Le travail qui suit résulte du constat d’une longue négligence de la morphologie dans la géographie urbaine française jusqu’à une période récente de retour aux formes . Délaissées par la Nouvelle Géographie, les études morphologiques ont pâti de ce que Guy Baudelle caractérise d’un « manque d’effort de théorisation qui leur a valu une image quelque peu passéiste, sinon un statut médiocre ».
On a donc pris le parti de s’intéresser aux formes urbaines, à la construction matérielle, physique de la ville, à ses transformations successives. On se place a priori dans une double optique : d’une part, dans une optique cognitive, afin de contribuer à une meilleurs connaissance de la ville, d’autre part, dans une optique décisionnelle et opératoire, en essayant, selon les mots de l’urbaniste Bernardo Secchi, de comprendre les possibilités évolutives de formes urbaines produites dans un passé plus ou moins distant. Depuis une quinzaine d’années, le terme de forme urbaine est largement utilisé, notamment par les décideurs et les urbanistes qui semblent ainsi minimiser la conception fonctionnaliste de l’espace urbain et en souligner l’importance des spécificités formelles. S’inscrivant dans une approche morphologique, on postule une certaine autonomie des formes et une logique intrinsèque de l’espace, qui rétroagit sur la société avec un décalage temporel. Ce parti pris peut susciter la critique du « fétichisme de l’espace », de l’occultation de sa dimension sociale. Pourtant, l’analyse morphologique implique la prise en compte de l’interaction spatiale et permet d’affirmer, avec Marcel Roncayolo, que la forme urbaine est « un terme qui ne recouvre pas entièrement le social et ne s’exclut pas de lui pour autant ».
PRESUPPOSES EPISTEMOLOGIQUES
Sur la notion de forme urbaine
Pour une étude de la configuration physique des villes
Forme géographique, forme urbaine
Afin d’ôter toute ambiguïté au terme de « forme », on reprendra les mises au point de Philippe Genestier ainsi que les distinctions et précisions mises en évidence par Guy Baudelle . Le terme de forme ne désigne ni « la simple disposition d’éléments sur un plan », ni les « formes théoriques » des modèles de structure des villes, ni « un type d’arrangement spatial élémentaire », ni même « la forme paysagère comme volume visible ». C’est ainsi que Genestier définit les formes urbaines comme « les conformations spatiales de la ville, dont l’analyse morphologique a dégagé les éléments (parcelle, immeuble, îlot, rue, place…) et leur système d’articulation (…), régulés par leur mode de production spécifique à son contexte social et historique ». Plus récemment, lors du colloque Géopoint 2004 organisé à Avignon par le groupe DUPONT sur « la forme en géographie », François Durand Dastès a défini la forme comme « quelque chose de différent de ce qui l’entoure et séparé par un bord ». Le géographe Olivier Orain insiste sur le caractère fondamentalement visible de la forme géographique qu’il définit comme « une unité visualisable discrétisée, portion d’espace distincte de son environnement par une bordure ».
On définira donc le terme de « forme » comme une configuration externe, visible. Mais cette configuration spatiale révèle aussi une organisation, une structure. En ce sens, la forme constitue aussi un produit social hérité. La géographie a longtemps été surtout une description de formes. C’est ainsi que la morphologie urbaine s’est longtemps cantonnée au recensement et à la description de phénomènes saisis dans leur apparence. Mais elle a également abordé la forme comme configuration et héritage structuré dès lors qu’elle s’est intéressée à l’analyse des processus de la genèse des formes. La morphologie urbaine peut donc être définie comme l’étude des formes urbaines et des processus qui contribuent à la formation et à la modification de la structure physique de la ville. Comme l’écrit Rémy Allain , « la forme n’est pas tout mais elle n’est pas négligeable. Elle est la manifestation visuelle et partielle du système urbain et aussi l’un de ses éléments les plus importants. L’inertie des formes urbaines, leur permanence relative, leur donne une autonomie qui oblige donc à dépasser un fonctionnalisme simplificateur ».
