La MC2
Les missions d’une scène nationale
Le label « Scène Nationale » est né en 1990, sous l’impulsion de Bernard Faivre d’Arcier, à l’époque
Directeur du théâtre et des spectacles, au ministère de la culture. L’idée-force était de réunir, sous un même vocable et avec des missions communes, des salles de spectacle en fonction sur le territoire français.
Produits de la décentralisation culturelle, elles ont un certain nombre de caractéristiques qui apparaissent dans un cahier des charges édité par leur ministère de tutelle. À sa lecture, un mot est saillant : « responsabilité ». Qu’elles soient artistiques (le choix des œuvres), publiques (l’accès àla population) ou encore professionnelles (l’emploi artistique), ces responsabilités montrent la place importante qu’occupent ces établissements dans le paysage français du spectacle vivant.
Parfois poumon artistique d’une région, les scènes nationales jouissent d’une vraie reconnaissance.
Cette reconnaissance pouvant d’ailleurs prendre plusieurs formes, de l’intérêt à la suspicion.
Afin d’être le plus complet possible, voici ce que le ministère de la culture indique sur son site :
CAHIER DES MISSIONS ET DES CHARGES DES SCENES NATIONALES
L’implantation et les activités des scènes nationales, telles qu’on peut les observer aujourd’hui, résultent d’un projet et d’une histoire de 50 ans, initiés par André Malraux dès la création du ministère des affaires culturelles. Leur réseau, dédié à la création contemporaine et à sa diffusion, épouse la diversité de la géographie française.
Des premières Maisons de la culture aux 70 scènes nationales actuelles, si le développement de ce réseau s’est opéré avec une continuité exceptionnelle, c’est sans doute que les principes artistiques et humanistes, mais aussi les choix politiques qui le portaient, étaient assez forts pour surmonter ou accompagner toutes les évolutions et parfois les métamorphoses que connaissait le pays dans le même temps.
Réparties sur l’ensemble des régions métropolitaines, ainsi qu’en Guadeloupe et Martinique, les 70 scènes nationales :
– mettent en œuvre leurs projets à partir de complexes architecturaux voués à la rencontre de tous les arts du spectacle vivant (théâtre, danse, musique, cirque …), mais aussi, pour nombre d’entre elles, des arts visuels (cinéma, arts plastiques…) ;
– sont situées en majorité dans des villes moyennes, au cœur d’agglomérations de 50 à 200 000 habitants où elles sont encore souvent les seuls équipements à proposer une programmation permanente, pluridisciplinaire et exigeante ; à ce titre, elles jouent un rôle essentiel dans l’aménagement et l’irrigation culturelle du territoire ;
– servent et présentent des œuvres et des artistes qu’elles peuvent produire ou coproduire et dont elles soutiennent activement la diffusion dans les réseaux du spectacle vivant, tant en France qu’au niveau européen et international ;
– rassemblent chaque saison près de 3,5 millions de spectateurs dont environ 25% d’enfants et de jeunes scolarisés et plus de 2,5 millions pour le spectacle vivant, à l’occasion de 2700 manifestations donnant lieu à 5200 représentations ;
– emploient 1700 salariés permanents et génèrent par ailleurs un volume important de salariat sous CDD ainsi que d’emploi indirect ;
– totalisent un budget cumulé annuel de plus de 200 millions d’euros dont les ¾ sont fournis par les collectivités publiques au titre demissions d’intérêt général, l’État fournissant le tiers de cet apport.
La structure juridique de la MC2 n’est pas, comme beaucoup, une association mais un Etablissement de Coopération Culturelle (EPPC). Ce statut a pour avantage l’assurance d’une stabilité, notamment en termes de subventions, car, à la différence des associations qui doivent reconduire leurs demandes d’aides financières tous les ans, les EPPC ne le font que tous les trois ans.
La MC2 veille à respecter au plus près ce cahier des charges.
La MC2 : Grenoble, un peu d’histoire
André Malraux, Ministre des Affaires Culturelles depuis 1959, avait un grand projet : la création des Maisons de la Culture. Endroits pluridisciplinaires, ceux-ci avaient pour ambition de réunir les habitants d’un même territoire en leur proposant des activités aussi variées que des spectacles, des expositions, des services à la personne : garderie, salle de télévision… La première Maison de la Culture fut érigée au Havre en 1961, suivirent Bourges, Caen, Amiens et… Grenoble en 1968.
