Le gaspillage comme signe de richesse, entre le loisir et la consommation
ย ย Veblen a dรฉmontrรฉ que le gaspillage, sous les diffรฉrentes formes quโil peut prendre, est en lui-mรชme un signe de richesse : โgaspiller permet de montrer sa richesseโ. Lโaction de gaspiller pourrait se dรฉfinir par toutes โdรฉpenses dรฉsordonnรฉs, inutiles, excessivesโ ou encore par โun usage dรฉsordonnรฉ, une consommation incomplรจte ou inutileโ. Ce gaspillage a pour but de dรฉmontrer lโabondance de richesse de l’individu en question en ce quโil peut consommer de faรงon irrรฉflรฉchie et disproportionnรฉe. La plupart des individus achรจte en fonction de leurs besoins, afin de rationaliser leur achat et ne pas crรฉer de dรฉpense sur laquelle ils ne tireront pas un profit ou bรฉnรฉfice. Le gaspillage ostentatoire a comme dessein le strict inverse. Le raisonnement pragmatique รฉnoncรฉ prรฉcรฉdemment est considรฉrรฉ comme vulgaire et la consommation dispendieuse est un moyen dโafficher son pouvoir et sa supรฉrioritรฉ. Veblen prenait dรฉjร pour exemple les travaux de Marcel Mauss sur le don (voir bibliographie) dans lequel lโauteur avait mis en exergue des formes de consommation excessive en prรฉsents et en mets lors de rencontres sociales qui nโavaient que pour unique objectif de montrer la supรฉrioritรฉ sociale. Aujourdโhui, les analyses sรฉmiologiques de notre corpus (annexe nยฐ3 et nยฐ4) dรฉmontrent quโil existe toujours des formes de dรฉmonstrations sociales ร travers le gaspillage et que certains biens sont entiรจrement dรฉdiรฉs ร la fonction statutaire et non plus utilitaire. Si on a beaucoup fait rรฉfรฉrence au gaspillage de richesse monรฉtaire, il est important de rappeler que le gaspillage ostentatoire ne peut, ร notre sens, se limiter ร cette acception. Nos analyses ont contribuรฉ ร faire รฉmerger lโomniprรฉsence du gaspillage de temps, puisquโil peut รชtre considรฉrรฉ รฉgalement comme une richesse. Encore une fois, Veblen a largement placรฉ lโemphase sur une des caractรฉristiques essentielles de la classe de loisir : le dรฉsลuvrement ou lโimproductivitรฉ. Comme il le mentionne, โpour รชtre estimรฉ il ne suffit pas dโรชtre riche, encore faut-il le montrer. Or une vie tout entiรจre dรฉdiรฉe aux loisirs est prรฉcisรฉment la preuve de la richesseโ28. Ainsi, ce mรฉcanisme qui pouvait sโobserver durant lโรฉpoque contemporaine de Veblen, dont lโanalyse est restรฉe largement actuelle, peut tout ร fait sโappliquer au contenu postรฉ sur Instagram. Dans nos recherches, nous avons vu la plupart des comptes Instagram de Millenials fortunรฉs envahis de photos de vacances et de destinations paradisiaques. Nombreuses sont les photos reprรฉsentant leur propriรฉtaires en train de participer ร une activitรฉ de loisir, si bien quโil ne nous est que trรจs rarement apparu des photographies mettant en scรจne une activitรฉ scolaire ou toute forme de travail. Cette conclusion pourrait รชtre nuancรฉe, en premier lieu, par le biais du medium ร lโorigine de lโimage. En effet, la photographie investit souvent un contexte de rรฉcrรฉation (puisque la photographie dans un cadre non professionnelle est elle-mรชme un loisir), ce qui pourrait nous faire dire que les scรจnes photographiรฉes sont autant dโoccasions de