Or, force est de constater que l’étude des formes urbaines a été négligée en France, tout au moins d’un point de vue géographique, depuis une génération. Tout se passe comme si les formes avaient cessé de constituer une médiation vers une réalité géographique, le révélateur d’une organisation de l’espace. Les formes perdent alors leur rôle dans les études géographiques. Cette prise de conscience du danger de la perte d’intérêt de l’étude des formes constitue la raison d’être et l’une des conclusions du colloque Géopoint 2004 sur « la forme en géographie ». Selon Philippe Pinchemel qui y intervenait, le concept de forme n’est pas très bien reçu en géographie en raison de sa connotation vieillie. On note d’ailleurs le faible développement de la rubrique « forme » dans les différents dictionnaires de géographie, alors que les références à la forme sont nombreuses dans les dictionnaires d’urbanisme. Philippe Pinchemel affirme dès lors que « c’est par la morphologie urbaine qu’on assiste à la résurrection de la forme en géographie ». La morphologie urbaine française s’est timidement développée comme champ d’étude depuis les années 1970, mais de manière fragmentée, via des travaux de recherche ponctuels. Comme le souligne Michaël Darin , « La plupart du temps, les chercheurs concernés ne sont pas au courant des travaux des autres. Il s’agit d’un champ d’étude non hiérarchique que personne ne supervise. On ne peut donc pas parler d’une école française de morphologie urbaine ».
Partant de ce constat d’un relatif délaissement de la forme en géographie en France et de l’éclatement disciplinaire de la morphologie urbaine française, on ne s’étonnera pas de la faible diffusion du concept des fringe belts, qui pourrait même expliquer en retour le faible intérêt suscité en France par la morphologie urbaine, puisque quasiment pas théorique. On verra que le concept morphologique des fringe belts a connu une large diffusion, notamment outre Manche. Or, la littérature française n’en fait quasiment pas mention. En France, même les travaux peu nombreux de morphologie urbaine portant sur les mêmes objets que ceux abordés par la théorie des fringe belts n’y font pas allusion.
Les fringe belts, éléments de compréhension de l’évolution de la forme urbaine
La théorie des fringe belts se révèle en effet d’une réelle utilité pour analyser le processus de renouvellement morphologique des villes, y-compris dans les villes françaises, à partir de l’examen de la dynamique d’occupation sur les franges successives de l’espace urbain. Cette théorie élaborée par Michael Conzen, géographe allemand, met en évidence l’alternance de secteurs morphologiques denses et de zones peu denses dans le tissu urbain, les fringe belts, une fringe belt étant définie comme « une zone auréolaire issue de la stagnation temporaire ou de la très lente avancée de la frange urbaine. Les types d’occupation y sont très hétérogènes, la présence des différents composants étant la recherche d’une localisation périphérique ». L’idée se fonde donc sur le principe que le croissance urbaine n’est pas uniforme dans le temps et que les périodes de relative stagnation de la croissance urbaine sont marquantes d’un point de vue morphologique, puisque c’est au cours de ces périodes qu’un certain type d’occupation du sol est susceptible de « coloniser » les franges urbaines. Le modèle ensuite développé par le géographe britannique Jeremy Whitehand met la genèse de ces ceintures limitrophes en parallèle avec les cycles fonciers et immobiliers. En période de «boom » immobilier, la ville s’étend de manière dense (logements, bureaux…). En période de « creux » immobilier, apparaissent en bordure du tissu urbain les fringe belts, secteurs peu denses avec grandes parcelles et occupation de type institutionnel (établissements scolaires et universitaires, bâtiments administratifs, équipements sportifs, terrains et bâtiments militaires, parcs et espaces verts…). On peut dès lors analyser l’évolution de la croissance urbaine à travers l’analyse des processus de genèse, de modification ou de fossilisation de ces formes urbaines particulières.