Durant trente ans, la Maison de la Culture de Grenoble (un temps appelée le Cargo) a accueilli spectacles et activités. 1998 marque un moment important puisque c’est le début d’un chantier qui durera six ans au cours desquels, le bâtiment principal est totalement rénové : déplacement de la billetterie et des entrées publiques, reconfiguration des salles et création de l’auditorium, installation de bureaux pour l’équipe et construction d’un second bâtiment.
Ce dernier contient une salle de spectacle (salle René Rizzardo), deux studios de danse, des bureaux et des espaces d’accueil pour deux des trois partenaires artistiques de la MC2 : le Centre Chorégraphique National de Grenoble (CCNG) dirigé par Jean-Claude Gallotta et le Centre Dramatique des Alpes (CDNA) dont le directeur en 2004, à la sortie des travaux, était le metteur en scène Laurent Pelly, Jacques Osinski lui succédant en 2008.
Ces éléments constituent une originalité. En effet,en règle générale, un Centre Chorégraphique ou un Centre Dramatique ont à leur disposition une salle de spectacle qu’ils font évoluer à leur guise.
Au sein de ces équipements, les artistes-directeurscréent leur propres spectacles et accueillent des compagnies pour des créations ou des dates de tournée. À la MC2, ils ont des bureaux de travail (administration, communication, logistique), des espaces de répétition, de recherche (une salle de répétition pour le CNDA, un studio de danse pour le CCNG), ils disposent d’espaces de jeu pour créer leurs spectacles respectifs, ils programment un spectacle dans la saison de la MC2. Ils ont donc le confort nécessaire mais ne sont pas directeurs de salles contrairement à leurs pairs en France.
La troisième structure artistique en lien étroit avec la MC2 est l’Orchestre des Musiciens du Louvre de Grenoble (MDLG) . Six à sept fois par saison, laMC2 accueille les concerts de cet orchestre.
Désormais, il faut nuancer ce qui a été détaillé ici car cette description des partenariats, poursuivis en 2004 avec ces organismes de création, n’est plusvraiment exacte. En deux ans, les choses ont changé. Le CDNA a fermé ses portes en janvier 2013, les MDLG sont en questionnement suite à l’annulation d’une subvention municipale et le CCNG, quant à lui, changera de directeur en janvier 2016, mais gardera sa forme et ses missions actuelles (décision du ministère de la culture).
Ce n’est pas l’endroit de commenter ces changements, mais il semblait important de les signaler afin de montrer que tout est mouvant dans le monde du spectacle et que certaines décisions politiques orientent donc le fonctionnement des salles des spectacles.
La MC2 et les territoires
« La ville est un récit imaginaire, nourri par les arts et la culture, et c’est ce récit qui fait senset qui fait lien, c’est lui qui fait exister la ville dansson identité multiple et commune » écrit Lise Dumasy, présidente de l’Université Stendhal, dans un article consacré à Grenoble.
L’agglomération grenobloise et le secteur alentour (l’Isère) ont de l’appétence pour la chose artistique. Il apparaît que Grenoble a une vitalité artistique indéniable. Quelques données vont dans ce sens et dessinent une toile impressionniste de la vie culturelle : 37 équipements de spectacle vivant (théâtre, danse, cirque, musique), l’hebdomadaire culturel Le Petit Bulletin est édité à 40000 exemplaires, deux scènes nationales existent dans le même périmètre (MC2 et l’Hexagone, seul cas en France), une nouvelle sallede concert, La Belle électrique, a vu le jour en 2014, événement assez inédit en ces temps de récession économique, un Observatoire des Politiques Culturelles réfléchit sur la culture, tout comme le laboratoire de sociologie de l’art à l’université Pierre-Mendès-France (encore en vigueur il y a peu).
Un tel foisonnement montre que les Grenoblois sont curieux pour ne pas écrire avides de culture : « Par la qualité et la notoriété des artistes qui y travaillent, par la densité de ses équipements culturels et l’importance des moyens qu’elle mobilise, Grenoble est reconnue comme une ville culturelle de tout premier plan ».
