DES UTOPIES HETEROTOPIQUES OU LA MISE EN APPLICATION DE MODELES DE SOCIETES DIFFERENCIES
Endemol, société de production hollandaise, notamment à l’origine du programme Big-Brother (l’adaptation française en est Loft Story) et du concept de téléréalité d’enfermement, diffuse depuis le 6 janvier 2013 sur la chaîne hollandaise SBS6 un nouveau programme : Utopia. Le principe est simple, 15 candidats vont vivre en communauté pendant 365 jours, « (…) ils devront eux-mêmes aménager le terrain qui leur est confié pour vivre dans des conditions acceptables. En créant un ersatz de société communautaire, ils mettront au point leur propre système de règles et de lois » (Lambert, 2014). Les participants de ce programme disposent d’un hangar désaffecté, d’un terrain cultivable d’un hectare et demi, de 25 poules et de deux vaches. Ils ont aussi un raccordement à l’eau et à l’électricité, et disposent d’un téléphone pour communiquer avec l’extérieur (Lambert, 2014). Ici en France, la chaîne télévisuelle de la TNT NT1 diffuse depuis le printemps 2013 la série télévisée Révolution créée par Éric Kripke en 2012. Le synopsis situe l’histoire aux Etats-Unis. Les individus doivent réapprendre un nouveau mode de vie après l’effondrement du modèle de société postindustriel occidental qui reposait entièrement sur l’électricité. Plus de 12 ans après un blackout électrique, la vie en société s’organise autour de milices armées qui contrôlent l’approvisionnement d’armes et la circulation des personnes après l’effondrement des gouvernements . Des initiatives cette fois-ci bien réelles, proposent des modèles de sociétés alternatives comme le village de Marinaleda situé en Andalousie (Espagne), qui « (…) développe depuis les premières élections libres de 1979 un système social et politique à contre-courant du modèle prédominant » . Ce village andalou en autogestion repose sur un système de démocratie directe et sur la mise à disposition de logements bon marchés (Fremeaux & Jordan, 2012). Les villageois disposent de 1200 hectares qu’ils exploitent en coopérative qui « (…) intègre ses propres unités de transformation et commercialise sa production » (Fremeaux & Jordan, 2012). L’idéologie utopique du village peut se lire, comme le rapporte I. Fremeaux et J. Jordan, dès l’arrivée au village: « en larges lettres d’acier audessus de la terrasse du bar, on peut lire: MARINALEDA – UNA UTOPIA HACIA LA PAZ – OTRO MUNDO ES POSSIBLE (Marinaleda – Une utopie vers la paix – Un autre monde est possible) » (Fremeaux & Jordan, 2012). D’autres initiatives visent à réinventer la production et la consommation d’énergie actuelle vers des modèles décentralisés qui procurent des autonomies locales (Manier, 2012). Le débat qui entoure la transition énergétique s’intéresse ici à la société civile (citoyens) qui développe des révolutions énergétiques disséminées à travers le monde dont l’objectif est d’offrir l’autonomie du point de vue de la production et de la distribution énergétique. En Inde, un écovillage abritant le Barefoot College fonctionne entièrement à l’énergie solaire (hôpital, éclairage public, téléphone, …) (Manier, 2012). Ce collège dit « aux pieds nus » n’est pas un établissement comme les autres: « c’est un centre d’éducation populaire ouvert à tous, dans lequel les villageois apprennent à être autonomes dans tous les domaines: santé, habitat, énergie, … » (Manier, 2012). Ce programme d’éducation, débuté en 1989, vise à former uniquement des femmes au principe de l’ingénierie énergétique. Ces femmes, une fois formées, s’engagent à enseigner la technique à d’autres femmes, « dans une chaîne d’apprentissage mutuel que les animateurs du collège ont baptisé Solar sisters » (Manier, 2012). En Rhône-Alpes, au sein des agglomérations grenobloise et lyonnaise se développe le mouvement des kapseurs dont le projet initial est issu de l’université de Louvain, « où le concept de « kot à projet » (« kot » signifie « logement étudiant » en Belgique) existe depuis quarante ans » . Le principe des Koloc’ A Projets Solidaires (KAPS) propose à des étudiants un loyer modique en échange de leur engagement dans un projet solidaire: « pour environ cinq heures d’engagement hebdomadaire, les kapseurs bénéficient d’un logement entre 140 euros et 320 euros pour une chambre en colocation, suivant les villes » . A Lyon, l’Afev en partenariat avec VEH et Alliade Habitat , propose au Tonkin, proche du campus de la Doua, « (…) un T4 et un T6 qui accueillent depuis septembre les nouveaux Kapseurs à Villeurbanne » . Les actions menées par les étudiants s’articulent autour des thématiques en lien avec la famille-école et l’écocitoyenneté, ainsi qu’autour de la lutte contre l’exclusion et l’isolement .
