Le licenciement massif des salariés de Moulinex

Le licenciement des Moulinex, une entrée au chômage comme les autres?

   Pour introduire le licenciement des Moulinex, les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la perte d’emploi vont être mises en perspective à la lumière d’exemples de fermetures d’entreprises et de plans sociaux de grande ampleur ayant eu un large écho médiatique. La fin de l’année 2001 avait été marquée par une succession de réorganisations industrielles (Marks et Spencer, AOM-Air-Liberté… ) qui s’est poursuivie en 2002 et 2003 (Metaleurop, Air Lib, ACT Manufacturing, Solectron, GIAT…). Il était alors question d’ »une cascade », de « listes noires » des licenciements priétés, qui marquent le passage du statut de travailleur à celui de chômeur, seront mises en lumière, ainsi que des éléments qui le singularisent par rapport à d’autres formes collectives d’entrée au chômage. Notons que ces dernières ne peuvent être considérées comme représentatives de l’ensemble des cas des plans  de licenciement. Un grand nombre de restructurations s’est déroulé « en douceur », sans être connues du grand public . A quand remonte la fin du travail chez Moulinex? Au 22 octobre 2001, lorsque le tribunal de commerce de Nanterre annonçait la liquidation judiciaire du Groupe Moulinex-Brandt et le licenciement de plus de 4 500 salariés à travers la France? Ou bien au 7 septembre 2001, le jour du dépôt de bilan et de la mise en redressement judiciaire de l’entreprise d’électroménager? L’une des premières caractéristiques de la rupture avec l’emploi subie par les anciens Moulinex est peut-être sa difficile datation. Les rumeurs de reprise d’activité dont le devenir du groupe industriel basnormand a fait l’objet, ont entretenu l’espoir d’une remise en marche de l’activité du groupe, tout en donnant à la fin de Moulinex l’aspect d’une longue agonie. Pour cette recherche, la fin de l’emploi dans le groupe d’électroménager est fixée aux lendemains de l’annonce du dépôt de bilan de l’entreprise d’électroménager, au 11 septembre 2001, lorsque les salariés de Moulinex avaient été placés en chômage partiel. Cette date qui coïncide avec les attentats de New York, a été retenue car elle correspond au moment de la non reprise du travail par les salariés, ce qui constitue une rupture objective avec l’emploi. Elle marque aussi le début d’une mobilisation collective importante sur les cinq sites de production non repris par le groupe Seb : celui d’Alençon dans l’Orne, de Bayeux, de Cormelles-le-Royal et de Falaise dans le Calvados ainsi que celui de Saint-Lô dans la Manche. Le premier point de distinction avec d’autres formes de mise au chômage est donc le caractère collectif de la rupture avec l’emploi, qui se cristallise tout particulièrement au moment des mouvements sociaux organisés par les salariés en opposition aux plans de suppression d’emplois. Les occupations d’usines, les défilés dans les villes, les filtrages sur le périphérique de Caen et les irruptions dans des établissements bancaires ont abouti à une sensibilisation publique très large de la cause des Moulinex. A la différence des mouvements luddistes du 19e siècle, la destruction ou le détournement de l’outil de production par les salariés ne constituent pas une finalité en soi mais un moyen pour peser sur les autorités locales, gouvernementales pour l’octroi d’une prime exceptionnelle de licenciement 4 et d’une certaine recon3. Myriam Campinos-Dubernet et al. (2002), Restructurations. Nouvelles donnes, Paris, Les Editions de l’Industrie. Cette extension de l’espace de contestation hors de l’usine vise également à sensibiliser l’opinion publique sur le sort des salariés privés d’emploi. Mais à un niveau local, la médiatisation de la colère exprimée par une partie des licenciés a eu pour contre-partie de conférer une image négative aux Moulinex. En raison de l’ampleur des actions entreprises, les salariés de l’entreprise d’électroménager ont vite été associés aux « Cellatex ». Tout comme les anciens employés de la filature de rayonne à Givet (Ardennes), des travailleurs de Moulinex à Cormelles-le-Royal dans le Calvados avaient menacé de faire exploser l’usine à l’aide de bonbonnes de gaz. La force d’un groupe en mouvement est de pouvoir maintenir la pression, de continuer à faire connaître sa cause et sa détermination à agir. Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss soulignent l’importance que jouent les liens sociaux qu’ils soient familiaux, professionnels ou syndicaux pour affronter ces moments déstabilisants : « A long history of association combined with traditional roots in kinship and community yield maximum conditions for cohesiveness that may operate against either totally undesirable passages » . Les mouvements de travailleurs prennent leurs racines dans le passé des luttes sociales mais également s’inspirent du modèle d’organisation du travail tel qu’il se pratique à l’usine. Un journaliste du quotidien Libération a relevé le rigorisme ouvrier dont les salariés de l’usine d’AR Carton avaient fait preuve lors des 300 jours de leur mobilisation : « par équipe et par tranche de six heures, week-end compris, ils tiennent leur outil de travail. Dans un classeur sont conservées les fiches de présence signées et le planning » . La dynamique syndicale est une donnée importante à prendre en compte dans le déroulement et le dénouement d’une situation conflictuelle. Hérauts des mouvements sociaux , les syndicalistes se constituent aussi en véritables acteurs dans le travail de négociation avec les représentants de l’Etat, de la direction du travail ou des services publics pour l’emploi. L’un des plus connus est le charismatique Thierry Lepaon, chef de file des différents mouvements sociaux qui ont eu lieu chez le fabricant d’électroménager.