dรฉsoccupation : โlโessor de la photographie, trรจs pratiquรฉe ร lโoccasion des congรฉs et tout particuliรจrement des voyages dโagrรฉment, permet รฉgalement de tรฉmoigner ร son retour du loisir ostentatoire qui รฉtรฉ pratiquรฉโ. Si cette acception fait rรฉfรฉrence ร la pรฉriode de lโessor de la photographie, ici nous constatons que de faรงon contemporaine, Instagram tient le mรชme rรดle, il va servir de support ร ces photographies. Dans un second temps, lโindication de jour et dโheure de lโimage postรฉe sur Instagram nโest pas synchronisรฉe avec lโheure effective ร laquelle la photographie a รฉtรฉ prise. Il est donc facile de prรฉtendre ร un style de vie exclusivement oisif en publiant des images antidatรฉes et ร lโinverse, il est impossible de placer une photo postรฉe dans une unitรฉ de temps. Ces caractรฉristiques propres au mรฉdia que nous รฉtudions, Instagram, doivent nous contraindre ร une plus grande prudence ร lโรฉgard de nos conclusions. Nรฉanmoins, certains รฉlรฉments de nos analyses, et notamment les rรฉsultats de notre analyse systรฉmique (annexe nยฐ2) nous dรฉmontrent que les signifiants de lโoisivetรฉ et de la non-activitรฉ sont trรจs rรฉpandus dans le corpus รฉtudiรฉ. Ceci nous permettrait donc dโaffirmer que le gaspillage de temps, cโest ร dire le fait de dรฉdier une grande partie de son temps ร lโimproductivitรฉ est largement mis en avant. Il participe ร la valorisation de lโindividu puisque celui-ci nโa pas ร sโastreindre ร une activitรฉ rรฉmunรฉratrice alors que les activitรฉs quโil affiche (vacances, loisirs, sport, farniente, rรฉceptions…etc) ont un coรปt important. De plus, nous avons relevรฉ de nombreux signifiants autour de ces activitรฉs qui connotent le raffinement, le prestige et lโabondance (annexes nยฐ3 et nยฐ4) ; par exemple, la somptuositรฉ des rรฉsidences occupรฉes lors des loisirs et leur localisation (prรจs du front de mer, en surplomb, dans un quartier chic) indiquent en filigrane les sommes dรฉpensรฉes. Cโest donc une dรฉmonstration de richesse via le gaspillage ostentatoire qui va permettre ร lโutilisateur de crรฉer lโenvie autour de son style de vie et lui confรฉrer une valeur sociale sur Instagram. Si Veblen dรฉfendait lโidรฉe que le loisir ostentatoire s’effaรงait au profit de la consommation ostentatoire dans les sociรฉtรฉs urbaines en raison du fait que ce premier ne permettait pas de montrer la richesse au-delร dโun cercle proche dโindividus30, il nous semble quโavec l’apparition des rรฉseaux sociaux cette observation doit รชtre reconsidรฉrรฉe. En effet, grรขce ร Instagram, les styles de vie sont visibles par tous les utilisateurs ou au moins par un groupe de personnes sรฉlectionnรฉes (selon que le compte soit public ou privรฉ). Ainsi, le loisir ostentatoire garantit aussi bien sa fonction de marqueur de richesse que la consommation ostentatoire. Outre le gaspillage de temps, le gaspillage de biens de valeur est aussi รฉminemment prรฉsent. Encore une fois, il sโagit dโafficher lโรฉtendue de son pouvoir dโachat, de montrer son niveau de vie et donc de justifier son importance sociale. Une des formes que peut prendre ce gaspillage de biens et que nous avons considรฉrablement observรฉ est lโaccumulation immodรฉrรฉe de marchandise de luxe.
