Le langage, un système de communication propre à l’humain
Le langage est un système de communication spécifique à l’humain (Homo sapiens), par lequel un individu encode et transmet intentionnellement des informations sur ses propres pensées et émotions, des indications sur des éléments extérieurs de l’environnement, ou demande une action de la part d’un autre individu (e.g. Hewes et al. 1973; Vauclair et Cochet 2013; Fitch 2017). Il n’existe pas actuellement de définition unique et universellement acceptée du langage, mais il a souvent été caractérisé selon un ensemble de critères permettant de le distinguer des autres systèmes de communication animaux (e.g. Hockett et Hockett 1960; Wacewicz et Żywiczyński 2015). De manière générale, le langage peut être défini selon deux perspectives. D’une part, le langage est une faculté cognitive et sociale, puisqu’il consiste en la production intentionnelle de signaux en direction d’autres individus, dans un but social informatif ou impératif, et dans le respect de règles socialement établies (Liebal et al. 2014). D’autre part, le langage peut être considéré comme un système structuré de signaux (vocaux, gestuels, écrits), répondant à des règles d’organisation précises sous-tendant leurs significations (e.g. Hockett et Hockett 1960; Liebal et al. 2014) .
Approche comparative pour l’étude des origines évolutives du langage
Bien qu’il soit admis que le langage humain est un trait unique dans le monde animal, son histoire évolutive est encore sujet à grands débats, plusieurs scénarios évolutifs ayant été proposés pour expliquer son émergence dans l’espèce humaine (e.g. Corballis 2003; Arbib 2005; Seyfarth et al. 2005; Arbib et al. 2008; Masataka 2008b; Meguerditchian et Vauclair 2008; Prieur et al. 2019a). Une première approche est celle du « ponctualisme », posant le langage comme un trait qualitativement différent des autres systèmes de communication animaux, qui aurait émergé de capacités cognitives elles-mêmes propres au genre Homo (Chomsky 1981; Pallaud 2001). Cette hypothèse s’appuie notamment sur le caractère unique de certaines propriétés du langage, comme la récursivité (Hauser et al. 2002). Une autre suggestion est que le langage résulte de « préadaptations » à différents niveaux évolutifs (e.g. Hurford 2003). Le langage pouvant être défini comme un ensemble de propriétés sociocognitives et structurelles, il peut être fait l’hypothèse que certaines soient des traits nouveaux et que d’autres se soient développées à partir de systèmes de communication préexistants (Hauser et al. 2002; Fitch 2017).
L’approche comparative est ainsi la plus pertinente pour examiner cette hypothèse, à la recherche d’éventuelles homologies entre le langage humain et la communication d’autres animaux, des propriétés « langagières » pouvant avoir été héritées d’ancêtres communs. Selon la définition donnée au langage, ces propriétés dont les précurseurs sont recherchés chez les animaux correspondent : soit à des capacités sociocognitives mobilisées pour la communication, comme la capacité à diriger ses signaux dans un but social précis (intentionnalité), à utiliser des signaux de manière flexible dans différents contextes, ou à acquérir des compétences communicatives au contact de ses congénères ; soit à des propriétés structurelles de la communication, comme l’utilisation de signaux pour référer à un sens spécifique (sémantique), ou la combinaison de signaux selon des règles précises pour former de nouveaux sens (syntaxe) (Liebal et al. 2014).
De nombreux parallèles ont ainsi été dressés entre le langage et la communication vocale des oiseaux et des cétacés, chez qui un apprentissage social peut par exemple être nécessaire pour acquérir l’ensemble du répertoire de vocalisations (chez les oiseaux chanteurs : Baptista et Gaunt 1997 ; les orques, Orcinus orca : Foote et al. 2006 ; les grands dauphins, Tursiops truncatus : McCowan et Reiss 1997). Comme chez l’humain, les liens sociaux façonnent leur communication vocale, pouvant faire émerger des similarités dans le répertoire d’individus affiliés, voire des phénomènes de convergence vocale (e.g. chez les étourneaux, Sturnus vulgaris : Hausberger 1995 ; les Cassicans flûteurs, Gymnorhina tibicen : Brown et al. 1988 ; les grands dauphins : Janik 1997 ; et l’humain : Gallois et al. 2005). On observe même un évitement actif de superpositions de signaux chez certains oiseaux comme les étourneaux (Henry et al. 2015), ce qui pourrait être le reflet d’un respect de tours de parole. Une proto sémantique a été mise en évidence dans les vocalisations de différents oiseaux, encodant des informations sur l’identité du signaleur (e.g. chez les hirondelles à front blanc, Hirundo pyrrhonota : Stoddard et Beecher 1983) ou sur l’environnement extérieur (e.g. chez les séricornes à sourcils blancs, Sericornis frontalis : Platzen et Magrath 2005 ; chez les poules domestiques, Gallus gallus domesticus : Evans et Evans 1999). Des signaux visuels semblent également pouvoir être référentiels chez les corvidés (grands corbeaux, Corvus corax : Pika et Bugnyar 2011). De plus, les oiseaux combinent plusieurs unités vocales dans leurs chants, et de récents travaux montrent que cette organisation peut être proto-syntactique (e.g. chez les mésanges de Chine, Parus minor, et les cratéropes bicolores, Turdoides bicolor : Suzuki 2016; Engesser et al. 2016). Du fait de l’éloignement phylogénétique entre ces espèces et le genre Homo (Kumar et Hedges 1998), il est probable que les similarités observées entre le langage et ces systèmes de communication ne soient pas sous-tendues par des mécanismes homologues, mais soient plutôt le fruit de convergences évolutives. Ainsi, étudier ces propriétés dans la communication d’espèces distantes permet de conjecturer sur les contraintes sociales et environnementales ayant conduit à leur émergence (Henry et al. 2015).