Un concept protéiforme

  Originellement, le concept d’attachement est une notion utilisée en psychologie. Il est issu de la théorie développée en ethologie sur le lien premier formé entre le nouveau né et « l’être signifiant », qui est le plus souvent la mère . Cette théorie de l’attachement est fondamentale pour comprendre le développement de l’enfant. La sociologie, ensuite, l’a étudiée mais sous le concept d’implication (involvement) ou d’engagement (commitment). Les sciences de gestion lui ont attribué différents synonymes : l’implication professionnelle, l’implication dans l’emploi , l’éthique protestante du travail , l’implication dans la carrière, l’implication dans l’organisation , sans réelle distinction entre chacune d’elles. Originellement, le concept d’implication a été appliqué à l’analyse des professions, des carrières , mais a été étendu à bien d’autres secteurs . L’implication contient l’idée d’investissement, de don de soi au présent, d’actes réalisés au quotidien pour le bon fonctionnement de son organisation. L’attachement renvoie plutôt à un lien a-temporel qui perdure entre l’individu et son entité employante. C’est cette « connexion spirituelle », cette relation chargée de sens et de sentiments et qui reste toujours vivante dans la mémoire des individus même au-delà de l’emploi qui sera étudiée ici. L’attachement à une organisation peut recouvrir trois formes aux dénominations différentes selon les auteurs. Il peut être « affectif », « calculé » ou « normatif » , ou bien « cathartique », « cognitif » ou « évaluatif » . Ces trois dimensions du rapport à l’entreprise vont être approfondies successivement afin de révéler chacune de leur spécificité. Selon une première approche plutôt psychologique ou affective, l’attachement renvoie aux relations sociales mais aussi symboliques tissées entre l’individu et son groupe d’appartenance sur un fond de forte affectivité. Danièle Linhart explique que l’entreprise de Chausson à Creil était vue comme un « véritable cocon protecteur » . Sylvie Malsan, à propos d’Alcatel parle de l’entreprise comme d’une « mère nourricière » pour ses salariés et pour l’ensemble de la région . Cette transfiguration prouve combien l’organisation est sujette aux phénomènes d’idéalisation, elle est humanisée, elle peut prendre les formes d’un organisme vivant, d’un grand appareil producteur et reproducteur . Le lien entre l’individu et l’organisation mobilise un phénomène proche de celui du transfert thérapeutique qui consiste à projeter sur l’organisation tout entière des sentiments affectifs 13. Le ’je’ et le ’nous’ se mêlent et se confondent dans ce que Denise M. Rousseau appelle « l’expansion cognitive du soi » . Ce glissement pronominal dans les discours des personnes donne la trace d’un contrat psychologique, c’est-à-dire une relation entre l’individu et son organisation fondée sur des attentes réciproques de bienveillance et de respect .

