Le mélange des civilisations gréco-romaines
Romains et Grecs entretenaient de nombreux contacts dans le monde méditerranéen avant l’apogée de la puissance de Rome. Certains auteurs contemporains ont même suggéré l’idée que Rome n’était à la base qu’une cité grecque parmi tant d’autres[2]. Cependant, si les contacts de Rome avec le monde hellénisé étaient chose commune, la conquête romaine du monde grec en accentua grandement la fréquence et les modalités .
Ainsi, nous tenterons de cerner l’influence de l’éducation grecque sur le modèle d’éducation romain, en portant notre regard sur les dernières décennies de la République et sur la période des premiers pas de l’Empire. Comme l’expliquait l’historien HenriIrénée Marrou : « la période dite « cicéronienne » de Rome était en fait l’apogée de l’influence culturelle grecque sur la culture romaine, mais celle-ci s’estompa dès les premières décennies de l’Empire » .
Les balises temporelles de notre étude seront donc grossièrement confinées aux années de Marcus Tullius Ciceron. Mais qu’entend-on par « Rome » ou par « Grèce» lorsqu’il s’agit d’observer les influences culturelles dans ce monde gréco-romain? Devant une question si ambigüe, nous préférons répondre avec prudence, en nous référant aux tentatives d’explication de deux auteurs, l’un ancien et l’autre contemporain. Cicéron, citoyen de Rome au Ier siècle avant notre ère, décrivait ce qu’on entendait alors par « la Grèce ». Athènes et Rhodes semblaient avoir toutes deux le prestige de représenter les acquis de la culture et du modèle grec par excellence, en étant les référents en matière d’hellénisme. En ce qui a trait à la question de ce qu’était « Rome » au dernier siècle avant notre ère, nous préférons nous en remettre aux écrits de Mireille ArmisenMarchetti qui, dans l’ouvrage collectif Que reste-t-il de l’éducation classique ? Relire le Marrou, affirmait que : « Le terme peut désigner bien entendu l’Vrbs. Le plus simple est de dire que nous considérerons l’enseignement dispensé à des élèves de culture latine – ce qui définit, même grossièrement, une aire géographique et culturelle » .
L’historiographie relative à l’influence hellénique du modèle d’éducation romaine est riche. La documentation francophone ou anglophone comporte ainsi quelques incontournables à ce sujet. Le pionnier en la matière fut très certainement Henri Irénée Marrou, qui avec son Histoire de l’éducation dans l’antiquité parue en 1948, avait écrit une des premières histoires complètes de l’éducation dans l’antiquité gréco-romaine. L’auteur y démontrait ainsi la très grande influence du modèle d’éducation hellénique sur le monde romain. Le maître d’écriture, pour les enfants qui ne savent pas encore écrire, trace d’abord les lettres avec son stylet et leur remet ensuite la page, ils devront suivre docilement l’esquisse des lettres. Celui qui s’en écarte est frappé d’une sanction. A l’époque de la République, les Grecs sont davantage présents en terre romaine. Ils ont gagné la confiance de quelques Romains qui les ont bien accueillis à Rome puisque l’éducation des enfants romains leur était confiée, et ce, pour la plupart d’entre eux. Ainsi donc l’influence hellénique sur l’éducation romaine fut très importante. Malgré cette forte percée des Grecs à Rome, il existe toutefois des Romains conservateurs qui mettent tous leurs efforts pour réduire voire détruire entièrement cette imprégnation grecque à Rome et le plus célèbre dans cette lutte est Caton. En effet nous étudierons d’abord l’influence qu’eut le modèle d’éducation grecque à Rome puis l’attitude des romains contre cette forte influence avec comme figure Caton et enfin nous verrons le bilinguisme gréco romain.
