Contexte de l’étude des microbiomes de Podarcis sicula
Podarcis sicula est une espèce de lézard présente dans différents pays, dont la Croatie. Au début des années 1970, Nevo et al. (1972)(Nevo et al. 1972) ont choisi d’étudier la compétitivité interspécifique entre des Podarcis sicula et des Podarcis melisellensis sur plusieurs îles croates. Ils ont alors introduit 10 Podarcis sicula insectivores de l’île de Pod Kopište sur l’île de Pod Mrčaru et 10 Podarcis melisellensis de l’île de Pod Mrčaru sur l’île de Pod Kopište.
35 ans plus tard, une équipe de scientifiques, incluant le Dr Anthony Herrel, est revenue sur les îles. Ils ont observé que les Podarcis melisellensis avaient disparu et que les Podarcis sicula sur l’île de Pod Mrčaru étaient devenus omnivores (avec un régime alimentaire à 80% herbivore)(Herrel 2007; Herrel et al. 2008; Herrel, Vanhooydonck, and Van Damme 2004). L’herbivorie chez le lézard est un phénomène assez rare (0,8% des espèces décrites ont un régime alimentaire constitué à 90% de plantes). L’omnivorie (le lézard a un régime alimentaire contenant de 10% à 90% de plantes), bien que plus courante, demeure peu répandue (Cooper Jr and Vitt 2002). De nombreux changements morphologiques sont corrélés avec ce changement de régime alimentaire. En effet, les lézards sont plus larges, et on peut noter l’apparition spécifique d’une valve cæcale (Figure 2) dans l’intestin (Dearing 1993; Herrel et al. 2008; Herrel, Vanhooydonck, and Van Damme 2004; Iverson 1980).
Compte-tenu de l’apparition de ce nouvel organe, l’étude du microbiote (contenu en micro-organismes) et du microbiome (contenu en gènes microbiens) intestinaux associés à ce changement de régime alimentaire semblait incontournable. Au-delà des modifications morphologiques, l’acquisition d’un régime omnivore à 80 % herbivore implique que les lézards sont capables de digérer des plantes. Or, la digestion de plantes par des vertébrés dépend du microbiote intestinal et nécessite la présence de bactéries capables de digérer la cellulose (Ley et al. 2008; Zhu et al. 2011). L’herbivorie a été étudiée chez l’iguane (animal appartenant au même ordre que les Podarcis sicula), notamment le lien entre le contenu microbien de l’intestin de l’iguane et son herbivorie (Hong et al. 2011). Pour cela, des études utilisant la séquence de l’ARN ribosomique 16S, un constituant de la petite sous-unité des ribosomes des procaryotes) comme marqueur phylogénétique ont été effectuées, démontrant que les 2 phyla majoritaires du microbiote intestinal des iguanes herbivores des îles des Galápagos sont les Firmicutes et les Bacteroides. Des phyla majoritaires ont aussi été trouvé dans les microbiotes intestinaux d’organismes modèles tels que l’homme (dans le cadre des impressionnants travaux du Human Microbiome Project) et la souris. Ainsi, chez la plupart des Mammifères, quatre phyla semblent majoritairement présents dans l’intestin : Actinobactéries, Bactéroidetes, Firmicutes et Protéobactéries (Kinross, Darzi, and Nicholson 2011; Ley, Knight, and Gordon 2007).Néanmoins, les études de microbiomes sur des organismes non modèles sont encore peu développées. En se concentrant sur l’espèce Podarcis sicula .
