Le legendaire dans les guides de voyage comme etre culturel anecdotique

À partir des années 1970, la sociologie du quotidien apparaît clairement, du moins en France, comme un moyen de renouveler la perspective politique des recherches sociologiques. En effet, après Henri Lefebvre [1968], elle cherche à abandonner le paradigme de la domination dans le but de penser le social autrement, à savoir en partant de sa dimension ordinaire . C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut comprendre ces mots de Michel Maffesoli :

« Au lieu d’être obnubilé par le couple aliénation-libération, au lieu de se crisper sur leur relation parfaitement tétanique, il importe de tourner son regard vers cette vie de tous les jours qui, d’une manière cahotique et aléatoire, dans l’ennui et dans l’exubérance, poursuit son chemin d’une manière obstinée et quelque peu incompréhensible. » [Maffesoli, 1998 (1979) : 23] .

Ainsi, la sociologie du quotidien se propose d’analyser l’ordinaire du social, non pas comme un espace de soumission des dominés aux dominants, mais bien comme un espace de production aux contours un peu flous. Plus précisément encore, le social devient un espace de créativité comme le pensent entre autres Michel Maffesoli [1998 (1979)] et Michel de Certeau [1990 (1980)]. Cette sociologie étudie, en somme, la façon dont les individus sociaux cuisinent, s’habillent, marchent ou encore lisent, précisément parce qu’il s’agit là d’actions proprement quotidiennes et ordinaires, mais à condition, cependant, de partir du principe que ces individus réalisent ces actions en rusant.

La dimension politique de cette approche peut être synthétisée en recourant à ce mot de Michel de Certeau : « Il est toujours bon de se rappeler qu’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots. » [1990 (1980) : 255]. Ainsi, cette sociologie se propose de donner aux individus sociaux les moyens de se saisir d’eux-mêmes en prenant conscience de leur résistance intuitive aux biens de consommation et aux règles socioculturelles, tacites ou non, du marché. Elle a, en outre, l’ambition d’attirer l’attention de ceux qui sont en charge de ce marché sur le fait que leurs « consommateurs » ne sauront faire autrement que de leur résister en tant qu’usagers

On voit donc que le couple dominés/dominants ou oppresseurs/opprimés cède ici la place à un couple légèrement différent : celui de l’espace des produits offerts sur le marché des biens contre les opérations des individus sociaux qui en font l’usage, cet usage se caractérisant par sa créativité. Autrement dit, on voit ici se mettre en place la problématique des pratiques et des usages qui accompagne dès ses origines la sociologie du quotidien : en somme, sortir du paradigme de la domination, c’est entrer dans celui de la pratique des usagers afin de faire la preuve et/ou l’étude de leur activité.

Ces pratiques sont conçues de façons différentes par les auteurs. Ainsi, par exemple, pour Michel Maffesoli, le quotidien s’impose comme un espace de l’« à présent », c’est-à-dire de l’actualité de soi dans les socialités par la créativité, ou encore de présentification socialisée des individus sociaux ; alors que pour Michel de Certeau, le quotidien définit un espace avant tout pensé comme polémologique et dans lequel les individus créatifs, pris comme des usagers, peuvent vaincre les stratégies institutionnelles. Quoi qu’il en soit, de façon générale, le quotidien apparaît comme l’espace de pratiques sociales en tant qu’elles sont créatives.

Cette question de la pratique me semble fondamentale. Et si je l’aborde du point de vue de la sociologie du quotidien, c’est que le légendaire, tel qu’il se manifeste dans les guides de voyage, a quelque chose à voir avec ce quotidien. D’ailleurs, Michel de Certeau n’hésite pas à consacrer plusieurs parties de son Invention du quotidien à la légende [1990 (1980) : 40-43 & 158-163 ; 1994 (1980) : 192-196]. Quant à Michel Maffesoli, il l’évoque également dans une partie de son ouvrage La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne intitulée « La fantastique quotidienne. La fiction de la réalité » [1998 (1979) : 89-106].

L’EVENEMENT LEGENDAIRE

Dans un premier temps, je partirai de l’approche d’Alban Bensa et Éric Fassin pour définir l’événement. Ces auteurs, dans un article qu’ils écrivirent ensemble, ont approché l’événement en termes de « rupture d’intelligibilité » [2007 (2002)]. Il me semble que cette façon d’aborder cette notion est originale et pertinente, lorsqu’il s’agit de mesurer les affinités qu’elle peut entretenir avec le légendaire, souvent considéré comme quelque chose qui a déjà échappé à la réalité. Je m’emploierai à le montrer par la suite en me fondant sur l’analyse d’autres notions.