L’influence hellénique sur l’éducation romaine
A partir du sixième siècle, nous trouvons Rome et la culture romaine dominées par un mélange sans limite de la culture hellénique, ainsi on retrouve Romains et Grecs entretenir de nombreuses relations dans le monde méditerranéen avant même l’apogée de la puissance de Rome. Certains Grecs qui avaient bien réussi leur intégration se sont vus confiés l’éducation de quelques enfants romains. C’est ainsi qu’ils vont imposer tout leur savoir-faire en encadrant les romains au moyen de leur modèle d’éducation. Les échanges culturels entre les civilisations grecque et romaine furent nombreux, et s’échelonnèrent sur une très longue période. À cet égard, la culture hellénique eut une grande influence sur la civilisation romaine. L’éducation, ou le modèle d’instruction prodigué à Rome en est un excellent exemple. Dans certains cas, l’exemple grec était à poursuivre ou à imiter, mais parfois, la réaction de Rome pouvait s’avérer plus complexe.
En fait, notre étude porte sur l’œuvre de Cicéron ( DE REPUBLICA ), auteur qui illustre parfaitement cette influence. Si l’on tente d’étudier l’influence qu’eut le modèle d’éducation grecque à Rome, nous devons tout d’abord trouver un corpus littéraire pouvant répondre à ces interrogations. En fait, si nous avons limité le cadre temporel de cette étude à la période dite « cicéronienne », ce n’est point par hasard : Cicéron employa plusieurs de ses écrits pour insister sur la nécessité d’une éducation optimale dans le but d’avoir une éloquence oratoire digne des grands orateurs grecs.
En effet l’auteur lui-même reçut une éducation fortement hellénique puisque dans le temps il avait pu étudier à Athènes, suivre de grands orateurs grecs de passage à Rome et tout simplement par le fait qu’au cours de sa vie il lut un nombre incommensurable d’écrits grecs. À travers ses œuvres : au sujet de l’orateur, Les devoirs ou De la perfection oratoire, de nombreux points relatifs à l’éducation sont soulevés çà et là par Cicéron, nous permettant d’insister sur les divers aspects de l’étude que nous entendons faire. En effet, le philhellène traitait notamment de la nécessité de l’éducation par laquelle on devait maitriser la rhétorique, posséder des connaissances philosophiques, voire connaître la langue grecque. De plus, Cicéron insiste dans quelques passages sur la forme d’éducation athlétique à éviter. Ainsi, Cicéron s’avère être un bon exemple de Romain ayant étudié à la grecque à Rome. Ceci nous sera utile pour démontrer quelle était l’éducation que le rhéteur reçut, tout en mettant en avant celle qu’il souhaitait voir promue au titre de modèle standard d’éducation à Rome.
En effet les enfants vont à l’école dès l’âge de 7ans accompagnés du pédagogue (paedagogus), qui était un jeune esclave chargé de les protéger et de porter leurs affaires. Garçons et filles s’y retrouvent ensemble. Ils y apprennent les rudiments de la langue latine et pour ceux qui vont plus loin, le grec. Une fois que l’élève sait lire et écrire ; on l’envoie chez le grammairien (Grammaticus) où il découvre la littérature latine et grecque. Ceci dit que l’apprentissage du grec était presque obligatoire pour préparer les futurs cadres qui devaient diriger la cité dans un système républicain. La culture hellénistique a, avec l’implantation des colonies de la Grande Grèce une influence certaine sur l’Italie antique. Cette influence s’est fortement accrue après la conquête de l’Italie par les Romains. Cette conquête se traduit presque immédiatement par une imprégnation grecque de la culture romaine et par la formation des élites auprès de pédagogues, souvent esclaves, d’origine grecque. Après la conquête de la Grèce, ce phénomène s’accentue, avec l’afflux de grands pédagogues qui étaient souvent d’origine noble. Les enfants de familles romaines riches ont deux moyens d’être instruits, moyens choisis par leur père. Ils peuvent être élevés à la maison, par un précepteur (praeceptor). Mais en principe ils vont à l’école (ludus) et sont instruits par le maître (magister). Les écoles romaines sont mixtes, mais cependant les filles ne poussent pas leurs études aussi loin que les garçons, elles arrêtent souvent leurs études après le ludi magister, pour apprendre les tâches ménagères avec leur mère. De 7 à 11 ans, l’élève est instruit par le magister ludi, qui lui apprend les lettres, les syllabes, les mots et les bases du calcul. Dès 11 ans, et jusqu’à 15 ans, l’élève se rend chez le grammaticus. Il apprend à expliquer un texte, à découper des mots, des phrases, des vers. Il fait des rédactions, et l’apprentissage du calcul est poussé. Les professeurs sont assez mal payés par les pères des élèves. Ils sont assez autoritaires avec les élèves. Ceux-ci sont battus au moyen d’une baguette de bois, la férule, ou même avec des lanières de cuir. L’enseignement est fondé sur la mémorisation et l’imitation ; le rythme est relativement lent.