LE LOGEMENT SOCIAL ET SON SYSTEME D’ACTEURS : DE L’HABITANT AUX PROFESSIONNELS
L’étude du logement, à travers ses fonctions primaires et sociales, met en avant des logiques de circulation différenciées entre d’un côté les habitants et de l’autre les professionnels de l’habitat. Notre travail s’intéresse au lien existant entre le logement et la consommation. Le logement représente un bien de consommation, premier poste de dépenses contraintes (Dalsace, 2012) des ménages. Plus les revenus d’un individu sont faibles, plus l’individu va déployer des stratégies informelles au sein de l’espace domestique, de proximité ou au sein de ses relations sociales, pour augmenter son reste-à-vivre (Dalsace, 2012) et son mieux-vivre. L’étude des pratiques habitants met en avant une pluralité de destins des locataires du parc social : des classes sociales les plus démunies aux classes moyennes .
En pratique, les enjeux et les besoins des habitants et des professionnels se heurtent à des imaginaires différents qui conduisent les locataires à des stratégies de contournement pour le maintien de l’équilibre social et qui amènent les professionnels à s’interroger sur le sens des pratiques habitantes, non pas pour augmenter le RAV des locataires mais pour maximiser les entrées au sein des parcs de logements sociaux. Cette volonté conduit à une injonction paradoxale amorcée par les professionnels : pour maximiser les entrées des locataires solvables, il faut d’une part proposer des logements sociaux « haut de gamme » (et donc plus chers), et d’autre part mettre en place une organisation sociale basée sur l’entraide et la solidarité afin d’augmenter le mieux-vivre des individus. L’enjeu de la mise en place d’une consommation collaborative au sein de résidences sociales nous conduit à nous interroger sur le sens des pratiques habitantes, mais également sur le sens que les professionnels attribuent à ces pratiques habitantes. Le système d’acteurs qui se dégage de notre enquête met en exergue une incertitude commune (pour les habitants et les professionnels) : celle de la « solvabilité ». Les stratégies déployées par chacun viseraient à assurer la « solvabilité du locataire ». L’enquête de terrain qui va suivre révèle que l’ensemble du jeu d’acteurs se construit autour de cette incertitude commune. Les acteurs développent des stratégies pour limiter cette incertitude. Pour les locataires, il s’agit de l’instauration d’un système de solidarité de proximité, de stratégies d’évitement, de l’adaptation de l’activité professionnelle tout comme du choix du lieu de résidence. Les professionnels eux, mettent en place des Think tank (ateliers de créativité et enquêtes sociologiques sur les usages) (HEC, 2013), une gestion informatique du rapprochement offre/demande et développent une nouvelle offre de logement social comme l’habitat groupé. Ces stratégies conduisent à une institutionnalisation de la solidarité en logements sociaux.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
1. Genèse de la recherche: d’ «Utopia» à un modèle économique de société encastrée
A. Des utopies hétérotopiques ou la mise en application de modèles de sociétés différenciés
B. Des utopies disséminées, des projets éparses dans différentes sphères du social: d’une société de don à une société de marché
2. Le logement social et son système d’acteurs : de l’habitant aux professionnels
3. Méthodes d’analyse et champs mobilisés
A. Une pratique de la socio-anthropologie sous contrats
1. «La société de projets» de la Duchère pour Pierre Colombot
2. «Le vivant et le bâtiment: quelles aménités? Quels usages?» pour Elan
