Fréquemment employé, à l’écrit comme à l’oral et dans tous les sociolectes, etc. est un objet linguistique très particulier. On le trouve à la suite d’une citation, d’un discours rapporté ou du début d’un refrain déjà noté dans le cotexte. Il représente alors une interruption du texte premier et réfère à ce qui en constitue la suite. Mais il sert aussi fréquemment à mettre fin à une énumération tout en la présentant comme incomplète.
Aucune étude systématique, dans le domaine de la linguistique française, n’a porté spécifiquement sur le etc. La définition même de cet objet pose problème : en latin, c’est une locution formée de deux mots, et et cetera. Mais en français, nous parlerons de morphème car aucun des deux mots de la locution latine n’est présent tel quel dans notre langue. Le coordonnant n’est pas prononcé de la même façon en latin [ɛt] et en français [e]. Il est suivi du terme cetera qui n’est pas entré dans le système de langue français. La plupart des dictionnaires classent le etc. dans la catégorie « locution adverbiale ». Outre que et cetera n’a rien d’adverbial, ni en latin ni en français, il ne s’agit ni d’une locution ni d’un lexème car les deux mots ne sont agglomérés qu’à l’écrit et seulement dans la graphie etc. Mais c’est un morphème , terme désignant « le plus petit élément significatif individualisé dans un énoncé », malgré ses huit phonèmes, liés aux deux lexèmes latins.
Les deux emplois principaux de cet objet linguistique sont très présents dans les discours populaires contemporains. Une des occurrences les plus connues souligne l’interruption d’un texte familier à de nombreux locuteurs français. Elle se situe dans le titre d’une chanson de Serge Gainsbourg, « Aux armes, et cætera », qui ne conserve du refrain de La Marseillaise que les deux premiers mots suivis de etc. Autant que le rythme syncopé, la mélodie reggae et l’interprétation chorale de femmes non francophones, le « et cætera » constitue un élément fondamental d’une réécriture provocatrice assumée. Pourtant l’interruption marque paradoxalement une fidélité absolue , littérale, au texte initial . En effet, dans le manuscrit original de Rouget de Lisle, après le deuxième couplet, le refrain est abrégé ainsi : « Aux armes, citoyens ! &câ ». Il a inspiré son titre à la chanson de Gainsbourg qui a suscité des réactions violentes, invitant à s’interroger les effets du morphème etc.
S’il est fréquent dans tous les types de discours populaires, il est aussi un outil pragmatique exploité par les publicitaires qui jouent de la pratique de l’énumération présentée comme incomplète. Au mois de décembre 2012, les publicités de la marque de vêtements Comptoir des cotonniers se composaient d’une photographie et du slogan : « Madame, Mademoiselle, etc. ». La marque ne proposant que des vêtements féminins, il n’était pas question de renvoyer au troisième appellatif usuellement relié aux deux premiers : Monsieur. Le prolongement de l’énumération sous-entendu par le etc. permet de briser l’alternative entre les deux appellatifs socialement marqués renvoyant à des individus de sexe féminin. Le récepteur du slogan est alors invité à réfléchir sur l’alternative imposée aux femmes, alors même que le terme Mademoiselle est en passe de disparaître officiellement . Si le etc. souligne la référence à un débat actuel, il permet aussi de maintenir une distance ironique en faisant sourire.
Ces deux exemples témoignent des multiples possibilités interprétatives du morphème etc. Ils montrent aussi que les deux emplois principaux, à la suite d’un discours cité ou d’une énumération, peuvent aussi être combinés. Les implications sémantico-référentielles du morphème en font un observable linguistique important qui influe sur le contenu illocutoire du message, quel qu’il soit.
