Une crise des ressources
« Une crise des crises vers une pénurie des ressources qui appelle à un changement de cap . »
Il est désormais de plus en plus avéré que nous assistons à un bouleversement climatique global. Depuis 1990 avec le premier rapport du GIEC et déjà avant de nombreux rapports et discours alertent sur ce phénomène et cherchent à en limiter l’impact. Certes si les causes sont multifactorielles, l’activité humaine en est en grande partie responsable par son action sur l’environnement.
Dans l’ensemble des bouleversements auxquels le monde est confronté, il en est un que nous retenons particulièrement pour notre sujet : celui de la raréfaction des ressources naturelles qui provoquent d’ores et déjà des pénuries de matières premières. Certes, ce phénomène n’est pas nouveau et de tout temps l’Homme a fait face à des pénuries de plus ou moins grande importance.
Mais il s’amplifie avec la révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle. Certains parlent même de l’entrée dans une nouvelle ère : celle de l’anthropocène. Ce développement des industries a accéléré considérablement l’exploitation des sols et l’extraction de ressources qui étaient jusqu’alors non utilisées (pétrole) et qui produisent pour la première fois des matériaux non recyclables (polymères, matières plastiques…)
L’Anthropocène est un terme de chronologie géologique proposé pour caractériser l’époque de l’histoire de la Terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre . — Paul Crutzen Cette industrialisation a ainsi généralisé l’usage du béton ou encore de l’automobile dans la construction d’un nouvel idéal de société et de nouveaux modes de vie. S’ensuit alors une course à l’approvisionnement en ressources toujours plus grande et mondialisée. Nous puisons alors de manière infinie dans des ressources finies qui viendront à manquer. Plus grave, la question climatique qui exige de limiter le réchauffement global voudrait que la sagesse soit de laisser dans le sol 80 % des réserves d’énergie fossile.
Nous devons opérer un véritable renversement de regard, «passer de la démesure à la modération », « du toujours plus à la sobriété ».
Le réemploi dans la construction : une pratique à développer pour un monde durable
Dans cet objectif de proposition, le domaine de la construction a de quoi attiser les recherches. En effet, ce domaine est autant un gros consommateur de ressources qu’un gros producteur de déchets tout en s’inscrivant dans un fonctionnement globalisé le plus souvent déconnecté du territoire et de ses habitants.
Plutôt que de rester sur ces constats, il s’agit ici de s’intéresser à des alternatives concrètes qui naissent et qui visent à changer des systèmes en place. C’est pourquoi je me suis intéressé auré emploi des matériaux de construction comme une pratique à développer pour un monde durable. Il s’agit donc de comprendre en quoi cela peut contribuer à une durabilité face à ces trois problématiques que sont la gestion des ressources, des déchets et l’importance culturelle du contexte. Tout en observant cette pratique afin de voir pourquoi elle n’est pas plus développée aujourd’hui et ainsi mettre en avant des limites sociétales à questionner pour enfin chercher comment est-il possible de développer le réemploi dans une éthique de respect de l’environnement(avec tout cequ’il implique).
Qu’est-ce que le réemploi ?
Des origines aux enjeux contemporains
L’histoire du réemploi
Le réemploi depuis toujours
Le réemploi, au même titre que la réutilisation ou le recyclage n’est en rien une nouvelle pratique. En effet depuis les premières grandes constructions, le réemploi de matières premières a toujours constitué un moyen avantageux de bâtir : la main-d’œuvre nécessaire pour de nouvelles extractions était alors plus importante que le démantèlement de bâtiments simplement à l’abandon ou détruits par les guerres et les tremblements de terre. D’ailleurs, les diverses civilisations égyptienne, grecque ou romaine n’ont essentiellement fait que reconstruire sur les ruines du passé. À titre d’exemple, il n’y a que très peu d’acier utilisé par les Romains qui ne soit pas daté de cette époque. Celui employé provient de constructions précédentes et qui a été reconditionné.
Le même phénomène s’est reproduit à plusieurs reprises au cours de l’Histoire comme le démontrent les cathédrales et églises du moyen-âge dont les pierres des cryptes et fondations proviennent des édifices présents auparavant.
