Le langage oral et le langage écrit quels liens, au niveau linguistique ?

Le langage oral et le langage écrit

Au préalable, il est nécessaire de définir précisément ce que recouvrent les termes d’« oral » et d’« écrit ». En effet, plusieurs linguistes ont jugé ces concepts relativement confus et cherché à les clarifier (Chafe, 1982; Söll & Hausmann, 1985). Ces travaux ont permis de distinguer deux aspects de l’oral et de l’écrit : l’aspect médial et l’aspect conceptionnel (Koch & Oesterreicher, 2001; Koch, 1997). L’aspect médial correspond au moyen de communication phonique ou graphique. Cette variable est dichotomique, puisqu’à l’exception des langues signées, une production langagière ne peut prendre qu’une forme acoustique ou graphique.

L’aspect conceptionnel correspond à l’allure linguistique d’un corpus, plus précisément, à la proximité ou à la distance entre les partenaires, la situation et l’objet de la communication. Cette variable est continue. Elle dépend d’une série de facteurs :
1. La distance physique entre les partenaires (coprésence spatio temporelle/séparation).
2. La distance situationnelle (ancrage/détachement par rapport à la situation de communication).
3. La distance relative à l’élocution (ex. dialogue/monologue, degré de coopération entre les partenaires, fixation/liberté thématique).
4. La distance sociale (ex. communication privée/publique, interlocuteurs intimes/inconnus, implication/détachement émotionnel).

Il existe, bien sûr, une forte association entre les paramètres médial et conceptionnel, spécialement en ce qui concerne les productions langagières prototypiques. Par exemple, lors d’une conversation entre amis (Figure 1 : a), le code phonique est associé à une proximité communicationnelle ; alors que pour un texte de loi (Figure 1 : h), le code graphique est associé à une forte distance communicationnelle. Quoi qu’il en soit, des modes de communication tels que la lecture à voix haute d’un article de fond (Figure 1 : h’ ; code phonique, distance communicationnelle) ou le tchat (Figure 1 : c ; code graphique, proximité) soulignent bien l’intérêt de distinguer les aspects médial et conceptionnel de l’oral et de l’écrit. De manière générale, dans cette thèse, les termes d’« oral » et d’« écrit » réfèreront à l’aspect médial. Les expressions « langage oral » et « langage écrit » réfèreront donc au langage sous sa forme phonique et graphique, respectivement. Puisqu’il est également nécessaire de prendre en compte les interactions entre les aspects médial et conceptionnel, nous fonderons notre travail sur les deux postulats suivants. Premièrement, l’enfant est généralement en situation de conversation spontanée dans sa vie quotidienne, plus rarement en situation de leçon orale formelle, dans le cadre scolaire. De ce fait, la proximité communicationnelle caractérise de manière prédominante l’aspect conceptionnel de son langage oral (Figure 1 : b). Deuxièmement, pour ce qui concerne le langage écrit, plus précisément la lecture, l’allure linguistique de la plupart des supports écrits (manuels scolaires, livres de jeunesse) induit généralement une certaine distance communicationnelle (Figure 1 : f). Néanmoins, les productions écrites des instituteurs peuvent, par moments, marquer une certaine proximité dans la communication.

Après avoir défini les termes de « langage oral » et de « langage écrit », abordons la question de la nature des liens entre ces deux modes de communication, en tentant d’en identifier les propriétés communes puis spécifiques, sur le plan linguistique.

Les liens entre le langage oral et le langage écrit

Un point commun essentiel : la composante phonologique 

Les véritables systèmes d’écriture sont apparus pour la première fois, lorsque les symboles écrits ont représenté les mots du langage et non plus les concepts ou les objets (Ellis, 1993). Ces systèmes d’écriture ne véhiculent pas directement la pensée, mais représentent le langage oral véhiculant lui-même la pensée (Sampson, 1985). Ils sont généralement fondés sur le principe « de dualité » (DeFrancis, 1989), selon lequel tout système d’écriture combine deux aspects (Jaffré, 1999; Zesiger, Brun, & Nanchen, 2004).

