Le football dans le dispositif d’éclatement de la Yougoslavie
La thèse selon laquelle la Yougoslavie était une chimère illégitime condamnée à l’avance, déjà en 1919, et plus encore à partir de 1945, continue d’être très en vogue, en particulier dans les milieux nationalistes serbes et croates . Ce paradigme a été conforté par les tenants de la thèse essentialiste et huntingtonienne des « haines ancestrales » qui ont grandement contribué à mythifier les Balkans en terre de folklore barbare et incompréhensible, aux peuples enchevêtrés s’égorgeant depuis des siècles . Pourtant, céder à cette facilité rhétorique signifie en réalité mettre l’éclatement de la Yougoslavie , et plus encore, sa dislocation dans la violence extrême , sur le compte d’une sorte de fatalité historique transcendante qui ne trouverait alors ni causes concrètes ni même, et c’est là le point clé, de responsables. D’intangibles autant que mystérieuses forces profondes seraient la « ruse de la Raison » que les partisans d’une lecture hégélienne de l’Histoire ont cru déceler dans l’inévitable dialectique de l’éclatement guerrier de la Yougoslavie.
Or, Hannah Arendt a montré que cette vision dialectique et neutraliste ne pouvait plus tenir après la Shoah. Il y a une nécessité à la fois pour l’Histoire de juger d’un système ou d’une politique , mais aussi pour l’historien d’éduquer son propre jugement, de faire preuve d’une « bonne subjectivité », et de ne pas oublier, dans le sillage de Marc Bloch, que « l’objet de l’Histoire, c’est le sujet humain lui-même » . L’Histoire ne serait pas un mouvement autonome et au sens déterminé à l’avance, hors de portée des hommes, mais au contraire, une matière humaine par excellence que les hommes et les idées façonnent.
Dès lors, pour inévitable qu’elle puisse paraître rétrospectivement, la dissolution de la Yougoslavie a elle aussi des causes directes. L’idée d’une dissolution, le fait de la rendre intelligible, puis concevable, puis souhaitable, puis inévitable aux yeux de plus en plus de Yougoslaves n’est pas le résultat d’un enchaînement d’évènements désincarnés. C’est au contraire le résultat d’un « dispositif de sensibilisation » mis en œuvre par un certain nombre d’acteurs publics qui se sont efforcés, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, de ranimer une rhétorique nationaliste enflammée que le dogme titiste avait réduite au silence depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le dispositif de sensibilisation suppose de se défaire de l’image négative prêtée aux émotions dans l’analyse de la mobilisation politique, tant la décision de l’engagement n’est jamais le résultat d’un calcul purement rationnel mais engage en même temps que la raison les émotions de l’individu , émotions que les dispositifs de sensibilisation cherchent précisément à susciter. On ne peut donc pas traiter comme des anomalies l’exaltation nationaliste, la haine, l’esprit de revanche, la peur, l’égoïsme, la méfiance qui ont saisi de plus en plus de Yougoslaves vers la fin des années 1980, notamment chez les Serbes, les Croates et les Slovènes. Ces émotions étaient en effet précisément ce que les entrepreneurs politiques cherchaient à provoquer, en détruisant et délégitimant méthodiquement les autres alternatives au nationalisme .
Il nous appartient donc dans ce chapitre de déconstruire l’ensemble de ce dispositif, et de nous pencher en particulier sur le rôle que le football y a tenu, notamment chez les supporters de football. Cela exige au préalable de faire un retour sur le contexte yougoslave dans les années 1980, dans ses dimensions politique, économique, culturelle et sportive avant de nous intéresser précisément à la façon dont le dispositif de sensibilisation à la cause nationaliste a été mis en œuvre.