Le tournant de l’ère industrielle
Toutefois, un tournant a été marqué à la fin du XIXe siècle avec l’avènement de l’ère industrielle qui a provoqué une abondance sur le marché de matériaux de construction bon marché. Dans le même temps, le développement des transports a permis de débloquer des ressources jusqu’alors peu accessibles ce qui a rendu le réemploi moins spontané.
Dorénavant, il est encore possible de trouver un certain recyclage de matières premières directement dans l’industrie où les métaux ont encore été beaucoup récupérés afin de diminuer les coûts de fabrication. Quant au domaine de la construction, le réemploi reste encore présent durant tout le XXe siècle dans les pays qui n’ont pas vécu cette croissance de l’industrie et plus tard la mondialisation et la globalisation des ressources.
68, un nouvel idéal
L’esprit des constructions vernaculaires n’a toutefois jamais disparu, et il peut notamment se retrouver dans tout le mouvement de la contre-culture américaine naissant dans les années 1970. Mettant en œuvre des constructions entre art et nouvelle conception de société, les Drop Cities par exemple dans l’état du Nouveau-Mexique prennent la forme de dômes géodésiques faits de matériaux récupérés qui se veulent autosuffisants.
Dans le même temps, Michael Reynolds a développé des maisons totalement autonomes en énergie nommées EarthShip, construites tout d’abord à partir de matériaux naturels tels que de la terre crue ou du bois, mais qui sont également constituées de matériaux issus du réemploi comme des pneus pour les fondations, ou des bouteilles de verre dans les murs. Certes, peu de ces matériaux utilisés ne sont, à proprement dit, des matériaux de construction, mais le processus de réemploi leur donne une nouvelle fonction, inventant ainsi le domaine des possibles.
1990, les préoccupations environnementales
Depuis les années 1990, l’industrie du bâtiment alors très puissante prend encore plus le dessus et limite un développement du réemploi dans les pratiques. Toutefois, c’est aussi le moment où les questionsenvironnementales et climatiques prennent de l’importance dans le monde après le Rapport de Brundtland21de 1987. Outre certains particuliers qui vont agir dans ce sens, des collectivités publiques s’emparent du sujet et souhaitent mettre en place des moyens deminimiser leur impact sur les ressources naturelles.
Aujourd’hui, le réemploi à l’épreuve de l’institutionnalisation
Aujourd’hui, le développement du réemploi est encore faible.
L’industrie de la construction reste dorénavant ancrée dans des traditions, complexes et presque immuables. Néanmoins, différentespratiques voient le jour et passent outre cette limitation.
En France tout d’abord, ce sont des expérimentations qui sont construites, à titre de vitrine du réemploi des matériaux, ce sont pour la plupart des œuvres d’art, statut qui facilite grandement les démarches vis-à-vis de la réglementation. La « villa déchets » en 2010 , a fait l’objet d’une grande communication sur les possibilités de la réutilisation de matériaux pas spécifiquement issus de la construction, mais aboutissant à un nouveau bâtiment. Plus récemment, le Pavillon Circulaire en 2015 se voulait la vitrine du REFER (Réseau Francilien des Acteurs du Réemploi), il a convoqué le réseau local pour pouvoir mettre en place un bâtiment exemplaire en matière de réemploi.
Un facteur de développement local
Le réemploi des matériaux change les modes de construction y compris pour ce qui concerne l’acheminement des matières premières secondaires, désormais trouvées à proximité.
Le réemploi in situ
Le fait d’extraire des matériaux sur les constructions démolies modifie tout le processus d’acheminement de la matière. Dans un premier temps, s’il s’agit d’un projet dit in situ, les matériaux sont extraits sur place ou dans les bâtiments construits environnants et réduisent ainsi les coûts énergétiques et économiques liés au transport, coût nonnégligeable dans la production conventionnelle.
Le processus réside alors dans le repérage des matériaux «réemployables » afin d’exploiter au maximum de leur potentiel les « vieux » bâtiments devenus les carrières des nouvelles constructions. Le principe de kilomètre zérode la matière permet d’accéder à une efficacité énergétique de réalisation tout en préservant la valeurhistorique et symbolique de la matière.