La continuité

   Dans son ouvrage Parcours de la reconnaissance, Paul Ricœur part du principe que l’identification est soumise au temps et qu’en cela il l’éclaire. Le philosophe parle des « traits cumulatifs du temps », c’est un temps lui-même extensif qui est ici présupposé : c’est-à-dire « un temps non seulement parcouru de moments en moments mais accumulé ». D’une certaine manière, pour les classes laborieuses relativement peu dotées en capital scolaire et social, le temps constitue une véritable richesse. Le futur est dans le présent, en ce sens que par le travail régulier, le futur devient palpable, il est contrôlable et l’avenir n’est plus soumis aux soubresauts conjoncturels. L’argent progressivement accumulé, pièce après pièce, mois après mois, réclame tempérance, patience, ténacité, obstination, opiniâtreté mais aussi régularité et persévérance. La constance est donc la norme. Pour illustrer cet exemple, Richard Sennett dans son ouvrage Le travail sans qualité évoque ce que Max Weber appelle la « cage de fer » et qui correspond à « une structure bureaucratique qui rationalisait l’usage du temps ».  Les travailleurs les moins qualifiés appliquent donc une « rationalisation » du temps, qui consiste en un usage déterminé de celui-ci à une fin elle aussi bien définie. C’est ce que Richard Sennett appelle « l’emploi discipliné du temps » . En étudiant la vie d’un travailleur qu’il appelle Enrico, Richard Sennett s’arrête sur le caractère linéaire et cumulatif du temps de ce concierge, ancien immigré italien. « Et au fil du temps, ils accumulaient : chaque semaine, Enrico et Flavia voyaient leur épargne augmenter et évaluaient leur vie de famille à l’aune des améliorations et ajouts divers apportés à leur ranch. Finalement, ils menaient une vie prévisible. » La chronologie des événements procure du sens, dessine une ligne, une direction. Le temps est porteur d’une certaine cohérence, il met de l’ordre et permet également une explication en termes de ’causalité’ . C’est par le temps qui s’écoule que se mettent en place la routine, le rythme quotidien et les habitudes de travail. D’une certaine manière, le temps conforte, rassure et assure. De nombreux auteurs ont repéré une corrélation positive entre le temps passé dans une organisation donnée et l’identification à celle-ci. Cette relation est confirmée par de nombreux auteurs : « Avec le temps, (. . . ) l’identification ou la fierté d’être affilié peut se développer » . L’ancienneté fournit un certain nombre de garanties pour le présent et des droits sur le futur. Jean-Pierre Aubert, alors responsable interministériel chargé des restructurations dans le secteur de la défense, exprime assez bien cette réalité. « Un ouvrier licencié après trente ans de carrière perd tout. L’ancienneté est pourtant le seul moyen, pour un ouvrier, d’obtenir une situation un peu meilleure dans son travail. »

Manières d’approcher le phénomène des restructurations

   Dans l’étude sur les restructurations  et les fermetures d’entreprise, se dégagent deux grands types de travaux, dissimulant deux approches très différentes du phénomène. L’un et l’autre seront présentés dans les traits qui les caractérisent et de manière assez schématique peut-être. Le domaine des restructurations peut s’approcher du point de vue des mesures et des acteurs engagés dans le cadre d’une réorganisation industrielle, c’est-à-dire à un niveau structurel et procéduriel. Ce type de littérature s’est spécialisé dans l’établissement de bilans ou d’évaluations de programmes et de dispositifs de reconversion industrielle tels que l’accompagnement. Il ne sera pas question dans ce travail de thèse du sujet de la reconversion ou du retour à la vie civile du personnel militaire des armées. social des publics, les mesures de reclassement, les projets de formation ou de transfert de compétences, les moyens de redynamisation des sites, le partenariat entre les différents acteurs politiques ou sociaux ou les plans d’aménagement du territoire. Qu’il s’agisse des processus de « transition professionnelle » , de transférabilité des qualifications , de mouvements de « désocialisation/resocialisation » , de « processus social » , de « recomposition » des formes de travail, le changement professionnel contient une connotation positive. Le mouvement des mutations industrielles est perçu comme un bon « analyseur »  des mutations économiques et sociales en cours, « un creuset d’idées et de pratiques » . Les objets d’étude sont abordés à l’échelle de l’entreprise, des sites de reconversion, d’une collectivité territoriale, d’un territoire, d’une région, d’un ou de plusieurs pays . Les seconds types de travaux portant sur les fermetures d’entreprise empruntent beaucoup à une approche de type ethnographique. Ces recherches, élaborées le plus souvent à partir d’interviews ou de situations d’observation, privilégient une approche intensive plutôt qu’extensive (« intensive rather than extensive « ). L’attention est portée sur le ressenti de la perte d’emploi, le cheminement des licenciés dans les circuits de la recherche d’emploi, « les déchirures, les blessures, le traumatisme infligés »  par l’arrêt du travail. Souvent, l’intervention d’un ethnologue dans des « lieux qui ferment » prend la forme d’un rôle de thérapeute, de médiateur social permettant ainsi l’extériorisation des souffrances et la mise en place d’un travail mémoriel.