La pluralité des graphies constatées témoigne également de l’originalité du morphème : si le manuscrit de la Marseillaise comportait la graphie « &câ », la première édition du texte présente une abréviation différente. Les premiers mots du refrain sont suivis de l’abréviation &Co : « Aux armes, citoyens ! &Co ». Les graphies abrégées, &c.â , &Co, &c. ont aujourd’hui disparu au profit de la graphie etc. et le coordonnant n’est plus guère noté &, dit esperluète. Mais lorsque le morphème est noté sans abréviation, en conformité avec sa prononciation, trois transcriptions entrent en concurrence : et cetera, et caetera, et cœtera. Il est rare qu’un morphème d’usage courant possède trois écritures différentes. Si les normes orthographiques autorisent, pour certains termes, deux graphies concurrentes, la possibilité pour un lecteur d’en rencontrer trois est tout à fait inhabituelle et pèse sur l’effet produit par ce morphème. Les diphtongues « æ » et « œ » accentuent l’étrangeté du terme et sa perception comme un xénisme alors que le latin classique ne présente pas d’usage attesté de telles diphtongues pour le mot cetera. De plus, elles accroissent la distance entre la prononciation [ɛtsetera] et la graphie : les diphtongues [ae] et [oe] n’existent pas en français car leur réalisation phonétique est simplement [e]. Les réfections graphiques tardives ne correspondent à aucune réalité ni de la langue latine ni de la langue française. Elles n’apportent aucun changement phonétique et ne respectent pas la graphie latine mais créent un effet savant.
Les précédentes occurrences sont issues d’une chanson et d’une publicité : il aurait aussi été possible et pertinent d’interroger les usages du morphème dans la langue parlée ou dans le langage journalistique, administratif… Cependant, c’est sur un corpus exclusivement littéraire que porteront les analyses des emplois de etc. Son usage dans un discours qui est représentation révèle un certain rapport aux autres discours. Ce choix permet d’aller à l’encontre de l’idée selon laquelle etc. serait « a-littéraire », ce qui repose sur une vision sacralisée du discours littéraire postulant qu’il forme un tout, une unité irréductible. L’unité parfaite et close de l’œuvre ainsi conçue exclut les expressions telles que etc. parce qu’elles ont l’inconvénient de représenter une interruption, une abréviation voire une dévalorisation de ce qui les précède. En effet, perçu comme un signe de désinvolture ou de négligence, etc. apparaît parfois comme un élément déroutant dans un discours présenté comme soigné : le langage universitaire, celui de la recherche, a tendance à décourager, surtout à l’écrit, l’emploi de ce morphème, soupçonné de nuire à l’exhaustivité du propos. L’effet d’ellipse semble suggérer la désinvolture ou l’impuissance du scripteur. D’autre part, une certaine vision de l’écrivain impliquerait l’évitement de ce marqueur d’interruption, signe à la fois d’une imprécision et d’une relativisation de ce qui est écrit par rapport à ce qui aurait pu être écrit. Le caractère définitif de l’œuvre, sa clôture, dans laquelle tout fait sens, serait remis en question par un etc. indigne d’y figurer.
La base Frantext présente 42 793 occurrences de etc. Décrite comme « à dominante littéraire », elle réunit de nombreux textes philosophiques, techniques et littéraires du Xème siècle à nos jours. La fréquence des etc. appartenant à des textes littéraires permet d’affirmer que ce morphème appartient de plein droit à la langue de la littérature. Contrairement à d’autres expressions latines, etc. n’est pas utilisé en priorité par la langue du droit, de la théologie, de la rhétorique ou d’autres disciplines.
Nombreux sont les auteurs qui font un usage fréquent et répété du morphème etc. Grâce à la base Frantext, il est aisé d’en identifier quelques-uns : Voltaire et Chateaubriand l’utilisent plus abondamment et à une fréquence plus élevée que Diderot ou Balzac pour un volume textuel moindre. Pascal fait partie des auteurs qui en auraient employé le plus grand nombre mais il faut relativiser ces données et tenir compte du genre des textes et du nombre d’écrits non répertoriés dans la base. Notre corpus se compose de certains ouvrages de Stendhal. Le choix de cet auteur ne repose pas sur des critères quantitatifs bien qu’il soit l’un des plus grands utilisateurs de etc. selon la base Frantext qui ne répertorie que douze de ses textes et le volume de ses œuvres n’est pas comparable à celui des écrits d’un Hugo ou d’un Balzac.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. Etc., cet étrange objet linguistique
2. Etc. comme objet littéraire
3. Etc. chez Stendhal
4. La question du corpus
PREMIÈRE PARTIE : HISTOIRE DE ETC.
