Le fonctionnalisme et l‘exclusion causale
Le fonctionnalisme et l’exclusion causale
Au cours des 40 dernières années, le fonctionnalisme, qui définit les états mentaux en se référant à leur rôle causal, s‘est affirmé en tant que conception dominante de l‘esprit. Le fonctionnalisme identifie les rapports unissant le mental et le physique en faisant appel à la relation de réalisation et affirme qu‘une propriété physique réalise une propriété mentale si elle occupe le rôle causal spécifié par cette propriété mentale. Or, via son argument de l‘exclusion causale, Kim a montré que le fonctionnalisme rend les propriétés mentales soit épiphénoménales, soit identiques aux propriétés physiques. Dans ce chapitre, j‘expliquerai en quoi l‘argument de Kim menace la perspective fonctionnaliste. Pour ce faire, je caractérise d‘abord brièvement le non-réductionnisme, qui est une thèse ontologique qui proscrit l‘identification des propriétés mentales aux propriétés physiques et à laquelle adhèrent les fonctionnalistes.
Ensuite, je propose un survol du fonctionnalisme. Ce faisant, je m‘attarde notamment aux rapports entre la réalisation fonctionnaliste et la survenance, qui est une autre relation ontologique unissant le mental au physique. Alors, je me tourne vers l‘argument de l‘exclusion causale contre la survenance, en accordant une attention particulière aux prémisses les plus discutées dans la littérature récente. Enfin, j‘expose l‘argument de l‘exclusion causale contre la réalisation et compare les deux arguments réductionnistes de Kim. Il ressort de cette analyse que le fonctionnalisme n‘est pas une théorie de la réalisation adéquate pour protéger à la fois l‘irréductibilité et l‘efficacité causale des propriétés mentales.
Le fonctionnalisme, un non-réductionnisme
Le physicalisme en philosophie de l‘esprit, c.-à-d. la thèse selon laquelle toutes les entités sont en un certain sens physiques, peut être divisé en trois genres distincts, qui diffèrent selon le statut accordé aux propriétés mentales. Les physicalistes réductionnistes identifient les propriétés mentales avec les propriétés physiques, les éliminativistes rejettent l‘existence des propriétés mentales, tandis que les physicalistes non réductionnistes, eux, soutiennent que les propriétés mentales sont distinctes, quoique dépendantes, des propriétés physiques (Gibb, 2012, 33). Il n‘existe pas de consensus sur ce qu‘est le physicalisme non réductionniste, pour la simple raison qu‘il n‘existe pas de consensus sur la façon dont le physicalisme doit être caractérisé ou sur la façon dont nous devrions définir la réduction1. Toutefois, il est généralement admis que la signification première du concept de réduction a été fournie par J.J.C. Smart, lorsque celui-ci a affirmé que les sensations ne sont rien de plus que (« nothing over and above ») des processus dans le cerveau (Smart, 1959; Kim, 2005, 34).
Aussi, notons qu‘il n‘existe pas de conception généralement acceptée de ce que c‘est pour quelque chose d‘être physique. Nous pourrions affirmer, de façon minimale, qu‘une entité est physique si elle a une localisation déterminée dans l‘espace et dans le temps. Ou, si ce critère s‘avère insuffisant, nous pourrions adopter la suggestion de Geoffrey Helmans et de Frank Thompson (1975), qui soutiennent que nous pouvons déterminer quelles entités sont physiques en nous référant à la physique théorique actuelle. Cependant, cette stratégie ne semble pas pouvoir être appliquée à la caractérisation des propriétés mentales, car il apparaît que pour choisir notre théorie psychologique de référence, il faille déjà prendre position dans le débat sur le réductionnisme. Pour déterminer quelles propriétés sont mentales, plusieurs se réfèrent donc à la psychologie populaire, qui fait appel au vocabulaire du désir, de la croyance, etc., et s‘intéressent aux analogues de ces concepts dans la psychologie scientifique (Kim, 1992a, 430). Dans tous les cas, l‘argument de l‘exclusion causale ne repose ni sur une caractérisation spécifique de la distinction entre le mental et le physique, ni sur une définition particulièrement précise du physicalisme ou de la réduction (Kim, 1992a, 430; Kim, 2005, 33). Il nous suffit donc de caractériser ces positions de façon générale.
La réalisation multiple
Dans une série d‘articles écrits dans les années 1960, Putnam (qui fût l‘un des principaux défenseurs du fonctionnalisme) introduit le concept de réalisation multiple en philosophie de l‘esprit. Contre les partisans de l‘identité des types, théorie réductionniste selon laquelle chaque type de propriété mentale est identique à un type de propriété physique6, Putnam (1967) remarque qu‘une variété importante de créatures terrestres peut connaître la douleur. Les humains, les autres primates et mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphibiens et même les mollusques paraissent tous des candidats plausibles pour avoir ce type d‘état mental. Supposons qu‘avoir une douleur, une propriété mentale M, puisse avoir la caractérisation fonctionnelle suivante : un organisme x a la propriété M si et seulement si x a une propriété P telle que l‘instanciation de P par x (et par les systèmes comme x) est susceptible d‘être causée par des lésions tissulaires Lt, et si l‘instanciation de P par x (et par les systèmes comme x) est susceptible de causer des plaintes Pl. Nous pourrions imaginer que la stimulation des fibres C ‒ pour reprendre l‘exemple classique ‒ remplit pour les humains le rôle fonctionnel de M et qu‘elle est donc un réaliseur de la douleur pour eux. Chaque fois qu‘un humain a les fibres C stimulées, il a M. Pour les pieuvres, ce peut être la stimulation des fibres O qui joue le rôle causal caractérisant M. Donc si les fibres O d‘une pieuvre sont stimulées, celle-ci a nécessairement M.