Suivons les pas de Lise Dumasy. Elle décrit fort bien les raisons d’une telle situation, en mettant en lumière l’importance de la présence estudiantine, essence dans le moteur de la vie culturelle d’une cité. Les titres des différentes parties de son texte sont éloquents : « D’intenses échanges culturels », « Des pratiques culturelles riches et variées »,« De nombreuses collaborations entre l’Université et les institutions artistiques ».
La sensation d’illégitimité
Avant tout, un mot sur les mots. On aurait pu au cours de ce chapitre utiliser le mot « sentiment » dont le Larousse propose la définition suivante : «Connaissance plus ou moins claire, donnée d’une manière immédiate ». Est plutôt retenu le mot « sensation » qui correspond encore plus finement à ce qui est traité ici : « Phénomène qui traduit, defaçon interne chez un individu, une stimulation d’un de ses organes récepteurs ». Il sera en effet question de vision, d’ouïe, de toucher. Le sujet est : Comment l’individu rencontré fait part de ses sensations lorsqu’il envisage de venir dans une salle de spectacle comme la MC2 ou alors qu’il pénètre dans son enceinte pour la première fois. Les sensations relèvent de ce que le grec ancien appelait « aisthésis », qui est à la base de notre « esthétique ». Nous réfléchirons ici à la façon dontces sensations nous « affectent », nous donnent certains sentiments (de plaisir, de doute, d’angoisse, de tristesse, de joie, etc.). Se sentir illégitime est bien un sentiment, mais nous nous intéresseronsaux sensations extérieures qui peuvent causer ce sentiment intérieur. Il s’agit de décrire les frissons (agréables ou désagréables, nous verrons) qui le parcourent et qui viennent éclairer la relation qu’entretient la MC2 avec son public potentiel. Il est essentiel pour le RP d’écouter et de prendre en compte ces sensations pour être plus performant. Dans sa bulle ou assis sur ses certitudes, il devrait changer de métier. Vite.
Dans ce qui a précédé, et plus particulièrement dans le chapitre 3, est déjà apparue cette sensation d’illégitimité. En effet, « C’est trop cher » ou « Je ne connais pas les artistes que vous recevez », est finalement, peut-être plus en surface, une manière d’exprimer cette sensation du « Je n’y ai pas ma place ». Ce ressenti d’illégitimité est bien légitime tant les pressions qui se font jour sont puissantes de toute part. Le rôle du RP est, si ce n’est de donner les outils, de donner la possibilité de venir dans la salle, mais aussi d’échanger, à partir d’une matière proposée commune : les spectacles. On a pris le parti de penser que la verbalisation est un moment important. Il crée à lui tout seul, il a une valeur. La relation qui s’instaure furtivement (une rencontre d’une heure) ou à plus long terme (un parcours sur l’année) prend toute sa place dansun projet à mener avec un groupe.
Sans affaiblir l’« instant-spectacle », l’action duRP dans sa relation aux personnes est de l’ordre du sensible, donc de l’humain, et l’on pourrait s’amuser à penser que, si les relations du RP sont publiques, elles sont avant tout humaines.
« Attaché aux relations humaines » dans une salle de spectacle, voilà une formulation qui ne manquerait pas d’étonner mais qui recouvrirait l’ensemble des missions du RP.
Sans se prendre pour une Mère Teresa de la culture, il est profitable au RP, d’être curieux des autres, d’être au service.
Malgré ce désir de contrecarrer les freins identifiés plus haut, il en est donc un plus obscur, plus diffus car peut-être moins identifiable à-priori, c’est la sensation d’illégitimité.
Parlons sport. Imaginons quelqu’un qui se rend dans un stade de tennis et qui n’y connaît absolument rien. Il aura été convaincu par un ami. Il observera deux personnes en short, T-shirt et baskets, qui, armés d’un drôle d’engin fait d’une structure rigide et de cordes, se renvoient un objet sphérique jaune par-dessus un autre objet fait de cordes tendues, de part et d’autre de lignes blanches tracées au sol. Le bizarre étant achevé par un type assis sur une chaise très haute, à l’orée du terrain (nommé court), qui annonce des nombres aussi étranges que 15, 30 ou 40.
Franchement, cela a-t-il plus de sens qu’un spectacle de danse contemporaine ?