La profanation de lโobjet de luxe au service de lโimage du soi
ย ย Nos analyses ont fait รฉtat de pratiques redondantes qui consistent ร crรฉer une situation grotesque ร caractรจre cynique en mettant en avant un produit de luxe et ร en faire un usage trivial. Ou encore de publier une image exhibant un bien onรฉreux et dโaccompagner cette image dโun discours (cf. lรฉgende des publications sur Instagram) en rupture ironisant sur la richesse de lโutilisateur. Comme exemple, nous pouvons citer une image mettant en scรจne une jeune fille sโabritant de la pluie avec son iPad et une lรฉgende dรฉclarant que ce produit รฉtait un trรจs bon parapluie, ou encore une publication montrant un jeune homme assis sur une Ferrari rouge avec annotรฉ en lรฉgende le hashtag36 โ#povertyโ cโest ร dire โpauvretรฉโ. Toujours dans le thรจme du gaspillage ostentatoire, certaines mises en scรจne se fondent sur lโeffet immoral et indรฉcent quโelles expriment : donner du champagne Dom Perignon ร son chien ou encore arroser les plantes avec sont autant de maniรจres de dรฉnier le prestige du bien et sa vocation ร รชtre consommรฉ de maniรจre respectueuse. Il est possible de tirer plusieurs conclusions de ce type de mise en scรจne. Elles visent tout dโabord ร crรฉer une situation qui va susciter lโintรฉrรชt et qui ne va pas laisser indiffรฉrent (le plus souvent elles prennent la forme de provocation). Ensuite, elles accordent ร lโauteur de ces faits un caractรจre insolent ร lโรฉgard de la valeur des choses, ce qui le place au-dessus de toute considรฉration d’ordre moral. En un sens, on montre que le sujet nโa aucune prรฉoccupation financiรจre et donc par-lร que sa richesse ne se questionne pas. Mais dans un autre sens, on sโรฉmancipe de toute attitude guindรฉe ou maniรฉrรฉe qui accompagne la marchandise de luxe dans sa reprรฉsentation traditionnelle. Cette attitude qui est commune aux occasions de ritualisation ostentatoire de la dilapidation et ici de la profanation de la marchandise de luxe a pour particularitรฉ de rompre avec toute attitude solennelle qui nous paraรฎt plus habituelle. En effet, il serait sans doute hรขtif de rรฉduire ce comportement ร une simple dรฉmonstration prรฉsomptueuse qui chercherait la domination sociale. Nous pouvons รฉgalement y dรฉceler un message propre ร la gรฉnรฉration protagoniste de nos travaux, les Millennials. Comme nous lโavons รฉvoquรฉ, cette attitude diffรจre dans le ton quโelle adopte. On y voit moins, dans ce cas prรฉcis, la sacralisation de la marchandise et la ritualisation solennelle de sa consommation quโune attitude plus lรฉgรจre et clairement dรฉsinvolte vis-ร -vis du luxe. Cโest donc peut-รชtre moins lโampleur de la richesse et du prestige social qui est mise en avant que la disposition ร sโaffranchir de tout comportement grandiloquent, au profit dโune attitude beaucoup plus dรฉtachรฉe ร lโรฉgard des biens de valeur. Ces publications entraรฎnent gรฉnรฉralement beaucoup de rรฉactions grรขce aux commentaires et aux likes accordรฉs par les autres utilisateurs. Si certains commentaires semblent dรฉplorer un tel comportement prรฉtentieux, dโautres y voient une source dโadmiration. Quelles que soient les rรฉactions, nous avons constatรฉ que ces publications suscitaient de lโintรฉrรชt au regard du nombre de followers des comptes Instagram de notre corpus qui dรฉpasse largement le millier. Autre indicateur de ce succรจs, la crรฉation dโun site dรฉdiรฉ ร la compilation de publications outranciรจres, โRich Kids on Instagramโ, qui cumule plus de 61 000 visites par mois et qui a fait lโobjet dโarticles de mรฉdias anglo-saxons et franรงais (Daily Mail40, the Telegraph41, Le Point42, 20 minutes43, Konbini44). Enfin, ces