Ethnographie conçue comme une enquête sur la question générale du rapport à soi, cette thèse propose une caractérisation de l’appréhension discursive que les Yuracaré ont d’euxmêmes en tant que collectif et en tant que personne, et elle examine plus particulièrement les dispositifs rituels qui lui font écho. Elle étudie d’abord les éléments qui les ont amenés à opter pour une conception d’eux-mêmes fondée sur la figure de l’incomplétude, de l’abandon et de la perte, en prenant pour objet la geste du démiurge Tiri, récit mythologique à travers lequel ils content non seulement l’origine de leur collectif spécifique, mais aussi celle de l’humanité.Elle explore ensuite les dispositifs rituels qui répondent à cette conception particulière du rapport à soi en la mettant au regard d’un duel de flèches réalisé entre rivaux, de rituels de saignées exécutés pour accéder à un statut d’agent accompli individuellement et socialement, et de pratiques chamaniques (cérémonies d’invitation des esprits et initiations permettant l’accès au monde de ces derniers). Cette thèse s’interroge ainsi sur le rapport entre la constitution d’une image de soi, inscrite dans la mythologie et dans la cosmologie, et les moyens rituels qui permettent, chacun à leur manière, d’en “dépasser” les limites ou d’en contourner les problèmes. C’est autant à la spécificité des réponses rituelles et à celle des domaines de la pratique sur lesquels ces rituels s’appuient pour trouver leur sens, qu’à l’entrelacement des configurations relationnelles qui les unissent les unes et les autres au discours mythologique, que cette thèse est dédiée, proposant au final une vision d’ensemble du système socio-cosmique à travers lequel l’idiosyncrasie du rapport à soi yuracaré s’est historiquement constitué. Pour résumer, les thèmes qui orientent le mouvement de la thèse, et servent à jalonner le parcours qu’elle décrit dans l’ethnographie de cette société, sont les réponses que les Yuracaré se sont données à deux questions qui s’impliquent mutuellement. La première, « qui sommes-nous ? », est de l’ordre de la connaissance et reçoit une réponse explicite de leur part. La seconde, « que pouvons-nous faire ? », est de l’ordre de la pratique. Si elle n’est pas exactement verbalisée en ces termes et n’est pas “travaillée” discursivement, cette question ne se pose pas moins implicitement, et c’est précisément par le biais de l’intelligence des dispositifs rituels que l’on entend non seulement la découvrir, mais l’articuler à la dimension mytho-cosmologique du discours.
CONVENTIONS D’ÉCRITURE
Langue yuracaré
Les conventions d’écriture utilisées dans ce texte sont celles adoptées lors de la réunion de normalisation réalisée par les organisations CIDOB, CEAM et le Projet DoBeS Yurakaré, les 23 et 24 juillet 2007 à Santa Cruz de la Sierra. Elles suivent à quelques modifications près la transcription proposée par les missionnaires de la mission Nuevas Tribus. Hormis pour le phonèmes notés [k] [sh] [w], [ë] et [ü], l’ensemble des graphies choisies se prononcent comme en espagnol. Le tableau suivant énumère les différents phonèmes du yuracaré .
Le yuracaré est une langue qui a pour particularité de pouvoir géminer l’ensemble de ses consonnes et de posséder des voyelles longues. La notation de cette particularité se réalise par le doublement des graphies de chaque phonème. Pour les graphèmes utilisant deux lettres, [ch], [sh], [dy] la gémination se note [tch], [shsh], et [ddy]. Parfois cette graphie permet de constituer des paires minimales comme dans le cas de ëshë « pourquoi ? » et ëshshë « pierre, rocher. ».
Le yuracaré est, par ailleurs, une langue à syllabes accentuées. La règle de base consiste à faire tomber l’accent principal sur la pénultième syllabe. Lorsque cette règle n’est pas respectée, l’accent est indiqué par le diacritique [´], sauf sur [ü] et [ë], qui sont écrits [û] et [ê]. Pour des raisons de lisibilité, les termes yuracaré figurent en italique, et les phrases ou les expressions composées en yuracaré insérées dans le texte figurent entre [< >].
Noms propres
Cette thèse mentionne des noms propres, gentilés et toponymes qui peuvent avoir plusieurs graphies. En cas de citation, on respecte la graphie originale, mais on utilise une graphie unifiée dans le corps du texte, fondée sur l’usage commun. Dans le cas des noms de peuple, l’orthographe hispanophone traditionnelle est conservée. On écrit Huayna Capac plutôt que Wayna Qhapak ; Caracara plutôt que Qaraqara ; Chiriguano plutôt que Chiriwano, Chimane plutôt que Tsimane’, etc. Pour cette raison Yuracaré a également été préféré à Yurakaré . Toutefois, les désignations ethniques sont, selon la coutume savante, laissées invariables au pluriel : les Chimane, les Yuqui, les Tacana, etc. Dans le cas des arawak des plaines du Beni, dont les représentants contemporains sont désignés selon des gentilés espagnols – le générique Mojeño, et les sous-groupes Trinitario et Ignaciano – on maintient l’accord du pluriel. Pour différencier de ces groupes les arawak du Mamoré et des régions voisines, on utilise le terme générique Mojo laissé invariable.
Noms d’animaux et de plantes
L’ensemble des noms d’animaux et de plantes ont été conservés en yuracaré suis de leur traduction française la plus utile pour le sens de l’énoncé, et quelques rares fois de leur nom local ou scientifique : floripondio ou brugmansia, palmier Bactris, etc. Une liste des taxons yuracaré, suivis de leur identification lorsqu’elle est disponible, ainsi que des noms usuels de ces espèces en français et en espagnol de Bolivie est disponible en annexe.
Traduction des citations
Dans le corps du texte les citations ont été traduites de leur langue originale dans le but d’en rendre la lecture plus aisée aux lecteurs francophones. L’ensemble des citations dans leur langue d’origine peuvent être consultées également en annexe.
LA GESTE DU DÉMIURGE ÉTOURDI
Le tissu narratif dans lequel se trouvent présentées et thématisées les conditions ayant fondé l’advenir du « nous » yuracaré, appartient à une constellation de récits largement diffusés dans les basses terres d’Amérique du Sud, que l’on peut désigner génériquement, comme le propose C. Fausto, suivant l’inspiration des mythographes amazonistes de la première moitié du siècle passé, par le terme de Saga des Jumeaux .
Cette constellation de récits, dont une des variantes les plus célèbres est sans doute celle des Tupinamba recueillie au XVIe siècle déjà par le cosmographe Thevet . se retrouve notablement bien distribuée parmi les populations de langue tupi-guarani, mais aussi karib, où l’on peut l’identifier grâce à une intrigue très similairement rapportée, qui justifie d’ailleurs le titre qu’on lui a choisi. Dans sa matière la plus synthétique et que partagent la très grande majorité des variantes tupiguarani et karib, elle raconte comment une femme se retrouve enceinte de jumeaux, parfois d’une plus grande quantité d’enfants, puis, séparée de son mari, finit par se perdre en forêt où elle rencontre de féroces jaguars qui la dévorent. Miraculeusement sauvée, tantôt par la grandmère des jaguars, tantôt par une autre figure féminine qui parvient à l’extraire de leurs griffes, la progéniture multiple de la femme est élevée en cachette . Ignorant tout de leur situation, ces orphelins grandissent rapidement, présentant des capacités exceptionnelles d’action dans le monde. Un animal délateur leur apprend incidemment que les jaguars ont tué leur mère, et ils se vengent, laissant souvent échapper l’un des meurtriers, ascendant des jaguars actuels .
Racontée sous cette forme brève, la Saga des Jumeaux peut également être associée ou s’articuler à d’autres intrigues, destruction du monde par le feu ou l’eau, ou encore aventures entre les jumeaux dont l’un occupe la position du décepteur. Ces récits, qui accordent une grande importance à la gémellité – thème amplement développé par Lévi-Strauss –, se chargent parfois d’une dimension cosmologique. Principalement dans les variantes tupiguarani, bien que non exclusivement, le récit incorpore une scène dont l’importance est à cet égard capitale : la séparation des démiurges immortels (qu’incarnent souvent les jumeaux) et des humains, les premiers abandonnant les seconds pour partir à l’horizon ou, par contiguïté, au ciel, dont ils sont dans de nombreux cas les “constructeurs”. Tandis qu’ils demeurent à l’horizon immortel, les humains sont en revanche condamnés à la finitude. À cette migration vers un ciel / horizon s’associe souvent une tension eschatologique qui a pour cause la béance ainsi ouverte entre les démiurges immortels et les humains. Les démiurges apparaissent alors, pour ceux qui content ces récits, comme « ceux qui nous ont quittés, tandis que nous sommes ceux qui sont condamnés à la mort », une mortalité qui se prolongera tant que la déchirure ne sera pas cicatrisée. Cette séparation a par ailleurs régulièrement été convoquée pour donner une origine cosmologique aux Blancs, qui se trouvent ainsi communément rattachés aux démiurges. La littérature ethnographique amazonienne est riche d’une multitude de cas qui s’associent à cette grande narration que Lévi-Strauss n’hésita pas à qualifier, à juste titre, de genèse amérindienne. E. Viveiros de Castro, dans l’ouvrage qu’il consacre à l’ethnographie araweté, par exemple, bien qu’il ne fasse pas référence explicitement à la Saga des Jumeaux, fournit l’illustration cosmologique des grands principes dont elle est porteuse. Les humains, suite à une brouille avec les dieux ou Mai (cognat araweté de Maira, nom d’un des jumeaux dans de nombreuses populations tupi des basses terres nord-orientales), se trouvent oubliés sur terre, tandis que les dieux montent vivre au ciel. Cette séparation justifie au plan cosmologique une spectaculaire eschatologie : les dieux sont aujourd’hui à la fois les ennemis des âmes des humains morts et leur propre devenir. Ils tuent les âmes des morts et les mangent pour reconstituer, à partir des restes du festin cannibale, de nouveaux congénères. La séparation originale des humains et des dieux se répète ainsi par la migration des âmes au ciel et fait le lit d’un cannibalisme funéraire décalé dans l’au-delà.