Rendre la séparation concevable : le football dans le dispositif de sensibilisation à la cause nationaliste
Tableau général de la Yougoslavie dans les années 1980
Aspects politiques et économiques
La décennie 1980 est la dernière de la Yougoslavie communiste, et si l’on écarte la thèse déterministe, elle concentre beaucoup d’éléments considérés par la plupart des spécialistes comme des facteurs ayant mené à la fois à la destruction des alternatives, puis à la dissolution du pays. Tous ceux qui se sont penchés sur la question s’accordent en effet à dire que la mort du Maréchal Tito, président à vie de la Yougoslavie communiste, le 4 mai 1980, marque un tournant décisif dans la vie et la mort du pays, puisque Tito était le régulateur suprême, la clé de voûte du système. Certains évoquent même le yougoslavisme comme d’une religion civile puisant son histoire dans la gloire des Partisans , ayant pour but transhistorique de faire l’union des peuples yougoslaves, le tout cimenté par le charisme exceptionnel de Tito . Une fois celui-ci disparu, la société qu’il a légitimée par sa domination autoritaire et charismatique au sens de Max Weber, n’a pas été en mesure de se transformer en Etat démocratique à la légitimité légale rationnelle. Il n’est donc pas anodin que des spécialistes de la Yougoslavie comme Sabrina Ramet prennent cet évènement comme point de départ de leur analyse sur la fin de la Yougoslavie.
En effet, il faut rappeler que la Yougoslavie des années 1970, peuplée de 20 millions d’habitants, vit une sorte d’apogée après une première décennie marquée par la brutalité du régime et le schisme yougo-soviétique : le niveau de vie est élevé par rapport aux autres pays de l’Est grâce à des emprunts à l’étranger à taux préférentiels et le pays s’ouvre au tourisme de masse. Surtout, la Yougoslavie et Tito jouissent d’un grand prestige au sein du mouvement des non-alignés. Sa position de trait d’union entre l’Est et l’Ouest en fait un partenaire privilégié dans le contexte de la Guerre froide. Cependant, la charnière de 1980 représente un bouleversement contextuel majeur, que ce soit la mort de Tito qui va laisser son testament politique, la Constitution de 1974, fonctionner sans lui, les premiers effets de la grave crise économique consécutive au choc pétrolier de 1979, et enfin les manifestations violentes au Kosovo en 1981. D’un point de vue politique, économique et identitaire, ces trois éléments jettent les bases de la tourmente dans laquelle la Yougoslavie va vivre tout au long des années 1980.
Le second choc pétrolier de 1979 fut durement ressenti en Yougoslavie. La croissance ralentit avant de devenir négative, le système d’autogestion n’avait pas les outils nécessaires pour sortir le pays de la crise. Les entreprises furent incitées à multiplier les investissements improductifs, les emplois superflus composèrent jusqu’à 27% des emplois en 1986 compte tenu de l’interdiction de licencier, l’inflation atteint 2685% par an, et les pénuries en tout genre se multiplièrent . La dette extérieure explosa, le revenu personnel réel par habitant se réduisit drastiquement et aucune solution fédérale n’était efficace. Cela renforça par ailleurs les réflexes nationaux des républiques du nord, plus riches, Slovénie et Croatie, qui protestèrent contre le système de péréquation des moyens au sein de la Yougoslavie, qui ne réglait aucun problème . A cet égard, Harold Lydall se fera prophète en écrivant en 1989 : « le déclin du niveau de vie a été si grand qu’il est difficile d’imaginer un autre pays qui n’aurait pas réagi à cette situation par des changements politiques radicaux, ou même par une révolution ».
Si les républiques du nord protestent contre une péréquation inefficace, c’est aussi parce que la Constitution de 1974, octroyée par Tito en réponse politique au Printemps croate de 1971 sévèrement réprimé dans un premier temps , confère aux entités fédérées de la Yougoslavie des pouvoirs nettement plus élargis qu’auparavant. Ce texte, fondé sur le culte du consensus, donnait à chaque république et province autonome un droit de veto sur les projets de loi discutés au niveau fédéral, avec donc un risque de paralysie évident . Il prévoyait ainsi un plus grand degré de fédéralisation des compétences, qu’elles soient institutionnelles, politiques, économiques, monétaires et même militaires. Le pouvoir fédéral apparaissant alors comme l’émanation de celui des entités fédérées, à l’instar du modèle américain par exemple. Les républiques (mais pas les provinces autonomes de Vojvodine et du Kosovo) avaient même le droit à l’auto-détermination.