pratiques peuvent รชtre vues comme une revendication dโappartenance sociale mais elles ne sont pas destinรฉes ร รชtre partagรฉes seulement dans un entre-soi. La lรฉgende qui accompagneย le site Rich Kids of Instagram, โThey have more money than you andย this is what they do45โ, indique clairement que lโaudience du site nโest pas uniquement la frange fortunรฉe extrรชmement restreinte de la population mais tous les individus et plus particuliรจrement ceux de cette gรฉnรฉration. De plus, les contenus publiรฉs sur le site proviennent de comptes dโutilisateurs du monde entier, prouvant que ces pratiques sont universelles et quโune sorte de connivence lie les Millennials fortunรฉs les uns aux autres. Ainsi, les diffรฉrents types de contenus que nous avons passรฉs ร la loupe semblent รชtre rรฉpandus et partagรฉs. Lร oรน ces observations nous poussent ร nous interroger et notamment pour la derniรจre partie de nos travaux qui consistera ร des recommandations professionnelles, cโest sur lโenjeu dโimage quโelles reprรฉsentent pour les marques. Au vu du succรจs indรฉniable de ces images, du moins de la visibilitรฉ importante qui leur est consacrรฉe, quโelles rรฉvoltent ou quโelles suscitent lโadmiration, quel impact ont-elles dans les consciences vis-ร -vis des marques de luxe ? En effet, comme nous lโavons vu, le fait dโaccumuler et de malmener parfois la marchandise de luxe dรฉgrade sa valeur perรงue et son aspect exclusif. Lโunivers construit par les marques de luxe autour de la sophistication et lโรฉlรฉgance est ici piรฉtinรฉ. De plus, la ritualisation ostentatoire de la dilapidation des richesses semble connaรฎtre un intรฉrรชt et une fascination rรฉels, ce qui peut constituer une menace pour certaines marques de luxe. Toutefois, ces conclusions ne peuvent รชtre gรฉnรฉralisรฉes et nโempรชchent pas que les qualitรฉs intrinsรจques et symboliques de la marchandise de luxe dans leur reprรฉsentation plus traditionnelle soit des rรฉfรฉrents dans la valorisation des individus sur Instagram.
La sacralisation de la marque et lโimportance de son appropriation
ย ย โ(…) Alors que de nombreux secteurs de consommation peuvent parfaitement se passer de marques, il en va tout autrement du domaine du luxe dans lequel la marque fonctionne comme une vรฉritable griffe. La marque permet dโattester de la qualitรฉ, tant matรฉrielle que sociale, de lโobjet qui la porteโ53. Sur lโensemble des images que nous avons รฉtudiรฉes, invariablement, les objets exposรฉs devant lโobjectif et mis en valeur par des interactions avec son propriรฉtaire ne reprรฉsenteraient rien sโil nโy a avait pas un logotype ou tout autre signe reconnaissable pour signaler leur nature. Cโest ce message iconique et littรฉral qui va nous indiquer ร la fois des caractรฉristique matรฉrielles mais aussi symboliques de lโobjet et qui va justifier de la place quโil occupe sur la photographie. Prenons lโexemple dโune photographie dans lโannexe nยฐ2 : si le sac en cuir qui est portรฉ ne prรฉsentait pas les initiales โLVโ reconnaissables dans leur forme iconique comme celle de Louis Vuitton, lโobjet ne serait quโun simple sac en cuir et ne prรฉsenterait pas dโintรฉrรชt particulier. Mais le fait que ce sac soit annotรฉ du logo de la marque Louis Vuitton vaut ร lui seul le fait que ce sac fasse lโobjet dโune photographie. La simple visibilitรฉ de se logo, qui a lโavantage dโรชtre trรจs visible, va convoquer lโunivers de la marque Louis Vuitton et ce quโelle incarne dans lโimaginaire collectif. A partir de lร , le possesseur de ce sac va revendiquer la possession de celui-ci et donc sa richesse (cf. prix du sac au-dessus du millier dโeuro), son bon goรปt (la marque