Ainsi, la réalisation multiple est la thèse selon laquelle une seule propriété mentale peut être réalisée par différentes propriétés physiques : des propriétés neuronales et cérébrales dans le cas des mammifères, des propriétés électroniques dans le cas des ordinateurs, des propriétés de la gelée verte dans le cas des extraterrestres7, etc. L‘adoption de la thèse de la réalisation multiple ne dépend pas de la théorie particulière de la réalisation à laquelle on adhère. Comme nous le verrons dans le chapitre 2, Shoemaker, qui n‘est pas fonctionnaliste, accepte lui aussi la réalisation multiple. La thèse de la réalisation multiple a été utilisée dans l‘un des arguments les plus influents contre l‘identité des types, conception de l‘esprit qui gagnait du terrain avant l‘avènement du fonctionnalisme. Pour que la théorie de l‘identité des types soit confirmée, il faut que nous trouvions un type de propriété physique qui corresponde à chaque type de propriété mentale et ce, dans toutes les espèces chez lesquelles on retrouve cette propriété mentale.
Par exemple, pour que la douleur puisse être réduite à un type de propriété physique, il faut trouver un corrélat physique unique de la douleur, aussi bien chez les pieuvres que chez les humains. Or, les faits à propos de l‘évolution convergente, de la corticalisation des fonctions, de la neuroanatomie et de la physiologie comparatives prouvent que ce genre d‘exigences ne peut être satisfait. De plus, comme l‘ont montré les fonctionnalistes, des créatures qui ont des propriétés physiques incomparables (comme les robots électroniques artificiellement intelligents et les Martiens de toutes sortes) pourraient malgré tout instancier les mêmes propriétés mentales. En fait, il semble bien que les fonctionnalistes n‘aient qu‘à trouver une seule propriété mentale qui est réalisée de façon multiple pour réfuter la théorie de l‘identité des types. Dans sa forme canonique, l‘argument de Putnam (1967) contre cette théorie est le suivant :
Toutes les propriétés mentales sont multiplement réalisables par des propriétés physiques (Thèse de la réalisation multiple) 2. Si une propriété mentale donnée est multiplement réalisable par différentes propriétés physiques, alors elle ne peut être identique à quelque propriété physique que ce soit. 3. Aucune propriété mentale n‘est identique à une propriété physique.
C‘est ainsi que le concept fonctionnaliste de réalisation multiple a grandement contribué au rejet du physicalisme réductionniste qui l‘a précédé, si bien que, dans les décennies 1960-1980, le fonctionnalisme est devenu la conception dominante de l‘esprit8. Toutefois, l‘utilisation fonctionnaliste du concept de réalisation multiple a dès le départ été critiquée par les physicalistes, surtout par les réductionnistes. Il est bien entendu impossible ici de revoir ces différents arguments, mais notons tout de même que Kim (1992b) a formulé une critique inspirée de celle de Lewis (1969), en soutenant que la réalisation multiple permet tout de même des « réductions locales » ‒ c.-à-d. des identifications de propriétés mentales aux propriétés physiques au sein de certaines « structures-types » pertinentes, qui seraient possiblement moins englobantes que les espèces biologiques9.
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Table des matières
Résumé
Table des matières v
Remerciements
Introduction
Chapitre 1 : Le fonctionnalisme et l‘exclusion causale
1.Le fonctionnalisme, un non-réductionnisme
1.1. Les propriétés mentales : des propriétés fonctionnelles
1.2. La réalisation multiple
1.3. Types de fonctionnalisme
1.4. Réalisation et survenance
2.L‘argument de Kim contre la survenance
2.1. Le principe de fermeture du physique
2.2. Le principe d‘exclusion
4.L‘argument de Kim contre la réalisation
Conclusion
Chapitre 2 : La théorie de la réalisation par sous-ensembles de Shoemaker
1.La théorie causale des propriétés
1.1. Propriétés, caractéristiques causales et pouvoirs causaux
1.2. L‘argument en faveur de la thèse d‘individuation
1.3 L‘argument en faveur de la thèse essentialiste
2.La réalisation entre propriétés
2.1. La réalisation entre propriétés comme solution au problème de l‘exclusion causale
3.La microréalisation
3.1. La microréalisation comme solution au problème de l‘exclusion causale
Conclusion
Chapitre 3 : Le réductionnisme de Shoemaker
1.L‘efficacité causale du mental qua mental
1.1 Une forme d‘épiphénoménalisme inexistante
1.2 Les conséquences de l‘élimination de la surdétermination
L‘analogie entre les propriétés et les particuliers
Conclusion
Conclusion
Bibliographie
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