La littérature française ne fait pourtant quasiment pas allusion à cette théorie demeurée relativement méconnue en France. Il est d’ailleurs révélateur de constater que le terme de fringe belts n’a été traduit en français pour la première fois qu’en 2003 par Michael Conzen , fils de M.R.G. Conzen, par « ceintures périphériques ». Dans son manuel de morphologie urbaine paru en 2004, Rémy Allain propose l’expression de « ceintures de frange urbaine ». On optera, au cours de ce travail, pour le terme de « ceintures limitrophes », dans la mesure où celles ci ont, pendant un temps, constitué une barrière contenant l’essentiel de l’agglomération morphologique. Comment, dès lors, rendre compte de la méconnaissance, pendant si longtemps, d’une théorie couramment utilisée dans le monde anglo-saxon ? On peut émettre plusieurs hypothèses. La théorie des fringe belts est peut-être une théorie historiquement datée, qui a fonctionné dans un contexte particulier mais qui ne fonctionne plus aujourd’hui. En outre, la théorie des fringe belts, principalement testée en Allemagne et en Grande Bretagne, n’est peut-être pas efficace ailleurs, dans des contexte urbains trop différents, d’où son absence de la littérature francophone. Ajoutons à cela que les théories de M.R.G Conzen, père de la théorie des fringe belts, ont connu un vif développement outre-Manche suite à l’émigration du géographe allemand diplômé de l’Institut Géographique de l’université de Berlin à la fin des années 1920 vers la Grande Bretagne en 1933 pour se soustraire au contexte politique de l’époque. A ce propos, J.W.R. Whitehand écrit que « l’histoire de la géographie urbaine britannique aurait sans aucun doute été très différente si M.R.G Conzen n’avait pas déménagé en Angleterre». La théorie des fringe belts, entre autres, n’aurait peut être pas connu de développement comparable si elle n’avait pas été “importée” par son auteur qui l’a enseignée dans plusieurs universités anglaises telles que celles de Manchester où il était chargé du cours de « town and country planning », ou bien en tant que planificateur à Cheshire. Ceci explique peut-être la faible diffusion et la méconnaissance de la théorie des fringe belts en France où, comme le souligne Gilles Montigny , « la géographie (…), n’a abordé que timidement et tardivement la ville ». Enfin, la Nouvelle Géographie française a peut-être délaissé un peu vite la morphologie urbaine, discipline jugée trop empirique et traditionnelle, se coupant, par là même, de théories pourtant stimulantes comme la théorie des fringe belts.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : DE L’ETUDE DES FORMES URBAINES AU MODELE DES FRINGE BELTS
CHAPITRE 1 : PRESUPPOSES EPISTEMOLOGIQUES
I- Sur la notion de forme urbaine
II- L’approche modélisatrice
CHAPITRE 2- LE MODELE DES FRINGE BELTS
I- De l’émergence d’un concept
II- Du concept au modèle
CHAPITRE 3- METHODOLOGIE
I- Le choix des exemples
II- Une nouvelle approche
DEUXIEME PARTIE : APPLICATION ET VALIDATION DU MODELE POUR LES VILLES FRANCAISES
CHAPITRE 4- UNE FORME RECURRENTE
I- Voyage au bout de la ville
II- Voyage aux temps de la ville
CHAPITRE 5- MECANISMES D’EMERGENCE DES CEINTURES LIMITROPHES
I- Permanence des lignes de fixation
II- Cycles immobilier et foncier
III- Le poids de la puissance publique
IV- Où Topoï et Chronos s’entrelacent volontiers
TROISIEME PARTIE : REINTERROGATION DU MODELE
CHAPITRE 6 : UN MODELE OBSOLETE ?
I- L’illusion d’optique
II- Des acquis éclairant d’autres perspectives modélisatrices
III- Recherche fondamentale versus action opérationnelle
CHAPITRE 7- UN MODELE ECLAIRANT LES ENJEUX D’AMENAGEMENT
I- De nouveaux enjeux urbanistiques
II- Enjeux théoriques et épistémologiques
CONCLUSION GENERALE
Bibliographie
Webographie