La première dimension correspond au principe phonographique suivant lequel les symboles graphiques représentent les propriétés phonologiques de la parole. Dans le système alphabétique, ces symboles sont des graphèmes, c’est-à-dire des lettres ou groupes de lettres correspondant à des phonèmes (ex. ou – /u/). La capacité à lire requiert la maîtrise de ces correspondances graphème-phonème (I. Y. Liberman, Shankweiler, & Liberman, 1989). Dans un système phonographique idéal, un seul graphème (composé d’une lettre) devrait correspondre à un seul phonème, et inversement (ex. v – /v/). Mais aucun système d’écriture n’est idéal (Fayol & Jaffré, 2008). En français en particulier, la relation biunivoque entre les phonèmes et les graphèmes n’est pas garantie, dans trois cas principaux (Riegel, Pellat, & Rioul, 2009). Premièrement, le nombre de phonèmes diffère du nombre de lettres. En effet, un phonème peut correspondre à une séquence de plusieurs lettres (ex. /o/ – eau). Inversement, une lettre peut correspondre à plusieurs phonèmes (ex. x – /ks/ ou /gz/). Deuxièmement, un phonème peut être codé par différentes lettres ou séquences de lettres (ex. /s/ : s, ç, ss, sc, etc.). Inversement, une même lettre ou séquence de lettres peut correspondre à plusieurs phonèmes ou séries de phonèmes (ex. sc : /s/, /sk/). Troisièmement, certaines lettres dites « muettes » ne se prononcent pas (ex. respect). Quoi qu’il en soit, dans le système d’écriture français, le principe phonographique reste central, puisque 80 à 85 % des signes des textes sont régis par des règles de correspondance graphème-phonème, biunivoques ou non (Catach, 1986). La composante phonologique, puisqu’elle est commune au langage oral et au langage écrit, apparaît essentielle. C’est elle qui assure le lien fondamental entre l’oral et l’écrit.

Le second aspect du principe de dualité correspond au principe sémiographique, c’est-à-dire à l’utilisation de symboles non phonétiques pour représenter des informations linguistiques, comme les marques morphologiques (ex. chant) ou les espaces blancs entre les mots (Jaffré, 1997, 2000). Cet aspect contribue à différencier les modalités orale et écrite.

Différence physique fondamentale

Fondamentalement, ce sont les modalités de production et de perception de ces deux modes de communication qui diffèrent. Le langage articulé requiert la réalisation de mouvements coordonnés buccaux-faciaux à l’aide, notamment, du système nerveux, des lèvres, des joues, de la langue, de la mandibule et du voile du palais. Le geste scriptural implique, quant à lui, la réalisation de mouvements coordonnés oculo-manuels, engageant également le système nerveux, mais aussi le bras, l’avant-bras, la main et les yeux. Concernant la réception, le langage oral est essentiellement perçu par les voies auditives, tandis que la perception du langage écrit s’opère via les voies visuelles. Au-delà de cette distinction fondamentale, comme évoqué précédemment, chacun de ces deux modes de communication dispose de propriétés dont l’autre ne dispose pas, ou dont il dispose moins. Commençons par nous intéresser aux caractéristiques relevant davantage du langage oral que du langage écrit.

Caractéristiques plus spécifiques au langage oral qu’au langage écrit

Concernant l’espèce humaine, le langage oral est universel, en ce sens que toutes les sociétés communiquent oralement. Au contraire, tous les peuples ne disposent pas d’un système de communication écrite (Bidaud & Megherbi, 2005). Par ailleurs, au niveau phylogénétique, l’apparition du langage oral est antérieure à celle du langage écrit : le langage oral se serait développé il y a plus de 400 000 ans (Hombert, 2005), alors que l’écriture aurait été inventée au cours du IVe millénaire avant Jésus-Christ (Calvet, 2011).