Et puis, l’observateur va se rendre compte qu’il y a des spectateurs qui regardent avec passion ce qui se déroule sur le court, que des codes sont respectés, le silence succédant aux applaudissements, dans des moments communément acceptés. Tout ceci semble cohérent, harmonieux. Il approfondira ses recherches en se rendant sur internet et verra qu’il existe une histoire de ce sport dont il sait maintenant le nom, que Mac Enroe ne servait pas comme Nadal. Il y retournera, seul, et retrouvera des personnes qu’ilavait vues la première fois sans oser les aborder mais il se sentira plus à l’aise.
Et puis, la fois d’après, peut-être ira-t-il boire un verre avec certains, moment au cours duquel ils échangeront leurs impressions. Et puis, qui sait ? Ils iront au restaurant et finiront la soirée au Macumba, danser sur les tubes des années 80 (ça il connaît depuis longtemps, tout comme ses nouveaux amis) et peut-être que… peut-être que…
Le lendemain, il rappellera l’un des participants àla soirée pour se donner rendez-vous au prochain match et avant, il regardera, seul, des vidéos de tennis sur internet. Le craintif d’il y a quelques temps ne se posera même plus la question, bien sûr qu’il va au tennis, mais enfin, bien sûr !
Pourquoi se priverait-il de ce plaisir ! Si on remplace les mots « stade de tennis » par « salle de spectacles”, il semble que le texte garde de la cohérence. Le tennis est sans doute un domaine totalement étranger pour les uns et le spectacle vivant n’a aucun intérêt pour les autres (de ça, on en est sûr !).
Creusons la manière dont se construit, s’opère et se cultive cette sensation d’illégitimité mise en avant dans ce chapitre en mettant en lumière simultanément deux formes de langage, celui du corps et le discours. Comme lors du chapitre précédent, ce sont des paroles de spectateurs, réellement prononcées ou synthétisant un ensemble de réactions, qui constitueront l’architecture de ce passage.
Qu’est-ce que je fais là ?
Prenons notre nouvel amateur de tennis et immergeons-le à la MC2, en admettant que c’est pour lui un endroit aussi inconnu qu’un court de tennis il y a peu. Il est incité par un ami qu’il doit retrouver quelques instants avant la représentation. On remarque que dans les deux situations, la prescription amicale aura constitué le déclencheur.
De nombreux témoignages relatent des sensations de malaise lorsque des personnes évoquent leur première fois à la MC2. Gravir ce grand escalier revêt une force symbolique : va-t-on vers l’ « intelligent », le « beau », le « pertinent » ? Bien que soit combattu avec cette force ce risque d’interprétation, et sans être suspicieux vis à vis des concepteurs de la Maison de la Culture en 1968, on peut, il est vrai, y voir le symbole d’une « montée vers ». Or, quand on assiste à un spectacle, on ne « monte pas vers », on est « traversé par » ce qui est fondamentalement différent.
On ne s’élève pas au contact d’une œuvre, ce seraitconférer aux artistes une responsabilité et une pression disproportionnées. L’art est une partie du monde, essentielle, comme toutes les autres parties, tous les autres métiers. Il a sa fonction,constructive, et participe à une société mais pas plus que la maçonnerie ou la boulangerie, elles-aussi indispensables à nos équilibres.
La vigilance est donc de rigueur pour ne pas tomber dans ce travers : hiérarchiser les places respectives de l’artiste et du spectateur. Cette croyance peut également créer une sensation d’illégitimité. La relation de « spectateur habitué» et de l’artiste à un nouveau spectateur, nommé ici « néophyte », sera le fil rouge de l’argumentation.
Une fois entré dans le hall, quelques minutes avantla représentation, il faut pénétrer à travers une foule. Rendu hyper-sensible par la fragilité de la première fois, notre cobaye capte des signes auxquels il ne ferait sans doute pas attention s’ils se mouvait dans un univers habituel. Les gens, autour de lui, s’embrassent, se serrent la main, sefont des signes, rient. La confusion surgit : « Je ne ris pas, je ne salue personne, mon dieu, qu’est-ce que je fais là ? ». Et son ami qui n’arrive toujours pas… Ah si, il l’aperçoit, discutant chaleureusement avec une personne. Ça y est, il l’a vuet se dirige vers lui, fendant une cohue habillée de robes de soirée et costumes. Il a tort. La majorité des spectateurs ne sont pas vêtus spécialement, ilsviennent, comme chez Mc Do, « Comme ils sont ». Si certaines personnes peuvent s’habiller spécialement pour une sortie au spectacle, force est de constater que rien de saillant ne saute aux yeux dans ce domaine. Mais pourtant, cet élément, même marginal, le crispe.