Cette méthode est appliquée sur le site des friches de l’Ile-SaintDenis par le collectif Bellastock en partenariat avec l’ADEME. Ils ont développé un scénario pour le réemploi qui passe dans un premier temps par un diagnostic sur les gisements de matières premières secondaires, puis une collecte, un stockage et une préparation des éléments afin d’aboutir à une expertise des matériaux et enfin une nouvelle mise en œuvre dans une construction, tout ça sur site sans déplacement de matière.
Un réseau de revendeurs
Afin de faciliter l’accès à ces gisements de matières premières secondaires de proximité, se sont mis en place des réseaux de revendeurs de matériaux de réemploi. Toujours dans un périmètre local, ces acteurs se constituent en intermédiaires entre les chantiers et les constructeurs. Permettant ainsi la gestion de la collecte et du stockage de ces matériaux afin de pouvoir les valoriser et donner un plus grand panel de choix pour la construction.
Dans l’agglomération nantaise, des structures se développent progressivement à l’image de « Stations Services », qui revend des matériaux de tout type, pas nécessairement des matériaux de construction. C’est le cas également de « Matière Sociale » qui vise à collecteret revendre des matériaux expressément destinés à la construction.
Au-delà de Nantes, existe déjà depuis plusieurs années l’association Belge AsblRotor qui a développé, face à la complexité de trouver des revendeurs de tels matériaux et la dimension aléatoire de leurs stocks, un répertoire des revendeurs belges avec leurs catalogues actualisés régulièrement afin de mettre à disposition des constructeurs une banque de données de matériaux de réemploi. Cette initiative illustre une volonté de rendre accessible cette pratique par une mise à disposition des matériaux de construction dans un périmètre local afin de développer la pratique du réemploi. AsblRotor vise à l’horizon 2030 qu’il soit aussi simple d’utiliser des matériaux neufsque des matériaux issus du réemploi.
Un enjeu social
La mise en œuvre du réemploi requalifie également les normes sociales dans le processus de construction.
Le réemploi créé de l’emploi
Tout d’abord en multipliant les étapes de préparation, de la déconstruction au stockage, les matériaux du réemploi demandent une main-d’œuvre conséquente, mais qui n’est plus aussi techniciste.
Le réemploi, une pratique du Low-Tech
Cette pratique de l’architecture et de la construction telle que nous l’avons vue va au-delà de la simple préoccupation de la gestion des ressources: elle conduit à des questionnements sur la société en général.
Le Low-Tech, un système de société
Face au bouleversement certain de l’écosystème planétaire, il s’agit de trouver des alternatives pour économiser les ressources. Au-delà de ce simple constat, Philippe Bihouix, ingénieur, cherche par le biais du mouvement Low-Tech à proposer des modifications du quotidien, des modes de constructions, des politiques et tente d’apporter des clés pour minimiser les impacts de l’Homme sur la Terre. « Low-Tech veut tout dire et rien dire, c’est surtout un pied de nez au hightech »
Philippe Bihouix
Les basses technologies, c’est une remise en question de tout le fonctionnement de la société. Dans chaque domaine (industrie, bâtiment, transport, électronique, alimentation…). C’est une posture totale à adopter pour diminuer la consommation des ressources (qui s’épuisent inévitablement). Il s’agit de revoir les procédés de fabrication afin de produire plus solide et plus durable (et ainsi abolir l’obsolescence programmée) tout comme le mode d’utilisation des biens qui peuvent être réutilisés, partagés ou mutualisés.
Mais avant tout, il s’agit de redéfinir les besoins de notre société. En effet, malgré une dynamique de changement technique « plus respectueuse de l’environnement », elle ne peut s’accompagner d’une consommation toujours plus importante. De nombreux dispositifs énergivores sont à l’œuvre qui ne sont pas essentiels pour notre confort et qui pourraient être changés.
Dans son livre, l’Âge des Low-Tech38 , Philippe Bihouix présente les façons de pallier un manque de ressources par :
• une baisse de la consommation,
• un changement de mode de consommation avec plus de réemploi et des biens plus facilement réutilisables, car plusréparables,
• des évolutions nécessaires dans les différents secteurs de productions pour relocaliser les services.