La rhétorique avait une importance certaine dans la formation académique du jeune romain puisque la paideia, la chreia et l’éloquence oratoire y étaient également enseignées. La paideia grecque (modèle global d’apprentissage) fut adoptée par Rome comme modèle d’instruction intellectuelle bien avant la fin de la République. C’était plutôt la vigueur avec laquelle ce système était suivi qui s’accentua avec le Ier siècle av. J.-C. Elle avait comme but à Rome de pouvoir « consolider le statut de l’élite masculine ». Qui plus est, l’adoption volontaire et éclairée de la paideia grecque allait permettre aux jeunes citoyens de Rome de connaître un apprentissage à partir des bases de la culture du livre: la culture hellénique.
La chreia grecque (comme méthode d’éducation de base) fut fortement présente comme mode d’éducation élémentaire à Rome, et ce, tout particulièrement vers la fin de la République et le début de l’Empire romain. L’utilisation d’une telle méthode d’enseignement des notions intellectuelles par Rome était vouée, tout comme la paideia, à former l’excellence oratoire, et ce, à une multitude de niveaux de difficulté. En fait, si l’on se fie aux écrits de Cicéron, atteindre un niveau d’art oratoire ne pouvait s’accomplir indépendamment de la culture grecque Comme l’expliquait Renaud Boutin dans l’ouvrage collectif Façon de parler grec à Rome : « Cicéron […] constate leur suprématie presque complète en la matière » . Mais pour bien saisir l’importance de l’apprentissage de l’art oratoire dans l’éducation romaine, il faut avant tout tenter de définir l’éloquence tant convoitée par le philosophe stoïcien. Dans son écrit De l’orateur, il indiquait que l’homme éloquent était : « […] à mes yeux celui qui, par l’admirable éclat et la magnificence de son verbe, est capable d’agrandir et d’emballer tout sujet, et chez qui toutes les sources de l’art de parler jaillissent intarissablement de la pensée et de la mémoire » .
L’éducation intellectuelle des jeunes romains à l’époque cicéronienne avait un seul et unique but très précis : avoir de l’éloquence dans le domaine oratoire, ceci permettant d’etre considéré comme un bon Romain servant l’Etat. En effet on comptait sur l’instruction des plus jeunes générations pour leur permettre de prendre graduellement en charge les différentes parties de la bureaucratie romaine. Pour atteindre cette éloquence oratoire, disait Cicéron, il est nécessaire de connaitre les grands maitres athéniens de la connaissance. Le modèle d’éducation promu par le philhellène allait de la maîtrise de la rhétorique grecque, en passant par la paideia et par la chreia grecques comme modes d’apprentissages, et par la formation des vertus de l’art oratoire ; le tout pour atteindre le but ultime de l’éducation intellectuelle: l’éloquence.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE1 : LE MELANGE DES CIVILISATIONS GRECO-ROMAINES
I L’influence hellénique sur l’éducation romaine
II La langue grecque ou l’abc latin
a) Peut-on parler de bilinguisme basé sur la culture latine ?
b) L’éthique linguistique : la symbolique du langage
III L’attitude des romains contre la domination grecque
CHAPITRE 2 L’EDUCATION FAMILIALE SOUS TOUTES SES FORMES
I L’éducation physique et morale
II L’éducation intellectuelle
a) L’épicurisme
b) Le stoicisme
III L’éducation religieuse
a) Le mythe de la fondation de Rome
b) La religion de la cité
c) Les dieux romains et le zèle romain
d) Les cultes
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE 3 : LA FAMILLE
I LE PATER FAMILIAS
a) La potestas
b) L’enfant dans les pas du père
II LA MATRONE
CHAPITRE 4 L’ECOLE ROMAINE
I Les premières écoles romaines
II Les différents niveaux d’enseignement
a)L’enseignement primaire
b) L’enseignement secondaire
c)L’enseignement supérieur
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE