Le logiciel libre dans le milieu du travail : le cas de la plateforme Moodle
Dans cette section, nous proposons une approche du phรฉnomรจne des ยซ logiciels libres ยป comme tรฉmoin du dรฉveloppement dโune forme ยซ dโintelligence collective ยป ce qui nous permettra de prรฉciser notre objet de recherche. Dans un premier temps, nous porterons succinctement notre regard sur le passรฉ en revenant sur la ยซ petite histoire ยป qui est ร lโorigine du ยซ mouvement ยป du libre et nous expliquerons ce quโil en est. Ensuite nous verrons que mรชme si ce mouvement prรดne la ยซ libertรฉ ยป il est tout de mรชme encadrรฉ par une variรฉtรฉ de rรฉgimes juridiques. Pour continuer, nous aborderons le mode de dรฉveloppement et de production des ces applications et nous verrons quโils sont les produits dโลuvres collectives rassemblant une multitude dโacteurs. Nous poursuivrons en montrant lโintรฉrรชt que portent les chercheurs aux logiciels libres et ร lโusage qui en est fait dans un contexte organisationnel et/ou institutionnel ; ce qui nous conduira regarder quelles sont les attentes des organisations et/ou des institutions en termes de compรฉtences Open Source et de quelles maniรจres elles sont construites.
Pour terminer, nous nous intรฉresserons aux plates-formes dโenseignement en ligne et plus particuliรจrement ร la plate-forme ยซ Moodle ยป. Nous en prรฉciserons la genรจse et lโรฉvolution. Ensuite, nous ferons รฉtat de quelques statistiques qui montrent comment cette application distribuรฉe est dรฉployรฉe au niveau international tout en sโinscrivant dans une perspective รฉconomique.
Les logiciels libres
Les logiciels libres sont des logiciels dont le code source peut รชtre exรฉcutรฉ, copiรฉ, distribuรฉ, modifiรฉ et amรฉliorรฉ. ร lโorigine de ce terme, nous trouvons lโinfluence de Richard Stallman qui, depuis plus de vingt ans, sโรฉvertue ร promouvoir le ยซ mouvement du logiciel libre ยป par le biais de la Free Software Foundation (FSF).
Stallman explique que le mouvement du ยซ libre ยป trouve son origine dans les annรฉes 1970 alors quโil travaillait au laboratoire dโintelligence artificielle (IA) du Massachussets Institute of Technology (MIT). Le point de dรฉpart du mouvement est, dit-il, lโhistoire dโune imprimante bloquรฉe. Le principal dรฉfaut de cette machine รฉtait une certaine propension au bourrage papier ce qui contraignait lโutilisateur ร ยซ rester plantรฉ devant la machine comme un valet au chevet de son maรฎtre ยป. Bien entendu, Stallman ne pouvait rien aux bourrages mรฉcaniques. De la mรชme faรงon, il lui รฉtait impossible dโaccรฉder au logiciel qui contrรดlait lโimprimante pour le modifier en fonction de ses besoins (Stallman, Williams, & Masutti, 2011, pp. 1-16).
ยซ C’est secret, protรฉgรฉ par des droits et des brevets ยป, lui rรฉtorquait le constructeur. ร cette opacitรฉ, une raison simple: le programme de l’imprimante รฉtait livrรฉ sans son code source, ses secrets de fabrication. Sans accรจs ร ceux-ci, Richard Stallman ne pouvait adapter lui-mรชme le logiciel rรฉtif. Et, aurait-il pu y accรฉder, il n’aurait pas eu le droit d’intervenir sur leur contenu, ni de diffuser ses perfectionnements ร d’autres utilisateurs de la mรชme imprimante. Quelques annรฉes plus tard, en 1985, Stallman fondait la Free Software Foundation avec comme objectif de crรฉer des logiciels diffusรฉs avec leur code source. Des logiciels que tout un chacun pouvait copier ร l’infini, modifier au grรฉ de ses besoins, et redistribuer ร sa convenance. Des logiciels que personne ne pouvait s’approprier. Des logiciels libres (Latrive, 2000, p. 12).
Selon la FSF un logiciel est qualifiรฉ de libre sโil prรฉsente pour ses utilisateurs les quatre libertรฉs suivantes :
โย la libertรฉ d’exรฉcuter le programme, pour tous les usages ;
โ la libertรฉ d’รฉtudier le fonctionnement du programme, et de le modifier pour lโadapter ร ses besoins (l’accรจs au code source est une condition nรฉcessaire) ;
โย la libertรฉ de redistribuer des copies ;
โ la libertรฉ dโamรฉliorer le programme et dโen publier les modifications afin quโelles soient profitables ร toute la communautรฉ (GNU, 2013).
En dรฉfinitive, le logiciel libre a ยซ en quelque sorte restaurรฉ la logique premiรจre de lโindustrie informatique oรน les logiciels รฉtaient accompagnรฉs de leur code source ยป (Benkeltoum, 2009, p. 38). Si ces libertรฉs reflรจtent la philosophie (en termes dโexploitation et de dรฉveloppement) du mouvement Open Source il est nรฉcessaire de noter que celui-ci est encadrรฉ par une variรฉtรฉ de rรฉgimes juridiques.
Un mouvement encadrรฉ par des obligations contractuelles
Dans sa thรจse, Bonneau (2012), souligne que le courant sโappuyant ยซ sur les principes รฉnoncรฉs par la FSF reprรฉsente la vision plus radicale et libertaire issue des idรฉes de Stallman. Son refus de toute forme de droit d’auteur constitue pour plusieurs acteurs du libre un obstacle au dรฉploiement des logiciels libres dans l’entreprise ยป (p. 22). Cโest, explique la chercheuse le cas de Raymond et de Perens (2008) qui recommandent une approche ยซ plus flexible รฉtant davantage compatible aux hybridations entre le libre et le propriรฉtaire, impliquant ร la fois les particuliers et les entreprises ยป (ibid., p. 23). En effet, comme lโexplicite Cardon (2005), il est parfois nรฉcessaire pour les porteurs de projet de (notamment lorsque sโรฉtend la nรฉbuleuse des contributeurs) de se tourner vers des sponsors institutionnels ou privรฉs ou de se prรชter ร des articulations avec lโunivers marchand comme en tรฉmoigne par exemple, le partenariat de Google avec Wikipedia.
Ainsi, lorsque les pro-Stallmaniens militent pour ce que Bonneau appelle la ยซ branche dure du mouvement du logiciel libre ยป (2012, p. 23), certains comme Perens et Raymond (2008) prรดnent une approche plus modรฉrรฉe en proposant lโexpression ยซ Open Source Software ยป. Ainsi, comme le souligne Bonneau mรชme si de nombreux logiciels libres sont publiรฉs sous la licence GPL (General Public Licence), le ยซ mouvement de lโOpen Source recouvre dรฉsormais plusieurs formes disparates puisquโen plus de la licence GPL, il existe dโautres types de licences รฉnonรงant chacune des droits diffรฉrents ยป (op. cit.). Mais, au-delร de ces questions de licence, il est ร noter que les logiciels libres ยซ sont le fruit dโun travail coopรฉratif entre de nombreux dรฉveloppeurs qui ne se connaissent parfois que de maniรจre virtuelle ยป (Dang-Nguyen & Pรฉnard, 1999, p. 106) et qui sont au fondement dโun modรจle de production de style ยซ bazar ยป.
Une ลuvre collective dรฉveloppรฉe ร distance : le style ยซ bazar ยป comme mode de dรฉveloppement et de productionย
Dans lโarticle ยซ La cathรฉdrale et le Bazar ยป Raymond (1998), oppose deux modes de dรฉveloppement de logiciels. Le style ยซ cathรฉdrale ยป pour les logiciels propriรฉtaires et le style ยซ bazar ยป pour les logiciels libres.
Le style ยซ cathรฉdrale ยป sโinscrit dans la ยซ logique traditionnelle de la division technique du travail, de sa planification et de son organisation rationnelle, qui privilรฉgie lโapproche centralisรฉe et hiรฉrarchisรฉe ยป (Blondeau, 2000, p. 189). Selon ce point de vue, les logiciels doivent ยซ รชtre conรงus comme des cathรฉdrales, soigneusement รฉlaborรฉes par des sorciers isolรฉs ou des petits groupes de mages travaillant ร lโรฉcart du monde ยป (Raymond, 1998). Il sโagit dโune production en sรฉrie oรน ยซ lโingรฉnieur รฉlabore, le dรฉveloppeur dรฉveloppe et le consommateur consomme ยป (op.cit.).
Avec le style ยซ Bazar ยป, le cycle de production est parallรฉlisรฉ au moyen de ce que Raymond appelle la ยซ Loi de Linus ยป qui pose les assises dโune organisation dรฉstructurรฉe encourageant la crรฉativitรฉ, lโinitiative et renforรงant lโefficacitรฉ des individus. Lโidรฉe est dโimpliquer un nombre considรฉrable dโutilisateurs dans lโamรฉlioration du produit, de les stimuler par la ยซ perspective auto-gratifiante ยป de prendre part au dรฉveloppement de celui-ci et de les rรฉcompenser par lโintรฉgration de leurs idรฉes dans le produit et par des mises ร jour rรฉpรฉtรฉes. De fait, le dรฉveloppement de logiciel libre sโinscrit dans un mode de travail ยซ communautaire ยป et devient ainsi un processus de coopรฉration au sein duquel utilisation et production tendent ร se confondre (les utilisateurs sont des dรฉveloppeurs tout comme les dรฉveloppeurs sont des utilisateurs). Si, de prime abord, ce mode de dรฉveloppement peut paraรฎtre anarchique, en y regardant de plus prรจs on se rend compte quโil est moins alรฉatoire quโon ne lโimagine. En effet, tout projet de logiciel libre dispose dโun noyau de dรฉveloppeurs qui garantit sa cohรฉrence. Ainsi, les axes futurs de dรฉveloppement sont discutรฉs et fixรฉs en commun ce qui permet de faire des choix raisonnables et de dรฉsigner des objectifs.
De plus, contrairement au ยซ logiciel propriรฉtaire ยป, le processus de crรฉation des logiciels libres ยซ รฉchappe ร toute approche marketing, se fondant plutรดt sur la notion dโutilitรฉ sociale ยป (Moineau & Papatheodorou, 2000). Nous comprenons quโoutre leur mode de production, leur qualitรฉ technique et/ou leur rentabilitรฉ financiรจre, les logiciels ร code source ouvert peuvent รชtre envisagรฉs comme des vecteurs de participation sociale (Couture, Haralanova, Jochems, & Proulx, 2010, p. 45) fondรฉs sur la ยซ resocialisation de lโacte de crรฉer ยป (Aigrain, 2005). Par consรฉquent, rendu possible par lโavรจnement dโInternet, le modรจle de travail coopรฉratif permet la participation des usagers au processus dโinnovation du logiciel, ce qui les propulse de fait, au rang de co-dรฉveloppeurs.