Les exemples de mise à contribution de l’une ou l’autre des variantes de la Saga pour penser l’arrivée des Blancs ou des Européens sont bien attestés et permettent d’assurer à ces nouveaux venus une place cosmologique . C. Fausto a souligné ainsi son importance chez les Parakanã qui, à partir de leur variante de la Saga des Jumeaux, ont émis l’hypothèse, dans les premières années de contact, que les fonctionnaires chargés de leur pacification étaient peutêtre capables, à l’instar des démiurges gémellaires, de faire revivre ici-bas leurs propres morts, à partir de leurs vieux os. Quoique le thème de l’immortalité n’atteigne pas la même prégnance dans le contexte ethnographique qui est le sien, P. Gow, chez les Piro (arawak) du moyen Urubamba, bien éloignés des Tupi de l’aire Xingu / Tocantin, relève comment l’un des jumeaux, Tsla, finit par disparaître et donner naissance aux Blancs. Il rapporte aussi, en citant Álvarez, que le terme même qui désigne les Blancs pourrait fort bien dériver d’un vocable utilisé pour nommer les fonctionnaires incas responsables du commerce dans la région du Pongo de Manique.
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Table des matières
INTRODUCTION
CONVENTIONS D’ÉCRITURE
PARTIE I PRÉAMBULE
CHAPITRE I LA GESTE DU DÉMIURGE ÉTOURDI
1. Le corpus mythologique et le statut du discours mythique
a. Quelques points de repères
b. Discours rapporté, paroles des ancêtres
2. La geste de Tiri aujourd’hui et hier
a. Version A. Herbi (2000)
b. Version A. José (2000 et 2001 pour l’ultime section)
c. Version d’Orbigny (ca. 1800-1820)
3. Variantes et actualisation de la geste de Tiri
a. Tiri et les Karay : le sel, les mules et le lieu d’origine des missionnaires
b. Ayma-shuñe et les Karay : missionnaire inquisiteur, diable, patron
c. Le cheval et l’arquebuse : Ayma-shuñe et les Chiriguano
d. La société andine, l’Inca, et l’émergence de l’humanité depuis le monde du dessous
CHAPITRE II ENTRE AYMA-SHUÑE ET TIRI
1. Ayma-shuñe : ennemi générique des humains et maître des plantes
a. Être de feu
b. Esprit et maître
2. Tiri : un démiurge en quête de complétude
a. Du démiurge transformateur au maître des humains
b. Dédoublement et incomplétude
c. Un être anti-prédateur
d. L’instaurateur de la condition humaine comme limitation
3. Le phénomène humain
a. « Nous » générique et « nous » contingent
b. La seconde humanité et ses composantes
c. De l’origine des espèces
4. Actualiser le mythe, encore une fois : la mission de l’ethnologue
a. À la recherche de Tiri
b. Le commissaire de Tiri
CHAPITRE III L’HISTOIRE DU DEHORS
1. Les Yuracaré au carrefour de trois mouvements expansionnistes
a. L’expansion de l’administration inca dans les valles et ses incursions dans le piémont
b. Les turbulentes migrations guarani et la genèse des Chiriguano
c. La création de l’Etat colonial et le bouleversement de l’espace régional yuracaré
2. Une mosaïque socioculturelle : le voisinage social des Yuracaré
a. Des valles au piémont septentrional : diversité dans l’ombre de la cordillère
b. L’axe du rio Grande, du piémont aux savanes de Mojos : une complexité difficile à éclairer
3. Les Manshi et les Sulustu : quelques lumières historiques
a. Les mentions historiques des Sulustu
b. Une connexion Mageño – Manshi-ñu ?