Le monstre et la monstruosité seront ainsi au cœur du deuxième temps de cette démonstration. Je m’appuierai plus particulièrement sur les travaux de Michel Foucault, mais aussi sur ceux de Jean Céard [1996 (1977)] et Jean-Michel Sallmann [2006] pour construire ces deux notions et montrer qu’elles aussi fournissent des éléments convaincants qui permettent de penser le légendaire. Le monstrueux se définissant comme l’intrusion, dans un ordre, d’une chose qui, a priori, ne lui appartient pas, on commencera ainsi à aborder la question de la mise en événement en jeu dans le légendaire.

Enfin, je discuterai des apports de certains travaux consacrés à la notion de sacré. Plus particulièrement, je montrerai que le « ganz anderes » de Rudolf Otto [2001 (1949)] et la hiérophanie de Mircea Eliade [2007 (1957)] constituent de riches cadres interprétatifs qui permettent d’entrer dans le légendaire par la question de la « béance du sens », c’est-à-dire par la question d’une suspension éventuelle de l’interprétation ou encore d’une incertitude fondamentale (comme celle que Tzvetan Todorov attribue au fantastique [1970]) qui caractérise, en propre, l’événement. Je disais, plus haut, que l’objectif de ce chapitre est de prouver que le légendaire prétend dire quelque chose de singulier. Il faut à présent expliciter un second objectif qui consiste à donner une première vue du légendaire. Et c’est précisément par cette pluralité et cette hétérogénéité de références que je souhaite définir cette notion centrale de la thèse. Je procéderai ainsi par « scintillations » pour reprendre le mot de Roland Barthes [2002]. Il s’agira, autrement dit, de réaliser une sorte d’esquisse du légendaire en le positionnant dans un champ d’objets très différents et en montrant ce que ces objets – ou certains aspects de ces objets – peuvent avoir en partage avec lui. On comprend que ce chapitre n’a donc pas pour fonction de dresser le cadre théorique de la notion de légendaire tel qu’il en sera question tout au long de ce mémoire de thèse. Il cherche simplement à montrer que cette notion rappelle, renvoie, convoque, mobilise une pluralité d’autres notions qui permettent de questionner celle qui nous intéresse ici directement. Ainsi, l’appel à des chercheurs, des théories, des approches et des notions à première vue aussi divergentes a pour fonction de montrer que le légendaire, tel qu’il est conçu par les guides de voyage, peut se définir comme un objet fuyant, un objet-frontière de l’espace et du temps, mais aussi et surtout, des savoirs scientifiques.

L’EVENEMENT COMME RUPTURE D’INTELLIGIBILITE

Dans l’article introductif du numéro 38 de la revue Terrain intitulé « Qu’est-ce qu’un événement ? », Alban Bensa et Éric Fassin reviennent sur la notion d’événement et sur la façon dont elle a été abordée par les sciences sociales afin d’en proposer une nouvelle définition : l’événement serait une rupture d’intelligibilité ; cette rupture serait corrélative d’une béance de sens [2007 (2002 )].

Avant d’expliquer ce que ces auteurs entendent par là, je propose de revenir d’abord sur leur posture de recherche. Je présenterai, ensuite, cette définition de l’événement conçu comme rupture d’intelligibilité. Enfin, je reviendrai sur l’idée de la béance du sens qui, selon Alban Bensa et Éric Fassin, accompagne nécessairement l’événement.

Une approche phénoménologique de l’événement
Alban Bensa et Éric Fassin font longuement référence à deux chercheurs en particulier. Il s’agit de Pierre Nora et Gilles Deleuze dont ils citent deux textes traitant de la notion d’événement : « Le retour de l’événement » pour le premier [1974 : 210 228] et Logique du sens pour le second [1969]. S’ils revendiquent une certaine forme de continuité par rapport au travail de Gilles Deleuze, Alban Bensa et Éric Fassin disent tout autant leur scepticisme à l’égard d’une pensée comme celle de Pierre Nora.