Au niveau individuel, plus précisément sur le plan ontogénétique, le langage oral apparaît plus tôt que le langage écrit. Le plus souvent, son apprentissage est aisé, par immersion, alors que l’acquisition du langage écrit est plus ardue, nécessitant un enseignement explicite (A. M. Liberman, 1992). De ce fait, le langage oral est utilisé par l’ensemble d’une communauté linguistique, ce qui n’est pas le cas du langage écrit, que les analphabètes et illettrés ne maîtrisent pas. Enfin, la plupart des individus qui maîtrisent le langage sous ses deux modalités font une utilisation plus fréquente du langage oral que le langage écrit, dans leur vie quotidienne. Considérons maintenant le langage oral en lui-même. Sa réalisation physique, la parole, est caractérisée par quatre propriétés essentielles. Premièrement, c’est un phénomène temporel linéaire, avec un début, un développement et une fin (Frauenfelder & Nguyen, 2003). La parole doit donc être entendue au moment de sa production. Elle ne peut être réécoutée exactement à l’identique. Une fois qu’elle a été produite, il n’en reste plus de trace. Elle est donc éphémère, évanescente. Deuxièmement, la parole est relativement continue (Frauenfelder & Nguyen, 2003). En effet, à l’exception des silences qui permettent généralement de distinguer les frontières entre les énoncés et les parties du discours, aucun indice acoustique spécifique n’indique de manière claire et univoque la frontière entre les mots, au sein du signal acoustique (Ferrand, 2007).

Troisièmement, la parole est variable (Spinelli & Ferrand, 2005). Ceci s’explique par quatre facteurs (Klatt, 1986). Premièrement, la variabilité intralocuteur correspond au fait qu’une même personne peut produire différemment un message donné, en fonction de son état psychologique (ex. stress) et physique (ex. état de la sphère ORL). Deuxièmement, la variabilité interlocuteurs correspond au fait que diverses personnes peuvent produire différemment un même message. Ceci s’explique notamment par des différences anatomiques (ex. sexe, âge, acuité auditive), des éventuelles particularités ou troubles articulatoires, ainsi que l’accent géographique. Troisièmement, le signal de parole est rendu variable par les conditions de production du message, comme le bruit stationnaire (ex. ventilateur) ou non stationnaire (ex. cri), l’acoustique du lieu et la distance entre le locuteur et le récepteur. Enfin, le quatrième facteur de variabilité du langage oral correspond à des modifications intrinsèques au signal de parole (Spinelli & Ferrand, 2005). Il s’agit en particulier du phénomène de coarticulation, c’est-à-dire un chevauchement temporel des mouvements articulatoires de production de la parole (Fowler, 2003). Sur le plan phonologique, de nombreux autres processus contribuent à la variabilité de la parole, en particulier les suivants : – L’assimilation : transfert d’un ou de plusieurs traits articulatoires d’un phonème donné sur un phonème contigu (Mounin, 2004). Par exemple, « cube » est prononcé /kyp/, dans « cube solide ».
– L’élision : effacement ou non réalisation d’un phonème (Spinelli & Ferrand, 2005). Par exemple, « petit » prononcé /pti/.
– La liaison : production d’une consonne finale lorsque le mot suivant commence par une voyelle, non par une consonne. Par exemple, « ils » est prononcé /il/ dans « ils mangent » vs /ilz/ dans « ils ouvrent ».