Les polémiques autour de la Constitution sont essentiellement d’origine serbe tant ceux-ci se sentent floués par ce texte pour deux raisons. D’abord, en Serbie même, la Constitution consacre « l’éclatement de la Serbie en trois unités étatiques » dans la mesure où le Kosovo et la Vojvodine disposent des mêmes prérogatives que les autres républiques. En d’autres termes, la Serbie n’a plus aucun pouvoir sur ses provinces, tandis qu’elles continuent au contraire d’envoyer des représentants à l’assemblée de Serbie et d’influer sur les décisions. La Serbie ne peut même plus modifier sa propre constitution. Deuxièmement, la philosophie trop fédéraliste ne convient pas aux Serbes dans la mesure où ce texte alimente les autonomismes des autres peuples qui disposent d’un Etat (Slovénie, Croatie, Macédoine, voire Kosovo d’une certaine façon) alors que les Serbes sont dispersés dans toutes les républiques. La Yougoslavie centralisée est donc pour eux la seule solution pour que tous les Serbes vivent dans un seul Etat.
S’agissant du Kosovo, la Constitution de 1974 a débouché sur une reprise en main du pouvoir local par les élites communistes albanaises. Or, comme l’a montré Tim Judah , il n’y a jamais eu au XXe siècle d’équilibre entre les deux peuples : lorsque l’un est au pouvoir, l’autre est discriminé. C’est ce qu’il se passe pour le peuple serbe à partir de 1974 d’autant plus que les prérogatives données aux provinces leur donnent le sentiment d’être loin de la Serbie et que celle-ci les abandonne. En avril 1981, une manifestation d’étudiants albanais, bientôt rejoints par toute la population albanaise, réclamant le statut de république (masque cachant le désir d’indépendance puisque le statut de république donnait le droit à l’auto détermination), tourna à l’affrontement avec les forces de l’ordre qui réprimèrent sans ménagement les manifestants. Pour leur part, Sabrina Ramet et Branka Magaš voient dans cet événement un tournant décisif pour le destin de la Yougoslaviecompte tenu de la détérioration profonde des relations serbo-albanaises qui ne laissa pas sans réaction les autres républiques. La Slovénie, puis la Croatie se rangèrent derrière les Albanais avant et surtout après la prise de pouvoir en Serbie de Slobodan Milošević en 1987 à la faveur de la crise du Kosovo .
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Table des matières
INTRODUCTION
Genèse et cadrage
Le football comme fait social total ?
Les mondes du football
Football et identité
Politisation et violence politique
Une approche pluridisciplinaire
Hypothèses
CHAPITRE 1 : Le football dans le dispositif d’éclatement de la Yougoslavie
Section 1 : Rendre la séparation concevable : le football dans le dispositif de sensibilisation à la cause nationaliste
1. Tableau général de la Yougoslavie dans les années 1980
a. Aspects politiques et économiques
b. Aspects culturels et sportifs
2. Les acteurs du dispositif de sensibilisation au nationalisme
a. Les intellectuels pyromanes
b. L’Eglise
c. La symbiose des acteurs politiques et médiatiques
d. Analyse top-down du dispositif de sensibilisation
Section 2 : Le monde du football dans le dispositif de sensibilisation au nationalisme88
1. Eléments de définition du supportérisme extrême
a. Aux origines du hooliganisme
Socio-histoire du hooliganisme
Les tenants de la querelle théorique sur le hooliganisme
Mondialisation et transformations du phénomène
b. Le développement du supportérisme « ultra »
2. La politisation des tribunes yougoslaves
a. Des tribunes sensibles au discours nationaliste
b. Les clubs comme vecteur du discours nationaliste
c. L’épicentre de la folie
d. La riposte croate
Section 3 : Le stade comme arène de mise à mort symbolique de la Yougoslavie
1. Le mythe de Maksimir
2. La Yougoslavie comme spectre
3. Le football comme instrument de souveraineté croate
4. Bari : entre apothéose et chant du cygne
Conclusion
CHAPITRE 2 : De la balle aux balles : le football dans le dispositif guerrier
Section 1 : Le football, victime de la guerre
1. Destructions et reconstructions de la normalité
a. Le football bouleversé par la guerre
b. Recompositions du football et reconstruction de la normalité sociale
Pašić, le « rebelle du football »
Le Zrinjski ou le retour de la croacité à Mostar
c. La recherche d’une continuité territoriale serbe par le football
2. Football-sanction, football sanctionné
a. Le football comme arme juridique, quels fondements, quel impact ?