En résumé, il est comme le voyageur occidental qui arrive dans une gare chinoise, se demandant comment il va se débrouiller pour prendre le bon train, alors que personne dans la gare ne parle anglais et qu’aucune indication n’est traduite. Et pourtant, il montera dans le bon wagon, arrivera à destination et aura des échanges, par gestes, avec ses voisins de banquette. Ce langage du corps, dans cet exemple « fictionné » d’un nouveau spectateur, porte en lui des forces qui peuvent se révéler intimidantes : « Le corps (…) est le principe de toute structuration» , propose Roland Barthes. Il y a quelque chose qui dit, qui montre beaucoup sur l’endogamie des spectateurs des salles de spectacles. Comme on l’a décrit, leurs gestes sont structurés dans un certain contexte.
Pourquoi le corps structure-t-il, notamment dans ce contexte ? Parce que l’hyper-sensibilité des néophytes, par les propos qu’ils rapportent au RP, est propice à l’auto-défense protectrice, concrétisée par une non-venue à la MC2 ou un désir de ne pas revenir. Quand nous vivons des moments désagréables ou que nous craignions d’en vivre, il est rare que nous reconduisions ou retentions l’expérience, surtout quand ceux-ci constituent l’occupation des temps de loisirs. Et l’on se rend compte que même avant d’avoir pénétré dans l’enceinte du jeu artistique, le jeu social a déjà commencé et qu’il structure les relations sociales en vigueur dans ces espaces. Il y aurait donc une dissonance entre le langage du corps des habitués et celui des néophytes ? Par cet exemple, on voit que oui, mais il faut travailler à ce que tout le monde, quelles que soient ses habitudes, sesente à l’aise. C’est aussi la mission du RP.
On ne rit pas comme ça au théâtre
Reprenons le parcours de notre fan de tennis, curieux de spectacle.
L’ami retrouvé, les voici qui pénètrent dans la salle et qui trouvent sans difficultés leurs sièges. Le spectacle, Tartuffe,commence. Il constate assez vite que certains spectateurs, qu’il reconnaît pour les avoir vu discuter avec d’autres personnes avantle spectacle et plaisanter avec un des ouvreurs, rient à des moments où lui ne ressent rien de comique dans le texte ou dans le jeu. Sans souci particulier avec ça, il se laisse aller au plaisir du rire à des moments où la majorité de la salle est silencieuse. Il est un peu gêné de cette situation mais pense qu’après tout, il ne va pas étouffer ses émotions. Mais un spectateur, assis à côté de lui, lui rétorque : « On ne rit pas comme ça au théâtre». Dans ce genre de situation, on regrette de ne pouvoir s’appliquer la phrase du comique Sim : « Si la conversation de quelqu’un vous ennuie, mangez une biscotte, vous n’entendrez plus rien ». Cette anecdote du rire soit disant inapproprié, tirée d’un témoignage malheureusement bien réel, est révélatrice de la violence symbolique qui peut s’exercer dans une salle de spectacle.
La personne qui réprimande, au nom de ses habitudes, de son vécu, croit de bon ton et légitime de disqualifier le comportement de notre spectateur. D’où peut venir cette impunité ? Posons la question : qui ou quoi lui a donné l’autorisation de s’adresser ainsi à un autre spectateur ? Un détour vers l’histoire politique de la France peut avoir son sens et c’est le cinéaste Lucas Belvaux qui nous le propose dans une interview enregistrée à l’occasion de la sortie de son film Pas son genre (2013), dont le sujet était justement la domination culturelle via les amours impossibles entre un enseignant de philosophie parisien et une coiffeuse d’Arras :
Il y a une réaction à la culture, qui est une espèce de refus, de déni absolu de la culture et qui creuse ça. Pendant un siècle, il y a eu l’idée que la culture pouvait transcender les classes, les partis de gauche notamment. Les partis ouvriers, fin du XIXème et pratiquement tout le XXème siècle ont beaucoup travaillé sur l’idée de l’éducation populaire, qu’à travers la culture, on allait pouvoir transcender les classes sociales. Et puis tout le monde y a cru,il y a eu de grands héros populaires qui étaient des intellectuels, des artistes, Picasso, Signoret, Reggiani, et puis, Camus, Sartre et d’autres, Aragon, et avant Victor Hugo. Il y a eu la figure de l’intellectuel de gauche. Et puis, ça n’a plus fonctionné. Je pense que les partis populistes ont beaucoup travaillé sur l’idée que, comme ils avaient perdu la bataille culturelle, il fallait attaquer frontalement la culture, non pas sur les idées, mais sur l’idée que la culture était forcément dominante, forcément quelque chose des classes supérieures, ona inventé le mot « bobo », et que donc la culture c’était pas pour les classes populaires et forcément, c’était une façon de les mépriser, qu’ils n’y avaient pas accès. C’est cyclique. À un moment donné, les gens vont se dire, non, moi aussij’aime la littérature, j’aime la musique, autre que la musique « au mètre » qu’on veut bien m’accorder. Mais, c’est compliqué.