Pour rechercher des propriétés homologues à celles du langage dans la communication d’animaux non-humains, il est en revanche plus pertinent de s’intéresser aux espèces qui nous sont les plus proches, c’est-à-dire aux primates (Steiper et Young 2006; Chatterjee et al. 2009; Springer et al. 2012). Une première approche, pour étudier les origines du langage, fut historiquement de se questionner sur la capacité des grands singes à apprendre ce moyen de communication. Bien que les tentatives d’apprendre le langage parlé à des chimpanzés (Pan troglodytes) se soient toujours soldées par des échecs (e.g. Kellogg et Kellogg 1933; Hayes et Hayes 1951), plusieurs grands singes furent capables d’apprendre la langue des signes (e.g. la chimpanzé Washoe et la gorille Koko, Gorilla gorilla : Gardner et Gardner 1969; Patterson et Cohn 1990) ou à communiquer grâce à des lexigrammes (e.g. le bonobo Kanzi, Pan paniscus, et le chimpanzé Nim : Savage-Rumbaugh et al. 1985), utilisant aussi bien des mots seuls qu’en combinaisons. Ces résultats suggéraient ainsi la capacité des grands singes à utiliser des signaux arbitraires pour faire référence à des objets ou des concepts (sémantique), et à combiner plusieurs signes pour former de nouveaux sens (syntaxe). La deuxième approche, actuellement privilégiée, est celle de l’étude de la communication spontanée des primates non-humains, aussi bien en captivité qu’à l’état sauvage. La communication vocale, gestuelle et faciale de différentes espèces est ainsi caractérisée, dans une perspective comparative (e.g. Call et Tomasello 2007; Arbib et al. 2008; Lemasson et Barbu 2011; Slocombe et al. 2011; Ghazanfar et al. 2012; Liebal et al. 2014; Meguerditchian 2014; Bouchet et al. 2016; Tomasello et Call 2018).
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Table des matières
Chapitre I – Introduction
1. Aux origines du langage
1.1. Le langage, un système de communication propre à l’humain
1.2. Approche comparative pour l’étude des origines évolutives du langage
1.3. Théories sur l’origine du langage
2. Décrire la communication gestuelle et multimodale chez les primates nonhumains
2.1. Qu’est-ce qu’un signal communicatif ?
2.2. Gestes communicatifs
2.3. Expressions faciales
2.4. Communication multimodale
3. Propriétés cognitives « langagières » dans la communication gestuelle des primates non-humains
3.1. Intentionnalité
3.2. Latéralité
3.3. Flexibilité
4. Problématiques de la thèse
4.1. Questions de recherche
4.2. Espèce étudiée
4.3. Objectifs de la thèse
Chapitre II – Méthodologie générale
1. Sujets d’étude
1.1.Présentation de l’espèce
1.2.Population captive étudiée
2. Approche observationnelle
2.1.Collecte de données
2.2.Description des gestes et des expressions faciales
2.3.Analyse de l’intentionnalité des signaux
2.4.Analyse de la latéralité gestuelle
2.5.Description des combinaisons de signaux
2.6.Analyses du contexte et des facteurs sociodémographiques
3. Approche expérimentale
3.1.Paradigme de quémande alimentaire
3.2.Principe et mise au point du dispositif expérimental
4. Complémentarité des approches observationnelles et expérimentales
Chapitre III – Intentionnalité des signaux visuels spontanés
Article 1 : Intentional gesturing in red-capped mangabeys (Cercocebus torquatus)
Article 2 : Facial displays in red-capped mangabeys (Cercocebus torquatus): repertoire, social context, and potential intentionality
Chapitre IV – Latéralité gestuelle
Article 3 : Multifactorial analysis of gestural laterality in captive red-capped mangabeys (Cercocebus torquatus)
Chapitre V – Communication multimodale et multicomposante
Article 4 : Using sequential and network analyses to describe multimodal and multicomponent communication in captive red-capped mangabeys
Analyses complémentaires
Chapitre VI – Intentionnalité et multimodalité des gestes : approche expérimentale
Article 5 : Red-capped mangabeys (Cercocebus torquatus) adapt their interspecific gestural communication to the recipient’s behaviour
Chapitre VII – Discussion générale
1. Principaux résultats
2. Intentionnalité de la communication visuelle chez les cercopithécidés
2.1. Communication gestuelle intentionnelle chez des non-hominoïdes
2.2. Intentionnalité des expressions faciales des cercopithécidés : des gestes pas comme les autres ?
2.3. Perspectives méthodologiques pour l’étude de l’intentionnalité des signaux visuels
3. Facteurs déterminant la latéralité gestuelle
3.1.La communication gestuelle des mangabeys à collier est-elle latéralisée ?
3.2.Des facteurs contextuels influencent la latéralité gestuelle
4. Combinaison flexible de différents types et modalités de signaux communicatifs
4.1.Quelles causes et fonctions de la multimodalité de la communication ?
4.2.Développement d’une méthodologie descriptive pour l’étude de la multimodalité
5. Principales perspectives
6. Conclusion
Chapitre VIII – Conclusion
Chapitre IX – Annexes