1.1 Etc. : origines et emplois
1.1.1 Et cetera en latin : deux unités autonomes
1.1.2 Du latin au français : un passage progressif
1.2 Evolution morphologique
1.2.1 Définition du figement de etc.
1.2.2 Les apports de la théorie de la grammaticalisation
1.2.2.1 Problèmes théoriques de l’analyse des processus de grammaticalisation
1.2.2.2 Dans etc., y a-t-il eu grammaticalisation du second élément figé ?
1.2.2.3 Quels critères pour évaluer le figement de etc. ?
1.2.2.4 Morphologie et définition du figement : autonomie, cohésion et sémantique
1.2.2.5 Changements sémantiques à l’origine d’un changement linguistique
1.2.2.6 Les deux emplois principaux : sémantique et pragmatique
1.3 Propriétés de et et de cetera : un coordonnant suivi d’un pseudo-anaphorique
1.3.1 Le et de etc. est-il toujours un coordonnant ?
1.3.2 L’adjectif substantivé cetera : un pseudo-anaphorique
1.4 Réalisations de etc. en français : évolutions graphiques et phonétiques
1.4.1 Figement et évolution phonétique
1.4.2 Graphie et « mot-fossile »
DEUXIÈME PARTIE ETC. :UNE PRATIQUE DE L’ÉNUMÉRATION
2.1 Les etc. phrastiques : l’effet d’ellipse au sein d’une énumération
2.1.1 Coordination
2.1.2 Inachèvement et interruption
2.1.3 Récupérabilité au niveau syntaxique
2.1.4 Récupérabilité au niveau sémantique
2.1.4.1 Le tout est nommé : énumérations appositives et appositions à des énumérations
2.1.4.2 Le tout n’est pas exprimé : quelle récupérabilité ?
2.1.5 Quelques principes de la série suivie de etc.
2.2 Logiques référentielles de l’énumération suivie de etc.
2.2.1 Logiques de l’énumération des éléments d’une totalité
2.2.1.1 La référence à une totalité liée à un savoir partagé
2.2.1.2 La référence à une totalité vue : une deixis du texte-guide
2.2.1.3 La référence intertextuelle : à une totalité déductible d’autres textes stendhaliens
2.2.1.4 La référence intratextuelle : à une totalité déductible d’autres passages de la même œuvre
2.2.2 Absence de tout, énumérations paradoxales, atypiques
2.2.2.1 L’énumération paradoxale : un élément en englobe-t-il un autre ou bien l’énumération n’auraitelle qu’un seul élément ?
2.2.2.2 L’énumération qui reprend après le etc.
2.3 Etc. après une énumération : classement des occurrences du corpus
2.3.1 Énumérations de syntagmes nominaux composés de noms propres
2.3.1.1 Énumérations de noms propres : sans détermination de tête
2.3.1.1.1 Les noms de personnes
2.3.1.1.2 Les titres d’œuvres
2.3.1.1.3 Les toponymes
2.3.1.2 Enumérations de noms propres avec déterminants définis
2.3.1.2.1 Noms propres avec déterminants définis singuliers
2.3.1.2.2 Noms propres avec déterminants définis pluriels
2.3.1.3 Noms propres avec déterminants indéfinis
2.3.1.3.1 Noms propres avec déterminants indéfinis singuliers
2.3.1.3.2 Noms propres avec déterminants indéfinis pluriels
2.3.1.4 Noms propres : déterminants définis et absence de déterminants
2.3.2 Énumérations de syntagmes nominaux composés de noms communs
2.3.2.1 Absence de déterminant : structures avec noms communs mis à la place de noms propres
2.3.2.2 Noms communs sans déterminant : configurations syntaxiques plus traditionnelles
2.3.2.2.1 Les noms communs en fonction attribut
2.3.2.2.2 Les syntagmes apposés comprenant des noms communs
CONCLUSION
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