3. «De l’habitat groupé au logement social mutualisé: Quelle adaptabilité? Quels dispositifs transposables?» pour Club Construction Durable (Bouygues Construction)
4. «Recherche PRESAL (Perception des Risques en Santé‐Environnement sur les Agglomérations de Lyon, Lille, Marseille, Paris) pour EHESP
5. Travaux complémentaires
B. Approche interdisciplinaire des sciences sociales
1. Anthropologie urbaine selon Anne Raulin
2. Anthropologie et architecture: une «anthropologie de l’espace»
3. Sociologie urbaine
4. Géographie sociale
5. Sciences sociales et échelles d’observation
6. Des échelles d’observation à une approche ethnométhodologique
C. L’ethnométhode à l’épreuve du terrain: observation participante et temps long sur le terrain
3. Les enjeux sociologiques du logement, de la quête du sens jusqu’à la « solvabilité du locataire »
4. Annonce du plan: d’un questionnement social à une démonstration socio‐ anthropologique
I. Le logement social : entre espace de créativité professionnelle et lieu de repli
A. Pauvreté et innovation de fait: adaptabilité du logement en fonction de contraintes économiques et sociales
1. Couturière à domicile : d’un projet de vie à un projet social
2. Artiste : être allocataire du RSA et entrepreneur
3. Rappeur : la musique, comme rempart à la marginalisation
4. Retraité : aider les autres pour donner un sens à sa vie
B. Repli communautaire et peur de l’autre : le logement comme protection sociale, une protection contre les autres
1. Le logement : entre protection de l’intimité et contrôle social
2. Le logement comme « catalyseur » des tensions sociales
3. Le « locataire » : un observateur de l’évolution des usages et des pratiques au sein d’une résidence
II. La solidarité et l’entraide où les stratégies résidentielles des ménages modestes : entre adaptabilité et contraintes de pouvoir d’achat
A. Le cas de la Duchère. La débrouillardise : du travail au noir à l’économie souterraine
1. Du travail au noir à l’économie souterraine : une manière d’entreprendre singulière
2. Le système débrouille : comment organise‐t‐on son projet avec le cumul des prestations sociales ?
3. Les circuits de distributions alternatifs
B. Les pauvres de l’Ouest parisien : comment adapte-t-on sa consommation aux « beaux quartiers » ?
1. Le cumul des activités professionnelles : un premier rempart à la pauvreté
2. Vivre en HLM dans les « beaux quartiers »
3. Etre en HLM et allocataire du RSA : un amortisseur de la pauvreté dans les « beaux quartiers »
4. Acquérir un logement par prêts solidaires
5. Etre « pauvre » et vivre dans les « beaux quartiers » n’efface pas les inégalités sociales mais les déplace
6. Le choix de la centralité, un choix qui nécessite des compromis vis‐à‐vis du logement
C. De la solidarité des quartiers à l’individualisme de la pauvreté en centre-ville : les destins du « pauvre » citadin
1. Etre solidaire à la Duchère : perception du quartier comme un « village », entre enjeux et devoirs
2. Des enjeux aux devoirs de réciprocité des habitants au sein du quartier
3. Le principe du don et du contre don : adaptabilité de cette notion aux systèmes d’échanges économiques
4. Au‐delà du principe du don de M. Mauss, vers une redéfinition de la notion d’échange et de réciprocité. Le cas de Karpia Consulting
III. Habitat, consommation sous contraintes et crise économique : les modes d’habiter et la pauvreté
A. Consommation et habitat: le reste à vivre des populations pauvres
1. Approche sociologique de la pauvreté
2. Approche économique de la pauvreté: la notion de « reste à vivre »
B. Les pénalités de pauvreté en France: comment le marché aggrave la situation des populations pauvres
1. Les réponses (imparfaites) déjà existantes
C. Pauvreté et phénomène de la «double peine»
CONCLUSION