Louis Vuitton est reconnue pour รชtre une marque de bagagerie de luxe franรงaise avec un savoir-faire qui nโest plus ร dรฉmontrer) et son style de vie, ce quโil choisit de consommer. Ce qui semble crucial dans cette brรจve analyse, est la faรงon dont un simple message iconique va faire basculer lโintรฉrรชt de lโimage et son objectif social. Comment un simple signe peut-il avoir un effet aussi puissant ? Nous pourrions tenter dโapporter une rรฉponse en invoquant la thรฉorie de Pierre Bourdieu sur la transsubstantiation symbolique. Cette opรฉration permet ร un bien, par la simple apposition dโun nom de couturier, ou dans notre cas de toute autre marque de luxe reconnue, de devenir un objet ร trรจs forte valeur sociale et donc รฉminemment dรฉsirable. Si cet effet peut fonctionner, cโest parce que dans le champ (Bourdieu, 1975) quโest la mode, tous les agents, ici les individus qui vont visionner la photographie sur Instagram, poursuivent le mรชme illusio (Bourdieu, 1975), cโest ร dire le mรชme objet dans le champ quโest la mode. Lโobjectif en question pourrait รชtre le suivant : acquรฉrir les objets les plus dรฉsirables dans le but de conquรฉrir la reconnaissance dโautrui et le prestige social. Par ailleurs, pour que la transsubstantiation symbolique fonctionne, il faut que la valeur symbolique รฉmise par une marchandise de luxe et ses caractรฉristiques soient reconnues par le plus grand nombre. Un รฉtude menรฉe dans sept pays diffรฉrents (Etats-Unis, Japon et cinq pays europรฉens) et parue en 199455 a dรฉmontrรฉ que pour la majeure partie des participants, un produit de luxe est identifiรฉ comme un produit de qualitรฉ et un produit cher. On confรจre donc au luxe cet aspect difficilement accessible (en termes financiers) et une supรฉrioritรฉ en termes de qualitรฉ. Ainsi, lorsquโon reconnaรฎt une marque de luxe sur une image, on fait dans un premier temps une analogie automatique avec le statut social de lโindividu qui en bรฉnรฉficie, et on lโidentifie comme aisรฉ. On va รฉgalement considรฉrer la qualitรฉ et donc le goรปt de la personne et ร sa capacitรฉ ร choisir des objets de bonne facture, ร sโaccorder cette exigence. Une fois quโon aura fait cette analogie entre la marque et le secteur auquel elle appartient, on va รฉtablir des correspondances entre lโunivers quโon prรชte ร telle marque et son sujet. En ce sens, la marque va permettre de se distinguer, dโรชtre une รฉlรฉment de diffรฉrenciation par rapport ร dโautres puisquโelle va incarner un style de vie et des valeurs diffรฉrentes. Dans son essai sur les objets et marques de luxe, Gille Marion considรจre que la marque de luxe renvoie ร โune constellation de significations oรน lโimage de soi et des autres ainsi que lโhistoire individuelle et collective jouent un rรดle dรฉterminantโ56 ; il dรฉcrit รฉgalement que โce qui est en jeu, cโest lโidentitรฉ du consommateurโ. On peut alors supposer que la marque qui est brandie et donc consommรฉe devant une audience sur Instagram (dans le cadre de notre corpus) a รฉtรฉ sciemment retenue pour les significations quโelle convoque et quโelle contribue ร dรฉvoiler une part de lโidentitรฉ du sujet. En ce sens, nous avons relevรฉ dans notre analyse systรฉmique lโomniprรฉsence de certaines marques, bien que les utilisateurs ne proviennent pas tous du mรชme pays et de la mรชme culture. Les marques Hermรจs et Louis Vuitton, les montres Rolex, le champagne Dom Perignon ou Veuve Clicquot reviennent de faรงon systรฉmatique et semblent ainsi incarner des valeurs partagรฉes et reconnues. En ce sens, on pourrait supposer quโelles incarnent un ensemble de signes rรฉfรฉrentiels. Nous reviendrons plus en dรฉtail sur ce point dans la prochaine