Le Linked Open Data et les œuvres musicales
Qu’est-ce l’œuvre musicale ?
Tandis qu’une œuvre de l’art plastique se manifeste dans un objet physique unique, l’existence de l’œuvre musicale dans la culture occidentale ne se dévoile qu’à travers ses multiples représentations, sous une forme notée ou acoustique. Or, ces différentes représentations de l’œuvre musicale ne sont toutefois pas l’œuvre elle-même, ce qui lui confère une forme difficile à saisir :
« [Musical] works cannot, in any straightforward sense, be physical, mental, or ideal objects. They do not exist as concrete, physical objects; they do not exist as private ideas existing in the mind of a composer, a performer, or a listener; neither do they exist in the eternally existing world of ideal, uncreated forms. »(Geohr 1992, citée dans Allison-Cassin (2016)
En autres termes, « a musical work (like any creation) is existentially viewed as an abstract concept in time rather than a particular physical entity in space. » (Smiraglia 2001, p. 3)
La musique, étant avant tout un phénomène acoustique, nécessite l’intervention d’un musicien-interprète pour lui conférer une certaine existence audible. Contrairement aux musiques traditionnelles ou celles qui sont centrées sur l’improvisation, la musique dite « classique » s’est développé autour de la transmission écrite de la musique. La notation musicale, qui nous intéresse particulièrement dans ce travail, est le canal de communication qui s’est imposé au fil de l’histoire entre le compositeur et ses interprètes.
L’œuvre musicale et le modèle FRBR
Avec l’informatisation progressive des catalogues de bibliothèques et le partage de notices bibliographiques grâce au format MARC, l’échange de métadonnées entre bibliothèques s’est répendu. Il a fallu dès lors garantir une certaine qualité des notices partagées et, à partir des années 1990, il a été admis que « la pression continuelle qui pousse à effectuer un catalogage « minimal » nécessite un réexamen approfondi des relations qui existent entre les éléments spécifiques de données présents dans une notice et les besoins de l’utilisateur. » (IFLA 2012, p. 8)
C’est ainsi que les Spécifications fonctionnelles des notices bibliographiques (plus connues sous le sigle FRBR, pour Functional Requirements of Bibliographic Records) ont été publiées en 1998 après cinq ans de travail par le Groupe de travail IFLA sur les Spécifications fonctionnelles des notices bibliographiques (Paillard 2015). Cette publication fait suite à d’autres travaux publiés par l’IFLA, à savoir les « Principes de Paris » (1961) et la « Description bibliographique internationale normalisée pour les monographies » (ISBD(M), publié en 1971).
L’œuvre musicale et le modèle LRM
A l’instar du FRBR, le LRM (Library Reference Model) est également un modèle conceptuel de référence de haut niveau. Plus complexe que son prédécesseur, il est « développé dans un cadre de modélisation entité-association enrichi9 » (Le Pape 2017, p. 18). Il s’agit d’une consolidation du modèle FRBR en intégrant des éléments des deux autres modèles complémentaires développés également par l’IFLA, à savoir les FRAD (Functional Requirements for Authority Data) et les FRSAD (Functional Requirements for Subject Authority Data).
Publié officiellement en 2018, le LRM est un modèle générique conçu comme une ontologie pour le Web sémantique. Les trois groupes d’entités que l’on trouvait dans le modèle FRBR ont été regroupés dans une seule ontologie avec une hiérarchie plus formelle. Le premier groupe d’entités FRBR (WEMI) a été repris et intégré dans le LRM, mais il est désormais englobé dans une nouvelle entité (« Res »), à savoir une superclasse qui représente « toute entité dans l’univers du discours » (Riva, Le Bœuf et Žumer 2017, p. 20).
Si les définitions des entités « œuvre » et « expression » restent sensiblement les mêmes que celle que l’on trouve dans le modèle FRBR, les relations entre ces entités sont définies avec plus de souplesse, permettant de définir des expressions comme étant dérivées d’autres expressions sans restriction .
L’œuvre musicale : représentations bibliographiques
Le titre uniforme (TU)
Quel que soit le modèle conceptuel, l’œuvre (et ses expressions) occupe une place importante dans la description bibliographique, surtout lorsqu’il s’agit des œuvres de musique classique. Dans la pratique courante, l’œuvre est représentée encore aujourd’hui par une chaîne de caractères construites de façon contrôlée, connue largement sous le nom du « titre uniforme». Si l’usage de ce titre uniforme est répandu pour les œuvres musicales (Coyle 2017), c’est que la musique « is in many ways a special case because, unlike texts, musical compositions often do not have a single distinctive title » (Coyle, 2016a, p. 26).
