La scène se passe au cœur d’une nuit gabonaise. Pourtant, tout le monde ne dort pas. Au corps de garde, un homme est assis devant un miroir qu’il scrute d’un air concentré, les yeux étonnamment fixes. Il prend la parole et raconte des scènes étranges qu’il dit voir dans le miroir, apparitions fantastiques ou sombres histoires de familles. Il les raconte à d’autres hommes qui sont massés autour de lui et qui l’écoutent avec attention. Lors des récits, l’assemblée n’en finit pas de s’exclamer par des « base ! » (« vrai ! ») ou des « tenanè ! » (« c’est ça ! »). Il s’agit d’une initiation au Bwete. Ce travail a pour ambition de saisir ce qui se passe au cours de cette scène. Ou plus exactement de comprendre comment ces hommes en sont arrivés à occuper ces places, l’un derrière le miroir, les autres autour de lui.
Le Bwete et ses branches
Le Bwete est une société initiatique masculine, très certainement d’origine mitsogo ou gapinzi (groupe linguistique membe, dans la province de la Ngounié) mais répandue bien audelà, au moins dans toute la région du centre et du sud Gabon . “Société initiatique” est le terme le plus approprié car le Bwete repose sur une nette division entre profane (etema) et initié (banzi pour le grade minimal des novices), séparation qui s’articule autour du rôle fondamental du secret. Faire partie du Bwete exige des rites de passage au cours desquels le néophyte absorbe les racines hallucinogènes de l’arbuste eboga (Tabernanthe iboga) à des fins visionnaires . Seules les visions et leurs narrations valideront l’initiation. Le Bwetepossèdetoutefois plus de consistance qu’un simple rite de passage, puisque outre l’initiation, des cérémonies rassemblant les initiés ont lieu régulièrement. Il s’agit donc d’une véritable société initiatique. Le Bwete s’appuie sur le principe hiérarchique de la séniorité, transposé de la parenté lignagère vers la parenté initiatique : les aînés commandent les cadets. Il existe ainsi quelques grades initiatiques qui ne correspondent à aucune spécialisation fonctionnelle mais seulement à l’aînesse : le néophyte banzi, l’initié confirmé kombo, l’aîné nyima. Seul l’orateur povi désigne à la limite une véritable fonction. Enfin, la société initiatique est acéphale : chaquecommunauté initiatique est organisée de manière autonome au niveau duvillage ou du quartier, autour d’un corps de garde qui sert de temple, avec à satêteun pèreinitiateur ou un collège d’aînés – tous les initiés dépendant d’un même corps de garde n’habitant toutefois pas à demeure. Il n’existe aucune entité hiérarchique au-dessus de ces communautés locales .
La société initiatique se ramifie en diverses branches, selon la métaphore autochtone de l’arbre (getete) et de ses ramifications (mitabe). Sont également employées les images de la divergence des chemins nzea-a-Bwete ou des bras de rivière mivova. Cependant, par-delà leurs différences, toutes les branches font un usage similaire de l’eboga. L’eboga joue ainsiun rôle si important dans le Bwete qu’il en vient parfois à désigner par synecdoque l’ensemble de la société initiatique. Le Bwete regroupe ainsi toutes les communautés initiatiques qui emploient l’eboga . Le tronc ou les racines de l’arbre du Bwete, c’est le Disumba. Selon une autre métaphore, le Disumba est la mère de tous les autres Bwete qui sont ses enfants. Cette primauté est à la fois une antériorité historique et une prééminence hiérarchique. Le Bwete Disumba est une branche initiatique exclusivement masculine à fonction identitaire et d’orientation religieuse. Fonction identitaire car pour être un vrai homme, un garçondoit se faire initier à son adolescence (généralement entre 10 et 15 ans). Dans les villages où le Disumba est en vigueur, si un garçon reste profane, il ne pourra participer aux décisions collectives prises par la communauté masculine. Orientation religieuse car le Bwete reprend l’ancien culte des ancêtres – les reliques d’ancêtres jouant toujours un rôle de premier plan. De plus, les visions initiatiques concernent un voyage au pays des ancêtres où le novice fait finalement la rencontre d’un certain nombre d’entités mythiques. Et l’enseignement initiatique s’appuie sur un corpus de récits qui relatent la genèse depuis la création du monde jusqu’à l’histoiredes hommes. Il n’est ainsi pas absurde de conjecturer que le Bwete Disumba est né d’une extension du culte lignager des ancêtres sur lequel est venu se greffer l’usage visionnaire de l’eboga, mais aussi une complexité rituelle et un enseignement initiatique dont un simple culte des ancêtres peut habituellement fort bien se passer .
Le Ndea représente une seconde branche initiatique du Bwete, fort proche du Disumba. Excepté une thématique symbolique plus martiale qui renvoie à la guerre entre mitsogo et bakele, le Ndea est en tout point identique au Disumba avec lequel il est intimement couplé depuis déjà fort longtemps dans la plupart des villages mitsogo. La principale ramification latérale du Bwete est plutôt celle du Misoko. En effet, cette divergence ne correspond pas à une simple variation comme le Ndea, mais à une véritable spécialisation fonctionnelle : le Bwete Misoko a une vocation avant tout thérapeutique. D’une part, les initiés du Misoko sont des nganga (ou nganga-a-misoko), i.e. des devins-guérisseurs, ce que ne sont absolument pas les initiés du Disumba . D’autre part, l’initiation au Misoko répond elle-même à une nécessité thérapeutique plutôt que religieuse ou identitaire : on s’y fait initier suite à l’épreuve d’infortunes répétées. L’initiation est donc individuelle et circonstancielle, alors que celle du Disumba est collective et quasi-obligatoire. Et les visions concernent moins la rencontre d’entités mythiques que l’identification du sorcier à l’origine du mal. Cette distinction entre Disumba (vocation identitaire et religieuse) et Misoko (vocation thérapeutique) dans l’arborescence du Bwete est à mon sens la plus importante, car elle correspond à une ligne de démarcation et d’articulation du champ thérapeutico-religieux à l’intérieur d’une seule et même société initiatique.