De l’individu à l’holobionte
L’étude du changement de régime alimentaire des Podarcis sicula et de ses adaptations morphologiques est complétée par des analyses de microbiotes et microbiomes intestinaux afin d’appréhender l’ensemble du système hôte (Podarcis sicula) – microorganismes. Si on peut dater la découverte de la communauté microbienne orale à 1676 avec les travaux de Leeuwenhoek (Escobar-zepeda, León, and Sanchez-flores 2015), depuis la découverte de l’existence d’une communauté microbienne intestinale chez les animaux (et plus particulièrement chez l’homme), la conception biologique et philosophique des animaux n’a cessé d’évoluer. En 1991, le mot holobionte a été créé par Lynn Margulis (Guerrero, Margulis, and Berlanga 2013; Margulis and Fester 1991) pour désigner un hôte eucaryote et ses microbiotes. La création de ce mot permet ainsi de définir explicitement une nouvelle unité de base, qui n’est plus l’organisme eucaryote, mais l’holobionte (soit l’eucaryote et ses microorganismes). Ce changement de conception des individus hôtes a permis de voir émerger des théories sur la co-dépendance des hôtes et de leurs microorganismes. La plupart des animaux, longtemps considérés comme des entités eucaryotes indépendantes et autonomes, sont désormais souvent considérés comme des eucaryotes avec leurs différentes communautés microbiennes (orales, intestinales, cutanées,…). Les études actuelles montrent que ces différents microbiotes sont essentiels à la survie de leurs hôtes. En effet, d’une part, les microorganismes bénéficient d’un environnement sélectif, qui les alimente régulièrement en nutriments ; d’autre part, l’hôte bénéficie d’une activité microbienne qui complète ses voies digestives (ce qui permet une meilleure absorption des aliments par l’organisme), mais aussi d’une activité microbienne renforçant l’immunité de l’hôte (destruction des xénobiotiques, régulation de l’homéostasie) (Belkaid and Hand 2014; Eberl 2010; Selosse, Bessis, and Pozo 2014; Wu and Wu 2012). Par exemple, certaines bactéries symbiotiques sont impliquées dans l’immunité innée de l’hôte en occupant des sites potentiels d’adhésion et en produisant des antibiotiques (Ritchie 2006; Zilber-Rosenberg and Rosenberg 2008). Il est également possible d’illustrer à quel point ce microbiote est indispensable à la digestion : sans microorganismes, un vertébré est dans l’incapacité de digérer des plantes, dans la mesure où les vertébrés sont incapables de digérer la cellulose (Ley et al. 2008; Zhu et al. 2011). D’un point de vue évolutionniste, la notion d’holobionte permet de proposer une nouvelle unité de sélection : l’hologénome (ensemble des gènes microbiens et eucaryotes contenus par l’holobionte) (Bordenstein and Theis 2015; Margulis and Fester 1991; Zilber-Rosenberg and Rosenberg 2008, 2013). Dans ce cadre, des recherches visent à comprendre comment l’eucaryote et ses microorganismes coévoluent (Bäckhed et al. 2005; NEISH 2009; Thursby and Juge 2017). En effet, il existe des pressions au sein de l’holobionte limitant le nombre de souches bactériennes pouvant s’implanter dans le microbiote (liées en grande partie à l’immunité de l’hôte) (Zilber-Rosenberg and Rosenberg 2008). Enfin, d’un point de vue écologique, chaque hôte et ses bactéries peut être considéré comme un écosystème (Yeoman et al. 2011). Dans la mesure où cette thèse a pour objet d’étude une espèce animale, le lézard Podarcis sicula, nous ne détaillerons pas le cas des espèces végétales, cependant, il est important de noter que les plantes sont elles aussi associées à des microorganismes et peuvent elles aussi être considérées comme des holobiontes (Vandenkoornhuyse et al. 2015). Afin de définir de façon plus détaillée notre système d’étude, il est important de s’intéresser aux communautés microbiennes présentes sur l’hôte, que l’on appelle le microbiote.
Présentation du microbiote
Un microbiote est l’ensemble des taxa présents dans une communauté microbienne associée à un hôte (Turnbaugh et al. 2007; Ursell et al. 2012). Les animaux abritent plusieurs microbiotes. Par exemple, chez de nombreux animaux, on trouve : un microbiote oral (Avila, Ojcius, and Yilmaz 2009; Schueller et al. 2017), un microbiote intestinal (Robles Alonso and Guarner 2013), un microbiote stomacal (Wu, Yang, and Peng 2014), un microbiote cutané (Rosenthal et al. 2011), un microbiote vaginal (pour les femelles) (Kim et al. 2009; Ma, Forney, and Ravel 2012), un microbiote du rumen chez les ruminants (Abecia et al. 2013; Carberry et al. 2012; McCann, Wickersham, and Loor 2014; Morgavi et al. 2013; Yáñez-Ruiz, Abecia, and Newbold 2015). Comme nous l’avons évoqué plus haut, le microbiote peut être étudié soit en utilisant une ou plusieurs régions d’un marqueur de l’ARN ribosomique, en général l’ARNr 16S, soit en utilisant des « shotgun reads » (courtes séquences d’ADN séquencées aléatoirement dans le microbiote) (Figure 4). Dans le cadre de mon doctorat, nous avons utilisé la région V4 de l’ARNr 16S.