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Table des matières

Introduction
I Les fondements de l’analyse 
1 Caractériser la perte d’emploi 
1.1 Le licenciement des Moulinex, une entrée au chômage comme les autres?
1.2 Les conséquences de la perte d’emploi
1.3 Les facteurs de vulnérabilité face au chômage
2 De l’objet d’étude à l’enquête 
2.1 Le lien à l’entreprise, ses formes et ses fonctions
Un concept protéiforme
Qu’est-ce que s’impliquer veut dire
Les conditions de l’attachement
2.2 De l’attachement à la carrière
2.3 L’enquête Moulinex
Manières d’approcher le phénomène des restructurations
Une enquête tout au long d’une thèse
Moulinex, une population homogène? .
II Le passé professionnel chez Moulinex 
1 L’éthique industrielle et l’esprit du paternalisme 
1.1 Une entreprise à l’image du ’Père’
1.2 Le système Jean Mantelet
1.3 Une entreprise socialement intégrée
2 Une intégration professionnelle différenciée 
2.1 Les chemins qui menaient à Moulinex
2.2 Un travail divisé
2.3 Des parcours différenciés
3 L’attachement à Moulinex 
3.1 Les fondements du lien à l’entreprise
3.2 La satisfaction dans l’emploi
3.3 Le salarié de la stabilité
4 De cadences en décadence 
4.1 Le poumon économique et le cœur politique d’une région
4.2 Des usines à géométrie variable
4.3 Un lien professionnel déjà menacé
III Le devenir des salariés licenciés 
1 Quand l’émoi passe
1.1 Chômage au pluriel
1.2 Stupeur et rassemblement
1.3 Les cellules de reclassement : beaucoup d’attentes… mais peu d’espoir
2 Les situations retrouvées deux ans après
2.1 Les inégalités vers le réemploi
2.2 Le processus de retour à l’emploi
2.3 Une réinsertion professionnelle toute en nuance
3 L’activité de recherche d’emploi
3.1 Les modes de l’emploi
3.2 Les savoir-faire de l’employabilité
3.3 En quête d’emploi
4 Des carrières de licenciés 
4.1 Des carrières de licenciés
a Les carrières fragilisées
b Les carrières déstabilisées
c Les carrières continues
d Les carrières fragmentées
4.2 L’enchaînement des méfaits du chômage
4.3 Sur la pente de la disqualification sociale?
IV Les effets de la perte d’emploi 
1 La santé 
1.1 Une rupture en soi
1.2 Les raisons du mal-être
1.3 Vivre sans Moulinex
2 Les modes de vie 
2.1 Soucis au présent et crise en l’avenir
2.2 Les destructurations du chômage : l’expérience féminine
2.3 Des recompositions de vie : le temps des hommes
3 Les relations sociales 
3.1 Le couple : des liens tendus
3.2 Les familles de chômeurs
3.3 Le risque d’isolement social
4 Le rapport au politique 
4.1 Le rapport à la citoyenneté
4.2 L’ « entre soi » Moulinex
4.3 Besoin de savoir, besoin de mémoire
Conclusion
Le chômage des Moulinex, un chômage moderne?
Inégaux devant le retour à l’emploi
Contre le chômage à durée indéterminée
V Annexes 
Bibliographie
Annexe méthodologique
Caractéristiques de l’enquête
Les limites de l’enquête
La voix et la réponse
Liste des interviewés
Liste des interviewés par entretiens-passations
Liste des interviewés par entretiens
Liste des figures
Liste des tableaux

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