b. Le football ou l’absence de football, résultat de logiques concurrentes
Section 2 : Le football et la guerre : liaisons dangereuses ?
1. Le football c’est la guerre
a. Le football comme univers schmittien
b. Les supporters-guerriers, filiation plutôt qu’anomalie
c. Les supporters comme avant-garde de la guerre
2. La guerre par le football, ou un football de guerre ?
a. Une autre approche théorique
b. Penser l’exceptionnalité du contexte yougoslave
L’histoire a posteriori
Spécificités de la situation yougoslave
La stratégie de recrutement des combattants
c. La production d’un « football de guerre »
3. Le football dans l’économie générale de la guerre
a. La guerre comme projet venu d’en haut
b. La guerre au concret : étapes, objectifs et acteurs
La stratégie de l’escalade
La stratégie de l’irréversible
Conclusion
CHAPITRE 3 : Le football dans le dispositif d’exercice du pouvoir politique
Section 1 : Le football comme reproducteur des rapports de force politiques : le cas de la Bosnie-Herzégovine
1. Le processus politique d’intégration de la fédération de football
a. Les représentations de la Bosnie post-Dayton à travers le football
b. Le pilotage du processus ou le rôle de la communauté internationale
c. Les bases politiques du compromis : calquer Dayton
2. Recompositions identitaires du football en Bosnie
a. Des clubs ressuscités, portés par de nouveaux groupes de supporters
b. Des clubs et tribunes reconfigurées par la guerre : le cas de Banja Luka
Section 2 : Entre politisation et footballisation, une comparaison Croatie-Serbie
1. La politisation du football comme stratégie de renforcement du pouvoir politique en Croatie
a. La Croatie des années 1990 : Tuđman, le régime, et le football
b. Le football dans la construction identitaire croate
Le Dinamo Zagreb, champion de l’identité croate
La sélection croate comme incarnation de la nation
c. Le football comme principale arme du Soft power croate ?
2. La footballisation de la Serbie
a. Eléments de définition de la footballisation
b. La footballisation de la Serbie dans les années 1990
Le retour au patriarcat
« Rendez-vous à la rubrique nécrologique »
c. Aux fondements de la footballisation de la Serbie
d. Le football serbe, allégorie d’une déchéance
La déchéance sportive
La criminalisation du football serbe
Section 3 : Le football comme espace de résistance politique
1. Le football dans le dispositif de résistance pacifique des Albanais du Kosovo
a. Le Kosovo, une histoire contestée
Des légitimités concurrentes
Le XXe siècle, balancier de la terreur
b. Les institutions parallèles au Kosovo
c. La ligue de football parallèle du Kosovo
2. Les acteurs du football dans le tournant politique de 2000 en Croatie et Serbie
a. Au nom du nom : les Bad Blue Boys et le régime de Tuđman
b. « Milošević, Sauve la Serbie et suicide-toi » : les Delije et le 5 octobre 2000
Conclusion
CONCLUSION
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