Grâce à ce marqueur, nous avons étudié le microbiote intestinal des Podarcis sicula (pris dans un sens large puisque les microbiotes intestinaux (oral, microbiote de l’iléon, du colon, de l’intestin distal, et des fèces (Yeoman et al. 2011) car le long du tube digestif les communautés ont des compositions différentes) . En effet, dans la mesure où il est difficile de ne récupérer qu’une seule communauté, soit parce que l’organisme étudié est petit (cas des lézards, pucerons, termites (Su et al. 2016)), soit parce qu’on récupère le microbiote dans les fèces pour éviter de sacrifier l’animal (humains, espèces protégées telles que le panda, mais aussi dans le cas où l’on souhaite étudier l’évolution du microbiote dans le temps), il est délibérément choisi ici (et dans de nombreuses études) de considérer l’ensemble de ces microbiotes intestinaux comme étant un seul microbiote intestinal (Sender, Fuchs, and Milo 2016).
Le microbiote intestinal et le régime alimentaire
Le microbiote intestinal a déjà été étudié dans un grand nombre d’espèces de vertébrés et d’invertébrés, principalement l’homme, notamment pour établir des liens entre le régime alimentaire, le microbiote et les différences morphologiques, comprendre comment cette communauté microbienne se structure. Les études de microbiote chez l’humain à partir de l’ARNr 16S, ont entre autre permis de définir la notion d’entérotypes (Arumugam et al. 2011; Knights et al. 2014), et de proposer un lien entre les entérotypes et le régime alimentaire (Lim et al. 2014; Wu et al. 2011). Les entérotypes sont des groupes d’hôtes construits à l’aide d’une méthode de « clustering » supervisée en se basant sur la composition taxonomique des microbiotes (Arumugam et al. 2011). La méthode de constitution des entérotypes est détaillée dans le chapitre 3. On retrouve d’ailleurs cette notion d’entérotypes chez d’autres lignées d’hôtes, telles que chez le bourdon, espèce présentant 2 entérotypes (Li et al. 2017), ou encore chez le chimpanzé, espèce présentant 3 entérotypes (Moeller et al. 2012). Cependant, cette notion d’entérotypes est assez controversée.
Si certains auteurs parlent de 3 entérotypes chez l’homme (Wu et al. 2011), d’autres n’en trouvent que deux (Wu et al. 2011) et enfin, certains contestent la notion même d’entérotypes, et proposent plutôt que différents hôtes d’une même espèce hébergent des communautés microbiennes dont la diversité n’est pas facilement partitionnable en types (Ian B. Jeffery et al. 2012). D’autres études soulignent également que les méthodes utilisées peuvent conduire à des erreurs dans le « clustering » (i.e. algorithme permettant de créer des groupes d’échantillons), notamment quand le nombre de genres trouvés dans les données est plus important que le nombre d’échantillons (Knights et al. 2017). Dans la continuité de ces études, nous avons recherché des entérotypes chez Podarcis sicula, afin de vérifier si ces groupes (dans l’hypothèse où on les détecterait) soient en lien (ou pas) avec le régime alimentaire.
Une autre façon d’étudier la structure des communautés microbiennes consiste à quantifier et comparer leur diversité. Pour cela, deux types d’études sont couramment utilisées : la diversité alpha, qui correspond à la diversité d’un écosystème, c’est à dire combien d’espèces (ou phyla, genres,…) différentes sont présentes au sein de la communauté microbienne étudiée, et la bêta diversité, qui correspond à la comparaison de la diversité de deux écosystèmes, ou à la comparaison de la diversité d’un même écosystème à deux moments différents (Hamady, Lozupone, and Knight 2010). L’étude comparative du microbiote entre une population d’humains obèses et d’humains sains a ainsi permis de montrer que des différences morphologiques peuvent être corrélées à des différences d’abondances faibles (Everard et al. 2013) (moins de 5% pour les Akkermansia muciniphila par exemple). Un changement morphologique peut donc être associé à des variations chez certaines espèces bactériennes, sans que pour autant cela débouche sur des entérotypes. Nous avons donc également recherché des espèces bactériennes dont l’abondance pourrait être différente entre les individus insectivores et omnivores, indépendamment de la notion d’entérotypes.