L’historien du temps présent propose, dans cet article qui a pour fonction de fixer le programme d’une « histoire contemporaine », une définition de l’événement que les auteurs qualifient de constructiviste. En réalité, ce que Pierre Nora définit, c’est moins la notion d’événement que celle d’événement moderne. Et si la définition qu’il propose peut être taxée de constructivisme, c’est que selon l’auteur, l’événement moderne ne peut être défini en dehors de sa manifestation dans l’espace médiatique; c’est-à-dire que l’événement moderne se définit précisément par le fait qu’il est médiatisé par et dans le système des mass media : « Dans nos sociétés contemporaines, c’est par [les mass media] et par eux seuls que l’événement nous frappe, et ne peut pas nous éviter. » [1974 : 212] Autrement dit, Pierre Nora « réduit» l’événement (selon le terme d’Alban Bensa et Éric Fassin) à sa construction médiatique. Et les auteurs de conclure : « Il ne faut […] pas confondre l’événement avec sa manifestation, comme le proposait Pierre Nora : la médiatisation n’est en effet que la matérialisation de l’événement. » [2007 (2002)].

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LE LEGENDAIRE DANS LES GUIDES DE VOYAGE COMME ETRE CULTUREL ANECDOTIQUE
CHAPITRE PREMIER. L’EVENEMENT LEGENDAIRE
1. L’EVENEMENT COMME RUPTURE D’INTELLIGIBILITE
1.1. Une approche phénoménologique de l’événement
1.2. La rupture d’intelligibilité
1.3. La béance du sens
2. LA POETIQUE DE L’ABERRANT
2.1. Le légendaire et la figure du monstre
2.2. Le monstre et le dire monstrueux
2.3. L’innommable et l’aberrant
3. L’ORDONNANCEMENT D’UN MONDE LEGENDAIRE
3.1. La question du sacré
3.2. Le « ganz anderes » et la hiérophanie dans le légendaire
3.3. L’incertitude
CHAPITRE 2. L’INSIGNIFIANCE DU LEGENDAIRE
1. LA NEUTRALISATION SEMIOTIQUE DU LEGENDAIRE
1.1. Le soin éditorial dans les guides de voyage
1.2. Les positions nodales du guide
1.3. Les procès de la neutralisation sémiotique du légendaire
2. LA NEUTRALISATION, LE NEUTRE ET L’INSIGNIFIANT
2.1. Le Neutre de Roland Barthes
2.2. Un exemple de Neutre selon Roland Barthes
2.3. Le neutre dans le légendaire des guides généralistes
3. LA NEUTRALISATION, LE PARADIGME ET L’INSIGNIFIANT
3.1. Le légendaire méconnu
3.2. Le légendaire face aux institutions du savoir
3.3. Le légendaire et le paradigme de l’insignifiant
CHAPITRE 3. LE LEGENDAIRE ET L’ANECDOTIQUE
1. DEFINIR L’ANECDOTE ET DE L’ANECDOTIQUE
1.1. L’anecdote comme seuil : entre secret et publicité
1.2. L’anecdote comme geste discursif
1.3. L’anecdote et la situation de communication
2. LE LEGENDAIRE COMME ETRE CULTUREL ANECDOTIQUE
2.1. Qu’est-ce qu’un « être culturel » ?
2.2. Le légendaire : un « être culturel » anecdotique
2.3. Le légendaire et la « polychrésie » anecdotique
3. LES APPORTS DE L’APPROCHE COMMUNICATIONNELLE DU LEGENDAIRE
3.1. Les approches des « formes triviales simples »
3.2. Le problème de la valeur sociale et scientifique des formes triviales simples
3.3. La question de leur « vérité »
DEUXIEME PARTIE : LA PRODUCTION DES SAVOIRS INCLASSABLES
CHAPITRE 4. LA QUESTION DU RECIT ET L’ART DE DIRE LEGENDAIRE
1. LA QUESTION DU RECIT ET L’ÉNONCIATION DU LEGENDAIRE DANS LES GUIDES
1.1. Énoncés légendaires synthétiques et énoncés légendaires développés
1.2. Énoncés synthétiques et interstices énonciatifs
1.3. Interstices et mise en intrigue
2. LE RECIT ET L’« EFFET DE RECIT » LEGENDAIRE
2.1. L’« effet de récit » et l’image narrative selon Pierre Fresnault-Deruelle