sous-partie. Si la marque de luxe, grรขce ร sa portรฉe รฉlitiste (Assouly, 2011), peut-รชtre un รฉlรฉment de diffรฉrenciation sur Instagram, elle peut aussi crรฉer matรฉriellement la singularitรฉ et fusionner avec lโidentitรฉ du consommateur. En effet, la personnalisation est un outil marketing puissant pour les marques de luxe. Louis Vuitton propose de graver les initiales de son nom sur un lien attachรฉ aux sacs. Nous avons retrouvรฉ la trace de cette pratique dans nos analyses oรน on retrouve sur plusieurs images publiรฉes un sac Louis Vuitton personnalisรฉ. Cette pratique pourrait trouver son origine et son succรจs dans la dimension sociale que la possession de bien et sa revendication recouvrent. Erving Goffman explique ce phรฉnomรจne en ces termes : โlorsquโun possesseur putatif revendique une rรฉserve, il le fait savoir par un signe (…) que nous pouvons nommer โmarqueurโ โ57. Il distingue diffรฉrents types de marqueur, dont le marqueur โsignetโ qui nous intรฉresse tout particuliรจrement puisquโil consiste en une โsignature incrustรฉe dans un objet qui le revendique comme partie du territoire des possessions du signataireโ. Lโobjectif, au-delร de lโaspect esthรฉtique sโil y en a un, est donc de faire savoir ร autrui de cet objet nous appartient, que ce nโest pas nโimporte quel objet. Par-lร , on se distingue et on affiche sa signature et donc une partie de son identitรฉ sur les objets. En cela, il est possible de sโapproprier lโobjet mais aussi la marque de faรงon symbolique. Les initiales du nom du signataire apparaissent aux cรดtรฉs du logotype de la marque et se hissent au mรชme niveau. La personnalisation dโobjet, trรจs sollicitรฉe par les Millennials, nโest รฉvidemment pas rรฉservรฉe aux marques de luxe mais il nous semble quโelle est teintรฉe dโune dimension particuliรจre les concernant. De la mรชme faรงon, certaines grandes maisons de champagne permettent ร leurs clients dโinscrire leur nom ou une citation particuliรจre sur lโemballage de la bouteille ou bien directement sur lโรฉtiquette. Ainsi, le contenu et le contenant ont des caractรฉristiques singuliรจres et lโobjet est rendu unique. Le fait de le brandir sur Instagram pourrait sโapparenter ร revendiquer de faรงon littรฉrale sa propriรฉtรฉ sans aucune ambiguรฏtรฉ. Cโest รฉgalement une maniรจre de se distinguer en faisant allusion ร un goรปt pour les objets originaux et individualisรฉs.
Esthรฉtisation de la vie quotidienne
ย ย Le soin accordรฉ aux sujets des photographies รฉtudiรฉes et lโimportance de leur rendu esthรฉtique permet de suivre une certaine ligne artistique au fil des publications dโun compte Instagram. Cโest la vie quotidienne que lโon donne ร voir mais de faรงon stylisรฉe. Ce rapport que les utilisateurs entretiennent avec cette obsession de la mise en scรจne liรฉe ร la pratique photographique nous dit quelque chose dโimportant sur lโusage social de celle-ci. En 1980, la pensรฉe de Pierre Bourdieu exprimait une idรฉe qui nous semble tout ร fait actuelle ร lโheure des rรฉseaux sociaux : โLe rapport que les individus ont avec la pratique photographique est par essence mรฉdiat parce quโil enferme toujours la rรฉfรฉrence au rapport que les membres des autres classes sociales entretiennent avec la photographie et par lร toutes la structure des rapports entre classesโ109. Il ajoute รฉgalement quโโoutre les intรฉrรชts propres ร chaque classe sociale, ce sont les rapports objectifs, obscurรฉment รฉprouvรฉs, entre la classe comme telle et les autres classes qui sโexpriment indirectement ร travers les attitudes des individus ร lโรฉgard de la photographieโ110. En faisant de la photographie un mรฉdia qui donne ร voir leur vie quotidienne