C’est une vision modérée du changement à faire qui ne paraît pas exagérée même si difficile à mettre en place. Comme le Scénario Negawatt qui prône une société basée sur la sobriété énergétique, l’efficacité technique et une priorité pour les énergies renouvelables, ces changements sont à envisager à toutes les échelles duparticulier à la politique internationale. Ce sont donc des démarchescomplètes qui peuvent être déclinées dans différents domaines d’activité et leur niveau d’impact.
Le Low-Tech dans le domaine de l’architecture et de la construction
Cette vision globale de la société se retrouve sous plusieurs formes dans l’architecture, car cette dernière constitue une part importantedes paysages, et impacte considérablement les sociétés.
Le Low-Tech se retrouve à différentes échelles du territoire. En commençant par la dimension des régions où des actions peuvent être menées pour redynamiser l’artisanat et le monde rural, et le relocaliser afin de minimiser les transports.
De plus, une vision Low-Tech des bâtiments d’après Philippe Bihouix passe par le réemploi, et aussi par le simple fait de penser les constructions plus solides et plus durables, ou par un changement perception des besoins en chauffage… En effet, même s’il est important de penser une rénovation thermique, la quantité de travail est trop importante, c’est l’effet « parc ». Ainsi il préconise l’isolation du corps et l’acceptation de ne pas être en t-shirt en hiver pour limiterles dépenses énergétiques du chauffage.
Dans les projets présentés dans l’ouvrage Ultra Low-Tech
Architecture, le Low-Tech se retrouve avant tout dans les matériaux utilisés : recyclés, réemployés, réutilisés, biosourcés. Il s’agit d’aller vers une économie des ressources et une conception du projetautour de ces questions de matériaux : influencé par le contexte, influençant le design et requestionnant le rôle du maître d’œuvre.
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Table des matières
Avant-propos
Réflexions sur un contexte en mutation
Vers une architecture contextuelle, locale et holistique
Une crise des ressources
De plus en plus de déchets
Introduction
Pour un développement du réemploi
Qu’est-ce que le réemploi ?
Des origines aux enjeux contemporains
1. L’histoire du réemploi.
a. Le réemploi depuis toujours
b. Le tournant de l’ère industrielle
c. 68, un nouvel idéal
d. 1990, les préoccupations environnementales
e. Aujourd’hui, le réemploi à l’épreuve de l’institutionnalisation
2. Définitions du réemploi
3. Un facteur de développement local
a. Le réemploi in situ
b. Un réseau de revendeurs
4. Un enjeu social
a. Le réemploi créé de l’emploi
b. Un processus de conception bouleversé
5. Le réemploi, une pratique du Low-Tech
a. Le Low-Tech, un système de société
b. Le Low-Tech dans le domaine de l’architecture et de la construction
Les freins au développement du réemploi
Confrontation aux réalités du système actuel
1. Les normes et réglementations
a. À l’échelle des territoires
b. Une souplesse accordée par l’expérimentation
c. Le soutien des institutions
d. Une exception : les travaux publics
2. Le besoin d’une filière 43
a. Un réseau à connecter
b. Peu de gisements identifiés
3. La communication et la médiatisation 46
a. Information
b. Promotion
c. Accompagnement
Le réemploi à l’épreuve du terrain
Expérimenter pour mieux comprendre
1. Appréhender les pratiques
a. Le collectif Bellastock et la démarche REPAR
b. Le guide pratique du CIFFUL
c. Le « Design guide » de Vancouver
d. Le « Design Handbook » au Royaume-Uni
2. … Pour s’approprier une méthodologie propre
a. La décision du réemploi
b. La conception du projet
c. Les externalités positives du projet
3. Une ébauche d’expérimentation
a. Contexte
b. Un pré-projet
c. Prospective méthodologique pour le futur du projet
Conclusion
Pour l’avenir du réemploi
Un fragment dans une nuée de possibles
La recherche pour mûrir un projet
Bibliographie
Annexes
ANNEXE 1 — Protocoles Architecturaux
ANNEXE 2 – Comptes rendus de réunions