Le marché des pesticides de jardinage : stratégies et arguments de vente de la sphère marchande
L’industrie agrochimique brasse à travers le monde des dizaines de milliards de dollars. Représentée par une dizaine de multinationales gigantesques (même si des plus petites structures y participent aussi) présentes dans presque tous les pays du monde, elle ne se laisse pas facilement aborder, protège ses secrets, développe un discours extrêmement actif et construit sur ses activités, ses produits, notamment pour faire face aux nombreuses critiques qui enflent dans la société civile et éclatent parfois en controverses sanitaires. Cette section développe une lecture de la contribution des industriels du secteur des pesticides à la compréhension de la problématique de l’usage domestique de ces produits.
Les géants de l’industrie agrochimique
Le marché mondial des pesticides s’élève à plus de 38 milliards de dollars annuels en 2010, dont près du tiers pour l’Europe et l’Asie et environ 20 % pour l’Amérique du Nord et l’Amérique Latine. Les États-Unis sont le premier pays consommateur de pesticides, suivi de l’Inde et de la France. A l’hectare, le Japon utilise 12 kg, l’Europe, 3 kg, les États-Unis, 2,5 kg, loin devant l’Inde (0,5 kg/ha) qui est aussi un des premiers producteurs mondiaux. Le Canada occupe le 8ème rang dans le marché mondial des pesticides en 2007 (3% en chiffre d’affairess).
La vente d’herbicides représente près de la moitié des ventes totales de pesticides dans le monde et n’est pas sans lien, comme nous l’avons déjà souligné, avec l’accroissement des cultures OGM nécessitant du glyphosate (RoundupReady).
En Europe, c’est la France qui est le premier pays consommateur de pesticides en tonnage devant l’Allemagne. En 2009, le marché français a représenté près de 2 milliards d’euros en chiffres d’affaire .
Les usages non agricoles des pesticides représentent environ 12% du marché mondial (dont plus du tiers pour les États-Unis). En France, ils représentent entre 6 et 10% de la consommation totale , bien que l’UPJ estime ce taux inférieur à 5% contrairement aux autres organismes publics et aux ONG. Parmi les usages non agricoles, les pesticides vendus dans le secteur du jardinage représentent annuellement un chiffre d’affairess estimé entre 400 et 500 millions d’euros.
Ainsi, le chiffre d’affairess lié aux ventes de pesticides de jardinage représente environ 20% du marché global français des pesticides alors que moins de 10% des pesticides vendus en France sont utilisés dans les jardins. Comment expliquer un tel écart ? Les marges commerciales seraient-elles nettement plus importantes dans le secteur domestique qu’en agriculture ? Chose certaine, les pesticides domestiques en France constituent manifestement un marché vital pour les firmes qui le protègent avec vigueur.
L’industrie mondiale des pesticides est dominée par un nombre relativement faible de fabricants (une quinzaine) qui produisent un éventail très large de matières actives. On estime que 90 % des matières actives utilisées dans le monde sont fabriquées par dix de ces firmes .
Il s’agit en général de sociétés à intégration verticale puisqu’elles conçoivent les formulations et fabriquent les matières premières, bien que, de plus en plus, elles fassent exécuter le travail de formulation sous contrat par des firmes spécialisées de grande échelle qui travaillent à coût réduit. Pour beaucoup de ces fabricants, la production de produits agrochimiques n’est qu’un volet parmi d’autres activités. La plupart évoluent ainsi dans les domaines des produits chimiques industriels et des semences, de la pharmacie, de l’hygiène vétérinaire, de la nutrition, de l’hygiène personnelle. L’exemple du groupe international Bayer est éclairant sur ce point. Ses cœurs de métier se situent dans les secteurs de la santé (Bayer HealthCare), de l’agrochimie (Bayer CropScience) et des matériaux hautes performances (Bayer MaterialScience). Le groupe emploie 108 000 personnes à travers plus de 120 pays et génère un chiffre d’affaires de 31 milliards d’euros en 2009. Sa filière Bayer CropScience dont le chiffre d’affairess annuel est d’environ 6,5 milliards d’euros en 2009, œuvre spécifiquement « dans les domaines de la protection des cultures » (=pesticides agricoles), de la lutte antiparasitaire non-agricole (=pesticides domestiques et espaces verts), des semences et des biotechnologies végétales (=OGM) » (les parenthèses ne sont pas présentes dans le texte original). C’est sa « branche pesticides » qui rapporte le plus à Bayer CropScience soit 5,4 milliards d’euros (17,4% du chiffre d’affairess total du groupe). Bayer Jardin (chiffre d’affairess 30 millions d’euros en 2009 soit 1% environ du CA total) est une marque de Bayer Environmental Science, elle-même une des entités de Bayer Cropsciences qui développe et commercialise spécifiquement des produits (150 références uniquement en pesticides de synthèse) destinés à la protection des espaces verts (Numéro 1 mondial) et des jardins (numéro 2 européen) .
Ainsi, on constate à quel point le marché des pesticides et ses acteurs font office de géants de l’industrie et on imagine quel poids économique ils représentent à l’échelle des pays dans lesquels ils œuvrent et quelle force de vente et de lobbying ils possèdent et peuvent mettre en action.
La reconversion d’une industrie de guerre
L’essor des multinationales productrices de pesticides suite à la Seconde Guerre Mondiale résulte notamment de la reconversion d’une partie de la chimie de guerre vers de nouvelles applications pour l’agriculture. Auparavant, le contrôle des ravageurs en agriculture se faisait notamment avec certains dérivés minéraux (le cuivre entrant dans la composition de la bouillie bordelaise, l’arséniate de plomb, etc.) ou de dérivés végétaux (produits dérivés du pyrèthre…).