État de la littérature ethnographique sur le Bwete
Le Bwete est loin d’être inconnu dans la littérature ethnographique. Depuis une quarantaine d’années, un certain nombre de travaux ont été consacrés à ce sujet par divers chercheurs. Sur le Bwete Disumba traditionnel du centre Gabon, les travaux de référence restent ceux d’Otto Gollnhofer et Roger Sillans chez les mitsogo. En 1967, R. Sillans soutient une thèse sur les récits initiatiques du Disumba, tandis qu’O. Gollnhofer soutient la sienne en 1973 sur les rites de passage de la même branche initiatique. Suivront une série éparse d’articles les plus souvent écrits en commun. Ces documents fournissent une masse dedonnées ethnographiques fort utiles. On peut seulement regretter l’étrangeté du vocabulaire etdu style d’analyse anthropologique des auteurs . Sur le Bwete Disumba, il faut encore citer la thèse d’ethnomusicologie de Pierre Sallée consacrée à l’arc musical et la harpe (1985). Un article de Stanislaw Swiderski (1965) sur le Disumba des gapinzi (aussi appelésapindji), cousins et voisins des mitsogo, vient compléter le dossier ethnographique du Bwete traditionnel. Mais, après ce bref article, la suite des travauxde S. Swiderski concernentuniquement le Bwiti des fang du nord-Gabon.
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Table des matières
Introduction
1. Le Bwete et ses branches
2. État de la littérature ethnographique sur le Bwete
3. Objet et terrain : une logique rituelle
4. Problématique et plan
5. L’implication ethnographique
Première partie : de banzi à nganga
I. Le chemin de l’infortune : avant l’initiation
1. Le chemin de l’infortune
2. La consultation du nganga-a-misoko
II. L’initiation : la manducation d’eboga
1. Phase préliminaire en forêt
2. Dispositif initiatique
3. Typologie des visions
4. Interactions et activation
5. Acquiescement rituel et vérité visionnaire
6. Cohérence et scénario visionnaire
7. Guérison initiatique ?
8. Dispositif ambigu, sujet complexe : l’identité initiatique
III. Une nuit de Bwete : l’organisation rituelle
IV. Edika et son double
1. Edika
2. Tsombi
3. Interdits initiatiques
V. Motoba ou la parole du Bwete
1. La veillée rituelle de motoba
2. Motoba, vigile nocturne
3. Motoba, génie loquace
4. La parole corporelle de motoba
5. Les médiateurs de la personne : fétiches et médicaments
Seconde partie : le travail du Bwete
VI. Le nganga comme devin : la consultation
1. Les contextes de la séance divinatoire
2. Les signes divinatoires au kaolin
3. Le diagnostic divinatoire
4. L’étiologie divinatoire
5. Les ruses divinatoires
VII. Le nganga comme guérisseur : maux et soins
1. Maladies naturelles, maladies sorcellaires
2. Pratiques thérapeutiques
3. Schèmes opératoires et efficacité symbolique
4. La relation thérapeutique
VIII. Les secrets du bwenze : savoir et enseignement initiatiques
1. « Les ancêtres ont toujours fait comme cela »
2. Langue secrète et formalisme rituel
3. Le bwenze : les contextes de l’enseignement initiatique
4. Les bribes du Bwete : le non-savoir initiatique
5. « Le Bwete ne finit jamais » : relance et inachèvement
6. Le paradoxe du mort : transmission et valeur du secret
IX. « Le premier qui… » : la forme des énoncés initiatiques
1. Go ebando : l’obsession de l’origine
2. Les récits initiatiques : les débuts du Bwete
3. Les correspondances analogiques
4. Les énigmes initiatiques
Troisième partie : de nganga à père initiateur
X. Un théâtre de la vie et de la mort : l’accumulation des identifications
1. La procréation rituelle
2. Le cadavre du Bwete
3. Les ancêtres
4. Renaissance, circularité, ancestralité
5. Condensation et identifications rituelles
XI. Le vampire du Bwete : sorcellerie et ambivalence
1. Le Bwete contre la sorcellerie
2. Rumeurs et blindages
3. Le vampire du Bwete
4. « Donner un parent » : l’idéologie sacrificielle du Bwete
XII. Mwiri : l’assermentation de la parole
1. La société initiatique du Mwiri
2. Les rites de passage
3. Jumeaux et femmes : le génie de la fécondité
4. La justice ordalique du Mwiri : enclume et poison
5. Jurement, secret, serment
6. Wanga obaka : la sagaie et la parole
XIII. Le sexe du Bwete : l’appropriation rituelle du pouvoir féminin
1. « Le Bwete, c’est la femme »
2. L’ambivalence du sexe féminin : la prohibition du cunnilingus
3. Les femmes, profanes du Bwete
4. De la profane à l’initiée : les mabundi au sein du Bwete
XIV. La traversée du Bwete : le crâne au fond du sac
1. « Le Bwete, c’est le crâne »
2. La traversée du Bwete
3. L’ostension rituelle du crâne : Bwete et Byeri
4. Mort et paradoxe
5. Être père initiateur
XV. L’ironie du Bwete
1. Les maganga médiateurs de l’identité
2. Voix et intentionnalité : le mongongo et le crâne
3. De l’art de mentir
4. La topique du cœur
5. La relation ironique
6. Épilogue : ce qu’il y a au fond d’un sac
Conclusion