Le titre uniforme est traditionnellement entouré par des crochets carrés pour les distinguer du titre propre de la ressource . Par ailleurs, le titre uniforme est toujours lié au créateur de l’œuvre lorsque ce dernier est connu et est composé du titre de l’œuvre (significatif ou non-significatif) et d’un ou plusieurs attributs de l’œuvre, dont les plus courants sont la distribution instrumentale, le numéro d’opus ou de catalogue thématique ainsi que la tonalité (Parmentier 2012 ; Pagels 2020)
Les notices d’autorités
Le titre uniforme en tant que chaîne de caractères trouve ses origines dans le catalogue sur fiches. Il peut s’avérer toujours utile dans un environnement informatisé s’il comprend des attributs qui n’apparaissent pas dans le titre propre et qui peuvent être précieux pour retrouver et identifier l’œuvre contenue dans la manifestation (typiquement, le numéro d’opus d’une œuvre musicale) lorsqu’il s’agit d’une recherche à l’aide d’un mot-clé. Ce titre peut également se présenter sous la forme d’un hyperlien permettant le regroupement des autres manifestations concernées également par le même titre uniforme. Néanmoins, en tant que chaîne de caractères (et selon les règles qui encadrent sa construction), la quantité d’information qu’il peut contenir est limité. La notice d’autorité présente, à cet égard, plusieurs avantages.
Dans l’univers du vocabulaire contrôlé, une notice d’autorité devrait contenir ad minima les titres possibles de l’œuvre en question, tout en désignant un de ces titres comme étant le titre «privilégié» (ou « préféré ») qui devrait être utilisé dans les notices bibliographiques (Leise2008). Toutefois, les notices d’autorités peuvent inclure d’autres informations utiles, notamment lorsqu’il s’agit des œuvres musicales. Nous avons déjà évoqué la distribution musicale, le numéro d’opus (ou de catalogue) et la tonalité, mais on pourrait également ajouter la forme de l’œuvre, la date de l’œuvre, le public cible, les versions alternatives, les révisions ou toute autre caractéristique distinctive importante.
Monteverdi : Lamento d’Arianna
Présentation de l’œuvre
Le Lamento d’Arianna est tout ce qu’il a été préservé de l’opéra « Arianna » (SV56 291) de Claudio Monteverdi (1567-1643), représenté pour la première fois en 1608 à Mantoue.
L’œuvre n’ayant jamais été éditée dans son intégralité du vivant du compositeur. Cet extrait, écrit pour une voix de soprano et une basse continue, nous est connu grâce à deux éditions non-autorisées (1923 pour les deux) du Lamento d’Arianna (SV 22). Le livret de l’opéra par Ottavio Rinuccini (1562-1621) étant épargné, nous pouvons supposer que les cinq strophes que comprend ce Lamento ont été probablement chantées en alternance avec d’autres strophes, écrites pour un chœur de pêcheurs.
Monteverdi lui-même a transcrit les quatre premières strophes pour cinq voix et basse continue (SV 107). Ces quatre strophes sont devenues quatre madrigaux qui font partie du Sixième livre de madrigaux, publié en 1614. Bien plus tard, une autre version de la main de Monteverdi est apparue en 1640 ou 1641 dans le recueil « Selva morale e spirituale » sous le titre « Pianto della Madonna sopra il Lamento d’Arianna », dotée d’un texte en latin (SV 288). Cette version, également pour voix et basse continue, se termine après la quatrième strophe (Dachary,2020).
Au 20e siècle, en 1908, c’est le compositeur italien Ottorino Respighi (1879-1936) qui a orchestré le Lamento pour mezzo-soprano et orchestre (Gambaro, [sans date]). Parmi les autres transformations de l’œuvre on peut mentionner l’orchestration du compositeur allemand Carl Orff, interprétée pour la première fois en 1925 sous le titre « die Klage der Ariadne » (OrffZentrum München [sans date]). Finalement, une tentative de reconstruction discutable du Lamento avec les chœurs de pêcheurs a été publiée en 1961 par Fedtke et Moser (Noble1962).