Enfin, deux types de résultats sont communément observés lorsque l’on étudie le lien entre le régime alimentaire et le microbiote ciblé. Un première ensemble d’études a pour résultats de grandes différences dans le microbiote associés à un changement de régime alimentaire, touchant des genres majoritaires (David et al. 2014; Sonnenburg et al. 2016). Cependant, les résultats de comparaison d’humains à régimes alimentaires très différents en provenance de continents différents sont à nuancer, car ces modifications peuvent aussi découler de contraintes imposées par la génétique de l’hôte, qui ne sont pas les mêmes d’une population à une autre, de différences en terme d’hygiène de vie (notamment avec l’utilisation très importante d’antibactériens dans les pays occidentaux), en termes de parasites, et en termes d’environnement. Dans l’idéal, il faudrait pouvoir comparer une population contenant des individus avec des régimes alimentaires différents. Ce type de comparaison est effectué chez les souris, et se traduit effectivement par des changements importants du microbiote associé au changement de régime alimentaire (Hildebrandt et al. 2009; Zhang et al. 2012). Un autre ensemble d’études indique néanmoins que deux régimes alimentaires différents ne sont associés qu’à de petites différences au niveau du microbiote, et que la variabilité interindividuelle a plus d’impact que le régime alimentaire sur le microbiote. C’est un résultat trouvé par exemple chez l’humain par Lozupone (Lozupone et al. 2012), mais aussi chez le panda (Y. Li et al. 2015; Wei, Hu, et al. 2015; Xue et al. 2015).
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Table des matières
1. INTRODUCTION
1.1 Contexte de l’étude des microbiomes de Podarcis sicula
1.2 De l’individu à l’holobionte
1.2.1 Présentation du microbiote
1.2.2 Le microbiote intestinal et le régime alimentaire
1.2.3 Le microbiome : fonctions de la communauté microbienne
1.3 Objectifs de la thèse
2. De la diversité des méthodes à la standardisation des analyses
2.1 De la diversité des méthodes en métagénomique
2.1.1 Qu’est-ce que la métagénomique ?
2.1.2 Difficultés engendrées par la diversité des méthodes en métagénomique
2.1.3 La production des données métagénomiques
2.2 De la diversité des données en métagénomique et en analyse de données microbiennes
2.3 Etude des microbiomes intestinaux de Podarcis sicula et sentier de dépendance
2.4 Analyse de la diversité microbienne : de la difficulté (paradoxale) de voir large en métagénomique (chapitre de livre n°1)
3. Le changement de régime alimentaire des Podarcis sicula est associé à des changements ciblés dans le microbiote
3.1 Études du microbiote : description des données
3.2 Etudes du microbiote : une discipline engagée sur la phase II du sentier de dépendance (début de standardisation)
3.3 Choix des analyses et des méthodes utilisées
3.3.1 Analyse de la diversité
3.3.1.1 Mesures de diversité alpha
3.3.1.2 Mesures de diversité bêta
3.3.2 Analyse de la composition du microbiote
3.3.2.1 Présence d’un microbiote ubiquitaire chez Podarcis sicula
3.3.2.2 Présence d’entérotypes chez le Podarcis sicula
3.3.2.3 Identification des taxa associés au changement de régime alimentaire
3.3.2.4 Identification des variables permettant de construire un modèle expliquant les tables d’abondance taxonomiques
3.4 Le régime alimentaire et la provenance géographique de populations sauvages de lézards impacte leur microbiote intestinal au niveau des taxa rares (article n°1)
4. Le changement de régime alimentaire chez Podarcis sicula est associé à des changements ciblés dans le microbiome
4.1 Présentation de l’ensemble du jeu de données microbiome
4.2 Présentation du jeu de donnée utilisé dans cette étude
4.3 Impact du régime alimentaire du Podarcis sicula sur les catégories COGs
4.3 Impact du régime alimentaire du lézard sur les voies métaboliques
4.4 Perspectives
5. CONCLUSION
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