idรฉalisรฉe et mise en scรจne, les individus qui composent notre corpus cherchent ร asseoir leur supรฉrioritรฉ sociale et ร la performer. Dans Le Luxe, Essai sur la fabrique de lโostentation, Stรฉphane Harber formule la remarque suivante sur les publicitรฉs pour des produits de luxe : โCette publicitรฉ plaรงait lโaccent sur le prestige que confรจre la possession de biens coรปteux trรจs รฉloignรฉs des cercles de la nรฉcessitรฉ vitale, et qui, porteurs dโune marque cรฉlรจbre et classante โ Mercedes, Rolex ou Chanel -, manifestent aux yeux de tous de triomphe sur symbolique sur le rรฉel. Ce nโest pas le corps des besoins organiques ou du travail qui se voyait mis en scรจne, mais uniquement le corps capable de jouissances dรฉlicates dรฉgagรฉes du besoin, ou bien le corps rรฉduit ร son statut de medium de la prรฉsentation de soi et de la reprรฉsentation socialeโ111. Cette analyse semble se prรชter exactement au phรฉnomรจne que nous dรฉcrivons. Les images que nous avons analysรฉes prรฉsentent dans leur mise en scรจne, leur aspect artistique et leur portรฉe symbolique des similaritรฉs avec la publicitรฉ dรฉcrite dans la citation prรฉcรฉdentes. Les publications sur Instagram ressemblent de plus en plus ร des publicitรฉs, des publicitรฉs pour soi mais qui impliquent la publicitรฉ du produit. Dโautre part, nous avons constatรฉ que les images prรฉsentent les corps dans des contextes de jouissance, de plaisir, loin du โbesoinโ et ou de la โnรฉcessitรฉ vitaleโ. Le corps est effectivement le medium qui va permettre de mettre en scรจne les produits (souvent, le visage de lโindividu est coupรฉย par le cadre) ร la maniรจre dโune publicitรฉ, le bras va servir de support pour la prรฉsentation de la montre pour les accessoires, les pieds pour les chaussures et ainsi de suite. Ainsi, lโesthรฉtisation du quotidien ressemble de plus en plus ร de la publicitรฉ et se fait au dรฉtriment de lโindividu pour ses caractรฉristiques propre. Cette esthรฉtisation dรฉshumanise et standardise le contenu, ce sont la consommation et les objets matรฉriels qui prennent le pas. Mais comment la technique photographique permet-elle justement cette esthรฉtisation du quotidien ? Valรฉrie Jeanne-Perrier รฉmet lโobservation suivante sur ce phรฉnomรจneย dโesthรฉtisation du quotidien : โ(le) quotidien est prรฉsent, mais souvent il est enchantรฉ, magnifiรฉ, par des cadrages permis par les performances excellentes des appareils mobilisรฉsโ112. En effet, la dimension technique et l’accessibilitรฉ ร la technique photographique ont une incidence non nรฉgligeable sur ce phรฉnomรจne. Selon une รฉtude rรฉcente conduite par Deloitte113, 77% des franรงais dรฉclarent possรฉder un smartphone et 82% des rรฉpondants lโutilisent pour prendre des photographies. Si lโon ajoute ร cela le progrรจs technique qui permet aux smartphones dโรชtre dotรฉs dโappareils photographiques de plus en plus performants, il semble รฉvident que lโรฉquipement en appareils photographiques de qualitรฉ (en nombre de pixels) sโest largement dรฉmocratisรฉ. Dรจs lors, les smartphones ont permis de prendre des photographies nโimporte oรน, ร nโimporte quel moment, grรขce ร un รฉquipement complรจtement nomade. Lโensemble du quotidien est photographiable en bonne qualitรฉ et peut รชtre prรฉsentรฉ comme une image esthรฉtique. La remarque de Suzan Sontag dans Sur la photographie est particuliรจrement rรฉvรฉlatrice : โToday everything exists to end in a photographyโ [โDe nos jours, les choses existent pour รชtre photographiรฉesโ]. Ainsi, nous pouvons nous demander si le phรฉnomรจne dโInstagram n’inverse pas la dynamique de la pratique photographique : avant, les individus vivaient des expรฉriences pour