En France, l’industrie chimique est interpellée pour l’une des premières fois, au début des années 1930, dans le cas des infestations de doryphores. Ces ravageurs sont particulièrement menaçants pour les cultures de pommes de terre qui couvrent en France, au début des années 1930, 1 500 000 hectares soit 7% de la surface labourée et représente une des principales sources d’alimentation . Si les moyens chimiques demeurent limités avant 1939, toutefois, à la Libération, la mise sur le marché de substances de synthèse dont certains insecticides organochlorés (le HCH-hexachlorocyclohexane- et le DDT-dichlorodiphényltrichloréthane), semble représenter une solution miracle.
Pour diffuser ces nouvelles découvertes et prescrire leurs applications, sont créés le « Comité de propagande pour la défense des cultures » animé par des industriels et une société d’édition, Ruralia. Cette dernière publie encore aujourd’hui la revue « Phytoma », présentée comme « une revue professionnelle de référence incontestée en matière de protection des plantes, […] une base documentaire à la fois facile à lire et scientifiquement fiable, […] un outil d’information, voire de formation, un outil de travail indispensable à tous ceux qui ont à protéger des végétaux ou à prescrire des solutions pour les protéger » .
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Un objet de recherche à la croisée des domaines de la santé, de l’environnement, des politiques publiques, du marché et des modes de vie
Questionnements et démarche de recherche
CHAPITRE 1 PRATIQUES SOCIALES, RÉGULATIONS MARCHANDES ET ACTION PUBLIQUE : TROIS ÉCHELLES D’OBSERVATION COMBINÉES POUR COMPRENDRE LA CONSTRUCTION ET L’ACTUALISATION DE LA GESTION DES RISQUES LIÉS À L’USAGE DES PESTICIDES DANS LES JARDINS AMATEURS
1.1 – La démarche
1.2 – Pour une sociologie des pratiques sociales domestiques : ouvrir la boîte noire des usages des pesticides par les jardiniers amateurs
1.2.1 – Un acteur ni totalement contraint, ni totalement libre, ni totalement rationnel
1.2.2 – Le quotidien comme cadre temporel de la recherche
1.2.3 – Jardin et logement, propriété privée et vie privée
1.2.4 – Du ménage des champs au jardin planétaire
1.3 – Le marché des pesticides de jardinage : stratégies et arguments de vente de la sphère marchande
1.3.1 – Les géants de l’industrie agrochimique
1.3.2 – La reconversion d’une industrie de guerre
1.3.3 – Un vent de suspicion et des critiques de plus en plus virulentes
1.3.4 – Prescrire des « bonnes pratiques phytosanitaires » comme stratégie marchande de légitimation et de banalisation des pesticides
1.4 – Vers une nouvelle forme de régulation publique des problèmes de santé et d’environnement ?
1.4.1 – La gestion publique des risques liés aux pesticides : une « politique d’usage contrôlé »
1.4.2 – L’interpellation responsabilisante comme nouvel instrument de gouvernance?
1.5 – Le poids de la mobilisation associative
CHAPITRE II DISPOSITIF D’ENQUÊTE: LE DÉFI D’UN PLURALISME MÉTHODOLOGIQUE
2.1 – Disposer d’une représentation statistique des pratiques de jardinage et des usages des pesticides
2.2 – L’enquête par entretien : pour une recherche de sens
2.3 – Bilan à l’usage d’une méthode mixte
2.4 – L’introduction d’une dimension comparative internationale
CHAPITRE III JARDIN ET JARDINAGE : DES FONCTIONS SOCIALE DIFFÉRENCIÉES
3.1 – Décor et décorum
3.1.1 – Un dictat de la presse ?
3.2 – Les jardiniers et le rapport à la nature
3.2.1 – Le jardin sanctuaire
3.2.2 – Une relation fortement émotionnelle
3.2.3 – Une nature domestiquée
3.3 – Le potager menacé de disparition ?
3.3.1 – La preuve d’une ruralité passée et réinventée
3.3.2 – L’autoconsommation : une résistance à la grande distribution
3.3.3 – Une autoconsommation qui encourage le jardinage biologique
3.3.4 – La raison économique demeure
3.4 – Jardin et socialisations
3.4.1 – Le jardin propice aux transmissions intergénérationnelles
3.4.2 – Le partage des tâches
3.4.3 – « L’art d’échanger »
CHAPITRE IV VERS QUELLES ÉVOLUTIONS DES PRATIQUES PHYTOSANITAIRES DANS LE JARDINAGE AMATEUR?
4.1 – Du diagnostic des problèmes au choix des produits
4.1.1 – Les modes d’identification des problèmes
4.1.2 – La prise de décision du traitement
4.1.3 – Les critères de choix des produits
4.2 – L’utilisation des produits et procédés de jardinage : des pratiques déclarées modérées
4.2.1 – Qui utilise quoi ?
4.2.2 – Des pratiques modérées ? Le déclaratif à nuancer
4.2.3 – Deux facteurs de risque différemment appréhendés : le dosage et le port d’équipement de protection
4.3 – Les phases « post-traitement »
4.3.1 – La justification d’un stock important
4.3.2 – Le devenir des produits et des emballages : un problème difficile à gérer
CONCLUSION GÉNÉRALE