2.2. Le récit chez Maurice Blanchot et l’« effet de récit »
2.3. Les formes narratives du légendaire et l’« effet de récit »
3. L’EFFET DE RECIT ET LA STRATEGIE D’OPACIFICATION DU RECIT
3.1. L’opacification des discours
3.2. Le dire et sa mobilité
3.3. L’art de dire légendaire dans les guides de voyage
CHAPITRE 5. DU CROIRE AU SAVOIR
1. LA POLYPHONIE DU LEGENDAIRE
1.1. L’énoncé légendaire comme tissu de voix
1.2. La polyphonie légendaire
1.3. L’écoute et la question du point de vue
2. LA PRISE DE DISTANCE VIS-A-VIS DE L’EVENEMENT LEGENDAIRE
2.1. Les trois degrés de discours de Ruth Amossy
2.2. Le discours de l’adhésion et son absence systématique dans le légendaire des guides
2.3. Le discours légendaire de la distanciation
3. DU REGISTRE DU CROIRE AU REGISTRE DU SAVOIR
3.1. Le travail de la citation et le déplacement des référents du discours
3.2. Faire avec la contrainte assertive du langage
3.3. La prétention documentaire des guides de voyage
CHAPITRE 6. LA PRODUCTION DES SAVOIRS INCLASSABLES
1. LA LOGIQUE SYMBOLIQUE : DU VISIBLE A L’INVISIBLE
1.1. Les symboles dans les guides spécialisés
1.2. Des symboles « sémiophores »
1.3. Symboles et signification
2. LA FABRIQUE DE L’INCONGRU
2.1. Encyclopédie et casse-têtes chinois
2.2. Les symboles et l’incongru
2.3. L’incongru et son Ailleurs
3. CURIOSITE ET INSOLITE : CONNAISSANCE DE L’HETEROCLITE ET JOUISSANCE DE L’INCONGRU
3.1. L’hétéroclite et la connaissance du monde
3.2. Les guides de l’hétéroclite et la curiosité
3.3. Les guides de l’incongru et l’insolite
TROISIEME PARTIE : LE LEGENDAIRE ET LE DISCOURS CULTUREL
CHAPITRE 7. LE LEGENDAIRE ET LA CONSTRUCTION DE L’ETRANGETE
1. L’ETRANGETE ET L’AUTHENTICITE TOURISTIQUES
1.1. Tourisme et voyage
1.2. « Réalité » et « apparence » de l’étrangeté
1.3. Le guide comme marqueur d’authenticité
2. LE LEGENDAIRE COMME MARQUEUR D’AUTHENTICITE TOURISTIQUE
2.1. Brève histoire approximative du monstre du Loch Ness
2.2. La réticence légendaire face au « monstre moderne » dans les guides
2.3. L’authentique légendaire
3. LE LEGENDAIRE DANS LES GUIDES ET L’APPROPRIATION DES ALTERITES TOURISTIQUES
3.1. Le légendaire et l’Autre
3.2. Le légendaire et le territoire autre
3.3. Le légendaire et l’autre soi-même
CHAPITRE 8. LA PASSATION DES DISCOURS DANS LES GUIDES DE VOYAGE
1. PRATIQUES DE LECTURE ET PRATIQUES DE VISITE
1.1. Le guide est un livre
1.2. La tabularité dans les guides
1.3. L’écriture de la liste et l’asyndète
2. LE GUIDE DE VOYAGE COMME LIVRE DONT LE LECTEUR/VOYAGEUR EST LE HEROS
2.1. L’écriture de la subjectivité
2.2. Du sujet à l’actant
2.3. Le guide et le récit à venir
3. LA PASSATION DU DISCOURS TOURISTIQUE
3.1. La mise en intrigue touristique du monde
3.2. Tourisme et rite de passage
3.3. Le légendaire et l’histoire longue du dire
CHAPITRE 9. LE LEGENDAIRE DANS LE MONDE SOCIAL
1. LE DISCOURS, L’HABITER ET LA PRATIQUE SOCIALE DE SOI
1.1. L’habiter touristique
1.2. L’habiter, le monde spatial et le monde social
1.3. L’habiter comme technique de soi
2. LE LEGENDAIRE COMME OCCASION SOCIOCULTURELLE DISCURISVE
2.1. La notion d’occasion chez Michel de Certeau
2.2. Le légendaire comme occasion discursive
2.3. L’habitabilité du monde et la culture occasionnelle
3. LE LEGENDAIRE ET LE GOUT DU LUXE SOCIOCULTUREL
3.1. Le marché linguistique
3.2. Le légendaire, le luxe et la distinction
3.3. Culture et habitus social
CONCLUSION

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