ou la rupture du lien vassalique ; Récits de paroles des personnages (III) : le refus ; Récits de paroles des personnages (IV) : l’explication ; Récits de paroles des personnages (V) : la parole partagée.
3. Le corps, la voix et le regard ; Le corps et la désapprobation ; L’affirmation du dialogue par le corps ; La réconciliation par le corps ; La voix : de la peur à la colère ; L’expression de la solennité : de la voix au corps ; Le jeu du regard ; Le corps torturé et le corps sans vie chez Pero López de Ayala ; Le corps vu comme l’expression d’une relation de force.
Conclusion.
Liste des abréviations.
Bibliographie

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