elles-mรชmes et pensait de temps ร autres ร les immortaliser ; aujourdโhui, il semble que cโest la possibilitรฉ de la photographier qui pousse la motivation ร vivre une expรฉrience. De plus, la nรฉcessitรฉ de connaissances techniques et de formation ร la prise de photographie amateure a รฉtรฉ remplacรฉe par des interfaces simplifiรฉes et automatisรฉes capables de rรฉgler lโappareil, et dโeffectuer des mises au point dโune simple pression du doigt. Le smartphone en tant quโappareil photographique est devenu mรฉdia puisquโil permet de donner ร voir le quotidien,ย dโenregistrer des instants de vie. Pierre Bourdieu a identifiรฉ lesย motivations de lโactivitรฉ photographiques comme โle simple fait de prendre des photos, de les conserver et les regarderโ mais nous pourrions ajouter, au vu de la conjoncture technologique, โet les exposer sur les rรฉseaux sociauxโ. Il exprime รฉgalement les satisfactions que cette activitรฉ apporte, dont โla communication avec autrui, la rรฉalisation de soi-mรชme et leย prestige socialโ. Ces satisfactions trouvent leur essence dans le fait de pouvoir montrer ces photographies ; en cela, le smartphone (et Instagram comme nous le verrons par la suite) incarne le rรดle de lโalbum photo augmentรฉ.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
I. La marchandise de luxe symbole de la conspicuous consumption : lโostentation comme modalitรฉ partagรฉe de lโexpression du soi sur Instagram et phรฉnomรจne dโappartenance sociale
A. Le phรฉnomรจne de ritualisation ostentatoire de la dilapidation des richesses (Veblen, 1899)
a. Le gaspillage comme signe de richesse, entre le loisir et la consommation
b. Lโaccumulation outranciรจre de marchandises de luxe
c. La profanation de lโobjet de luxe au service de lโimage du soi
B. La marchandise de luxe voulue comme faire-valoir diffรฉrenciant sur Instagram pour les Millennials
a. Lโopulence et la richesse, รฉlรฉments de construction dโidentitรฉ narrative (Ricoeur, 1990) dans la quรชte pour la reconnaissance
b. La sacralisation de la marque et lโimportance de son appropriation
c. Je suis ce que jโai : la consommation pour se dรฉfinir socialement, le propre des Millennials ?
C. โฆ mais qui prรฉsente une fonction normative et donc uniformisante des contenusย
a. Les marques-symboles universelles du luxe, signe de ralliement identitaire
b. La notion dโimitation propre de lโรชtre social, lโexemple des clips de Hip-Hop
II. La mise en scรจne de la marchandise de luxe par la prรฉemption de rรฉfรฉrents artistiques ร travers le dispositif photographique puis le dispositif Instagram faire-valoir de lโimage de soiย
A. Lโemprunt a priori inconscient de rhรฉtoriques et de rรฉfรฉrents artistiquesย
a. Des mises en scรจne semblables ร celles dโartistes : lโexemple du โwristshotโ inventรฉ involontairement par Josef Koudelka
b. La mise en scรจne des objets photographiques, allรฉgorie de la jouissance et du luxe, analogie avec le style rococo
c. La photo โretour de shoppingโ, nouvelle nature morte ?
d. le โflatlayโ et le โknollingโ, techniques esthรฉtique, de rangement empruntรฉes par les artistes, devenues une rhรฉtorique visuelle tendance sur Instagram
B. Les usages sociaux de la photographie sur Instagramย
a. Esthรฉtisation de la vie quotidienne
C. Le dispositif Instagram et les propriรฉtรฉs de sa mรฉdiation
a. Instagram, galerie dโart 2.0 ?
b. le phรฉnomรจne dโuniformisation de lโรฉthos par lโarchitexte
c. Le traitement de lโimage via lโapplication ; la photographie sur Instagram est-elle rรฉellement une crรฉation personnelle ?
RECOMMANDATIONS PROFESSIONNELLES
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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