Ces propos de Lucas Belvaux sont intéressants car ils dressent un portrait de l’enthousiasme originel des intellectuels de gauche vis à vis du geste artistique et de ses implications. Et bien qu’il les tempère par l’évocation de la manipulation politicienne populiste, il termine en parlant des puissances de l’art, qui revient tel le flux et reflux des marées, inlassablement.
Force est de constater que l’art vivant, qui nous concerne ici, a en lui des ressources qui lui permettent de survivre face aux bourrasques (nouvelles technologies par exemple) qui semblent sinon l’anéantir, le faire plier. Le théâtre est unjeune homme de 2500 ans… Pas de panique.
Pour revenir sur l’intervention déplacée et grossière de ce monsieur à l’égard de notre néophyte, il faut invoquer l’idée d’extraction, vocable employé lors de nombre de mes interventions. S’extraire signifie « sortir de ». Quand, lors de rencontres, on objecte à l’idée de se rendre à la MC2 par « C’est pas pour moi », on peut émettre l’hypothèse qu’est exprimée la notion de la difficulté à s’extraire de ses habitudes engendrées par la pression symbolique exprimée par Lucas Belvaux quand il parle de « mépris ». Afin de prolonger cette idée d’exclusion et de marcher dans les pas de
Belvaux qui convoquait dans son intervention les intellectuels de gauche, il est possible de citer Albert Camus, qui dans l’Homme révolté, condamnait l’ostracisme de « ceux qui sauraient »:
On remarquera que dans cette lutte entre Shakespeare et le cordonnier, ce n’est pas le cordonnier qui maudit Shakespeare, mais au contraire celui qui continue de lire Shakespeare et ne choisit de ne pas de faireles bottes qu’il ne pourra jamais faire au demeurant. (…) C’est dépasser la simple et nécessaire humilité que de prétendrerenvoyer la beauté ainsi à la fin des temps et, en attendant, priver le monde, et le cordonnier, de ce pain supplémentaire dont on a soi-même profité.
|
Table des matières
Introduction
PARTIE 1 – PRESENTATION DE LA STRUCTURE
Chapitre 1 – la MC2 : Grenoble
1.1 – Les missions d’une scène nationale
1.2 – La MC2 : Grenoble, un peu d’histoire
1.3 – La MC2 et les territoires
Chapitre 2 – les publics et les activités des relations avec le public
2.2 – Le métier d’attaché des relations avec le public
2.3 – Les individuels
2.3 – Les groupes
PARTIE 2 – IDENTIFICATION DES FREINS
Chapitre 3 – Ce qui est dit
3.1 – C’est trop cher
3.2 – Je ne suis pas au courant, je ne connais pas les artistes que vous recevez
3.3 – Ca ne sert à rien
Chapitre 4 – la sensation d’illégimité
4.1 – Qu’est-ce que je fais là ?
4.2 – On ne rit pas comme ça au théâtre
4.3 – Vous nous avez menti
PARTIE 3 – LES PARADES
Chapitre 5 – l’appropriation
5.1 – Le geste artistique
5.2 – Les limites de l’appropriation
Chapitre 6 – La proximité
6.1 – L’université
6.2 – Les travailleurs sociaux
6.3 – Des événements
Chapitre 7– L’incarnation, la confiance
7.1 – Par les artistes
7.2 – Les équipes des salles
Conclusion
Bibliographie
Résumé – Mots-clés
Télécharger le rapport complet