4. La première expérience des missionnaires (1775-1822)
a. Un jeu de conjonctures favorables : fonder une nouvelle alliance avec les Karay
b. De l’enthousiasme des uns et des autres à un précaire modus vivendi
c. Un impossible accommodement
d. La théologie des missionnaires du point de vue Yuracaré
5. Les Yuracaré face à la progressive colonisation du piémont : Karay, Mojeños, et paysans andins (1780-1980)
a. Echanges et commerce
b. Les Karay, patrones et commerçants
c. Le mouvement de la Loma Santa et les migrations mojeñas
d. La colonisation andine
PARTIE II PRÉAMBULE
CHAPITRE IV AFFRONTEMENTS : DUELS ET GUERRE
1. Affronter son double
a. Circonstances
b. Le spectacle du duel
c. La prédation mise en scène
d. L’équivalence des chee et la productivité lexicale du yuracaré
2. Les Yuracaré et la guerre
a. Conflictualité et quête de protection
b. Coalitions multiethniques et cycles de vengeances
c. Agressions ponctuelles et “guerre de chee”
d. La guerre intra-ethnique : Sulustu versus Mageños
3. Évocation de la guerre par les Yuracaré
a. Le destin des guerriers tués au combat : un auto-cannibalisme nécrophile
b. Une alliance spirituelle pour la victoire
CHAPITRE V L’UNIVERS DES PARENTS
1. Conjoints et parents
a. Les termes d’époux et l’asymétrie des conjoints
b. La parentalité effective, générique et morale
2. La logique de désignation des cognats
a. Paramètres généraux
b. Univers relationnels masculin et féminin
c. Modulations vocatives
d. Les résonances sémantiques de la terminologie
e. Stabilité historique, variantes régionales et comparaisons ethnographiques
3. Affinité et affinité croisée
a. Terminologie générationnelle, affinité latente et prohibition de l’inceste
b. La terminologie de l’affinité croisée et son registre d’application
c. La constitution des parentèles et l’usage à l’appel de la terminologie d’alliance
d. L’affinité croisée après la mort du truchement
4. L’affinité parallèle : une singulière méta-affinité
a. Apta-ta-w, chee et ñemme
b. Un cas d’application spécifique de l’affinité parallèle
c. La disparition contemporaine des chee ?
CHAPITRE VI SOCIOLOGIE DES COMMUNAUTÉS LOCALES
1. Une dispersion ordonnée
a. Une communauté du haut Isiboro
b. Oromomo, haut-Sécure
c. Une ouverture sur l’histoire
2. L’exercice de l’autorité
a. Capacité de mobilisation, diplomatie extérieure et factionnalisme agnatique
b. Le vocabulaire de l’autorité
c. De la politique des buyta à celle des corregidores
3. L’alliance et la constitution des couples
a. Les limites de la fermeture
b. Les mariages entre parents
c. Le rituel du mariage
PARTIE III PRÉAMBULE
CHAPITRE VII CONTRÔLE DE SOI, DOULEURS, ADVERSITÉ
1. La peau transpercée et les saignées
a. Les saignées : considérations générales
b. Les saignées et le pouvoir génésique des femmes
c. L’inauguration des récipients à bière laweta
2. Les domaines de manifestation de l’adversité
a. Les risques de la sexualité
b. Élever sa progéniture
c. La maladie et son emprise sur soi
3. La mort
a. Eschatologie
b. Les lamentations wëwë-ti
CHAPITRE VIII DANS L’INTIMITÉ CONCEPTUELLE DU RAPPORT À SOI
1. Variations sur l’âme et le corps
a. L’âme et le cœur : shinojshe
b. Un corps comme dessus : -dojo
c. L’âme image et l’inconscience : ñishiwta
2. Présence intensive de soi et position de maître
a. Le paradigme de la racine -eme
b. Yurújure : soi en personne
3. Les autres maîtres
a. Rapports de maîtrise et de prédation et classification des existants
b. La familiarité et la domesticité des animaux
c. La bête et le maître : insectes sociaux et monstres
4. La variation des perspectives
a. Retour sur l’âme des guerriers morts
b. Le perspectivisme symétrique de l’ogre grotesque
c. Les êtres sans anus
CHAPITRE IX L’ATTENTION AUX EXISTANTS SUBTILS
1. L’économie cosmologique des esprits
a. Les Mororuma : des maîtres de l’éclair au redoublement hyperbolique de soi
b. Les “autres” esprits
c. Mauvais augures, apparitions et fantômes : les esprits inconnus et néfastes
d. Les esprits actualisés : angélisation et modernisation
e. Précautions, respect, compassion et transactions : la cohabitation avec les esprits
2. Le commerce des esprits
a. Les esprits en visite
b. Une quête de légèreté et de transparence : le korre-n-chata
c. Apparitions souhaitées, rêves et apprentissages
CONCLUSION