Bruckner : Symphonie n° 8
Présentation de l’œuvre
La majorité des symphonies d’Anton Bruckner (1824-1896) ont été révisées par le compositeur, connu pour ses hésitations et son manque de confiance en soi (Hawkshaw, Jackson 2011). La huitième symphonie en do mineur, WAB62 108 n’en fait pas exception. Elle a été composée entre juillet 1884 et août 1887, mais a subi les premières modifications en octobre 1887, suite à la critique exprimée par le chef d’orchestre Hermann Levi (1839-1900), un des grands supporteurs du compositeur.
Bruckner a retravaillé la symphonie entre fin 1887 et mars 1890. C’est cette deuxième version qui a finalement été publiée en 1892. Toutefois, le musicologue Robert Haas (1886-1960), éditeur de la Alte Gesamtausgabe (parue entre 1930 et 1944), a publié également une version« mixed » de ces deux versions en 193963 (Notley 2006). C’est grâce à la publication de la première version en 1972 par le musicologue Leopold Nowak (1904-1991) que celle-ci est devenue disponible pour l’étude et l’exécution. Ces trois versions (1887, 1890 et 1939) coexistent dans le monde musical et il est courant d’indiquer dans les programmes de concert ou sur les pochettes de disques « Edition de 1887 », « Edition de 1890 » ou encore « Edition Haas ».
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Table des matières
1. Introduction
1.1 Origine de la recherche
1.2 Méthodologie générale
1.2.1 Questions de recherche
1.2.2 Objectifs de la recherche
1.2.3 Structure du travail
1.2.4 Périmètre de recherche
1.2.5 Terminologie
2. Qu’est-ce l’œuvre musicale ?
2.1 Définitions
2.1.1 Aspect conceptuel
2.1.2 Aspect bibliothéconomique
2.2 L’œuvre musicale : représentations bibliographiques
2.2.1 Le titre uniforme (TU)
2.2.2 Les notices d’autorités
3. La problématique
3.1 Introduction
3.2 Le(s) format(s) MARC
3.3 Exemples musicaux problématiques
3.3.1 Le choix des cas d’études
3.3.2 Méthodologie de la recherche documentaire
3.3.3 Les cas d’études
3.4 Synthèse et commentaires
4. Le Linked Open Data et les œuvres musicales
4.1 Introduction au Linked Data
4.2 Web sémantique et RDF
4.2.1 Le triplet RDF
4.2.2 Les vocabulaires et les ontologies
4.2.3 Linked Data et Linked Open Data
4.3 Les avantages du LOD pour la description bibliographique
4.4 Le contrôle d’autorité dans un environnement LOD
5. Méthodologie
6. Réalisation
6.1 Les notices d’autorités et les ressources similaires
6.1.1 Le choix des attributs : synthèse
6.1.2 Notices d’autorités : attributs d’œuvres ou d’expressions ?
6.1.3 Les attributs retenus
6.2 Etat des lieux des ontologies et vocabulaires pour la musique
6.2.1 MusicBrainz (ca 2002)
6.2.2 Kanzaki Music Ontology (2003)
6.2.3 The Music Ontology (2006)
6.2.4 DOREMUS (2014)
6.2.5 Performed Music Ontology (2016)
6.2.6 Comparaison entre les ontologies
6.2.7 Autres vocabulaires
6.3 Sélection des vocabulaires
6.3.1 Le choix d’un vocabulaire
6.3.2 Recherche dans les ressources employant le Linked Data
6.3.3 Les vocabulaires retenus
6.4 Pistes de description en RDF
6.4.1 Beethoven : Symphonie n° 1 (LD)
6.4.2 Monteverdi : Lamento d’Arianna (LD)
6.4.3 Vivaldi : Les quatre saisons (LD)
6.4.4 Bruckner : Symphonie n° 8 (LD)
7. Discussion et perspectives
7.1 Le Linked Data et les attributs musicaux
7.1.1 L’avantage est dans les détails
7.1.2 Des relations expressives
7.2 Œuvres et expressions en Linked Data
7.3 La granularité et la qualité de données
7.4 L’incipit musical
7.5 Vers une nouvelle recherche d’information
7.6 Bonnes pratiques et recommandations
7.7 Critique et difficultés rencontrées
8. Conclusion
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