L’écrit est également variable, mais pour des raisons différentes de l’oral. Ses facteurs de variabilité concernent diverses composantes de l’écriture (Martinez, 2010). Si cette dernière est manuscrite, la variabilité intra et surtout interscripteurs est considérable. La diversité des instruments (ex. feutre, doigts, craie, pinceau) et des supports (ex. papier, carton, tableau, corps) constituent des facteurs supplémentaires de variation. L’écriture imprimée et sur écran, puisqu’elles sont plus uniformes que l’écriture manuscrite, engendrent de moindres variations intra et interscripteurs. Par ailleurs, l’écrit peut varier en fonction du scripteur, de la forme du document (texte, liste ou tableau) et de la qualité de l’orthographe. Cette dernière caractéristique dépend non seulement de l’expertise du scripteur, mais également du niveau de formalité et de contrainte de l’écrit (ex. temps disponible, possibilité de recours à une aide extérieure).

Pour ce qui concerne notre étude, il y a lieu de se poser la question suivante : ces différents facteurs de variation de l’oral et de l’écrit sont-ils à l’œuvre, dans la vie quotidienne d’un enfant ? Pour ce qui est de la parole qui lui est adressée, assurément. En revanche, tous les facteurs de variations évoqués à propos du code écrit ne concernent pas obligatoirement le langage écrit présenté à l’enfant : dans sa vie, les supports paraissent relativement peu diversifiés (surtout le papier et les écrans), de même que les instruments (craie, stylo, imprimante, photocopieuse, matériel d’imprimerie). De plus, les scripteurs possèdent généralement un bon niveau de maîtrise graphique et linguistique (professeurs des écoles, auteurs de livres scolaires et d’albums pour enfants). On peut donc penser que, dans la vie quotidienne d’un enfant, pour ce qui est du versant réceptif de la communication, les variations du code oral sont plus importantes que celles du code écrit. Dans ce cas, la variabilité linguistique serait effectivement une propriété plus caractéristique de l’oral que de l’écrit.

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Table des matières

Introduction générale
Partie théorique
Chapitre 1. Le langage oral et le langage écrit : quels liens, au niveau linguistique ?
1.1. Le langage oral et le langage écrit
1.2. Les liens entre le langage oral et le langage écrit
1.3. Conclusion
Chapitre 2. L’enfant au développement typique et la lecture
2.1. La lecture et son apprentissage chez les enfants au développement typique
2.2. Les facteurs prédictifs des capacités de lecture chez les enfants au développement typique
Chapitre 3. L’enfant souffrant d’un trouble spécifique du langage oral et la lecture
3.1. Les troubles spécifiques du langage oral
3.2. Les capacités de lecture des enfants présentant des troubles spécifiques du langage oral
3.3. Les modèles concernant les liens entre les troubles spécifiques du langage oral et les troubles de lecture
3.4. Les facteurs prédictifs des capacités de lecture chez les enfants présentant des troubles spécifiques du langage oral
Chapitre 4. Conclusion générale et présentation de la recherche
Partie expérimentale
Chapitre 1. La reconnaissance des mots écrits en lecture à voix haute chez les enfants avec un trouble spécifique de la parole et du langage
1.1. Introduction
1.2. Method
1.3. Results
1.4. Discussion
1.5. Conclusion
Chapitre 2. La reconnaissance des mots écrits en lecture silencieuse chez les enfants avec un trouble spécifique de la parole et du langage
2.1. Introduction
2.2. Méthode
2.3. Résultats
2.4. Discussion
2.5. Conclusion
Chapitre 3. La compréhension de mots écrits chez les enfants avec un trouble spécifique de la parole et du langage
3.1. Introduction
3.2. Méthode
3.3. Résultats
3.4. Discussion
3.5. Conclusion
Chapitre 4. Les facteurs prédictifs des capacités de lecture chez les enfants avec un trouble spécifique du language
4.1. Introduction
4.2. Méthode
4.3. Résultats
4.4. Discussion
4.5. Conclusion
Discussion générale
1. Introduction
2. Discussion des principaux résultats et perspectives de recherche
3. Un éclairage sur les modèles
4. Des questions méthodologiques
5. Limites
6. Implications pratiques
Conclusion générale
Références
Annexes

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