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Table des matiรจres
Introduction
Premiรจre partie : Analyse du dรฉveloppement professionnel dans une configuration sociale interconnectรฉe
Chapitre 1 : Le dรฉveloppement professionnel dans une sociรฉtรฉ cognitive portรฉe par le rรฉseau Internet
1.1 Une sociรฉtรฉ cognitive fondรฉe sur lโรฉconomie du savoir et de la connaissance
1.2 La rรฉalitรฉ Internet : un vecteur du dรฉveloppement professionnel dans une sociรฉtรฉ interconnectรฉe ?
1.3 La rรฉalitรฉ 2.0 : une combinaison de technique et de social
1.4 Un รฉcosystรจme informationnel
Chapitre 2 : Le logiciel libre dans le milieu du travail : le cas de la plate-forme Moodle
2.1 Les logiciels libres
2.2 Les plates-formes dโenseignement en ligne ร code source ouvert : le cas de la plate-forme Moodle
Chapitre 3 : Le ยซ Moodleur ยป acteur des son dรฉveloppement professionnel
3.1 Le dรฉveloppement professionnel : un concept, une multitude dโexpressions
3.2 La notion de professionnalisation
3.3 Le dรฉveloppement professionnel : dรฉfinitions
3.4 Deux perspectives dโanalyse du dรฉveloppement professionnel
3.5 Le dรฉveloppement professionnel compris comme un processus collectif
Synthรจse de la premiรจre partie et problรฉmatisation
Deuxiรจme partie : Vers une lecture socioculturelle du dรฉveloppement professionnel dans une configuration sociale interconnectรฉe
Chapitre 4 : Lโactivitรฉ humaine, genรจse du dรฉveloppement professionnel. Approche systรฉmique
4.1 La thรฉorie de lโactivitรฉ : un cadre de lecture pour le dรฉveloppement professionnel
4.2 La modรฉlisation de lโactivitรฉ selon Engestrรถm
4.3 Lโactivitรฉ humaine sous lโangle de lโapprentissage expansif
Chapitre 5 : La dynamique sociale dudรฉveloppement professionnel
5.1 La notion de ยซ communautรฉ ยป : ce que dit la littรฉrature
5.2 Le dรฉveloppement professionnel des ยซ Moodleurs ยป au regard de leur participation
Synthรจse de la deuxiรจme partie
Troisiรจme partie : Le dรฉveloppement professionnel des Moodleurs Une configuration sociale interconnectรฉe
Chapitre 6 : Mรฉthodologie dโรฉtude du dรฉveloppement professionnel dans le contexte de la communautรฉ virtuelle des Moodleurs
6.1 Le cas de la communautรฉ Moodle
6.2 Lโart de comprendre
6.3 Le groupe comme sujet dโรฉtude : une approche ethnomรฉthodologique
6.4 Lโenquรชte ethnographique
Chapitre 7 : Design de la recherche
7.1 Premiรจre รฉtape : Prise de contact avec la rรฉalitรฉ sociale de lโactivitรฉ des Moodleurs
Lโenquรชte par questionnaire ethnographique
7.2 Deuxiรจme รฉtape : Interdรฉpendance cognitive. Le forum lieu dโobservation du dรฉveloppement professionnel
Chapitre 8 : La rรฉalitรฉ sociale des Moodleurs
8.1 Description de lโรฉchantillon
8.2 Elรฉments sociomรฉtriques
8.3 Paramรจtres anthropomรฉtriques professionnels
8.4 Lโactivitรฉ autour de la plate-forme Moodle
8.5 Comment ont-ils (elles) appris ?
8.6 Travail de mise ร jour des connaissances
8.7 Auto-รฉvaluation du niveau de compรฉtence
8.8 Le partage de connaissances
8.9 Pratiques participatives sur le forum de la communautรฉ Moodle
8.10 Les formes dโappartenance ร la communautรฉ
Chapitre 9 : Interdรฉpendance cognitive. Le forum, lieu dโobservation du dรฉveloppement professionnel
9.1 Observation contextuelle du forum ยซ Assistance technique ยป de la communautรฉ ยซ Moodle ยป
9.2 Dynamique sociale du dรฉveloppement professionnel : approche micro-ethnologique
9.3 Modรฉlisation des fils de discussion
9.4 Le contenu des messages
Conclusion gรฉnรฉrale