Le financement participatif : entre pratiques anciennes et nouveauté

Le financement participatif : entre pratiques anciennes et nouveauté

Pour la plateforme de crowdfunding mafinancelocale.fr, « le crowdfunding est une idée ancienne » et ces plateformes s’inscrivent en partie dans le prolongement de pratiques comme les appels à souscription, les tontines et les campagnes de dons dans la recherche médicale comme le Téléthon. Pour la plateforme Sowefund, le «fonctionnement existe depuis toujours ». Selon Easi Up, « la souscription de l’emprunt russe, c’était du crowdfunding ! ». Bulb in town précise sur son site : «avant internet, la tontine réunissait déjà les membres d’une communauté autour d’un investissement commun » et Kisskissbankbank de citer l’exemple du film Shadow de John Cassavetes, qui a été financé en 1958 grâce aux contributions du public suite à plusieurs appels à financement lancés à la radio

Depuis toujours, des individus se sont donc rassemblés pour financer des projets divers et de nombreuses pratiques dans l’histoire récente ou plus ancienne font penser au financement participatif, dans les domaines de l’art, la recherche, l’éducation, la solidarité ou le sport avec des motivations différentes, de bienfaisance pure, par amitié ou pour faire des achats groupés, en en tirant des bénéfices monétaires ou non

Sans proposer une liste exhaustive de ces différentes pratiques, je vais présenter ici certaines d’entre elles qui aident à penser le financement participatif. Ces exemples invitent à considérer ce qui est véritablement nouveau et ce qui ne l’est pas dans le phénomène du crowdfunding .

Les clubs d’achat 

Dans Le marché de la peinture en France (1967), Raymonde Moulin décrit la mise en place de clubs d’achat ou de regroupement de collectionneurs en consortiums autour d’un artiste. L’auteure cite l’exemple de plusieurs clubs fondés dans les années 1950. Les statuts varient d’un club à l’autre, mais les différents groupes d’achat présentent des traits communs. Un groupe d’adhérents, de un à plusieurs dizaines de membres, versent une cotisation annuelle. Les clubs s’organisent autour d’un gérant chargé des achats, toujours des femmes. Parfois, un second gérant se charge des questions juridiques. La fondatrice d’un des clubs d’achats décrit les objectifs. Les objectifs du groupement sont doubles : d’un côté, il s’agit d’ « aider des peintres jeunes ou de vieux artistes peu connus », et de l’autre « d’amener à s’intéresser à la peinture des gens qui n’ont pas le temps » (Moulin, 1967, p. 253). Les clubs ne fonctionnent pas tous de la même façon : les cotisations par personne et par an, les critères de sélection des jeunes peintres qui seront financés et les modalités d’exposition et d’acquisition des tableaux varient d’un club à l’autre . Un autre type de groupement réunit des collectionneurs autour d’un artiste : les consortiums. Dans certains cas, la contribution matérielle apportée à un artiste par plusieurs collectionneurs relève de la bienfaisance pure. Mais le plus souvent, sous la formulation « Les Amis de … » s’associent dix ou quinze collectionneurs afin de mettre « en commun leurs efforts financiers et leurs relations mondaines pour tenter de lancer un artiste dont ils achètent tout ou partie de la production » (Moulin, 1967, p. 255).

Les clubs d’achat font penser aux collectes sur les plateformes en ligne, où les artistes, peintes, photographes etc. proposent différents niveaux de contreparties en fonction du montant alloué : posters, tirages originaux, répliques…Certaines collectes sur des plateformes proposent de préacheter des objets design ou des objets technologiques dont la collecte doit permettre la fabrication. Mais, contrairement à la cotisation annuelle dans les clubs d’achat, le financement participatif fonctionne par projet. La personne finance un projet en particulier, une fois. Certaines équipes multiplient les collectes pour financer les différentes étapes au cours de l’avancement du projet, mais cela reste rare. La difficulté de demander de l’argent à ses proches dans une collecte de don/contrepartie est la première raison qui pousse les individus à ne pas renouveler l’expérience de collecte . Ceux qui renouvellent l’expérience le font parfois en changeant de type de collecte : après une première collecte sur le modèle don/contrepartie, ils lancent une collecte en capital ou en prêt.

Une des nouveautés du financement participatif par rapport aux souscriptions ou même aux clubs d’achat étudiés par Raymonde Moulin est de fournir à un grand nombre de campagnes de financement la possibilité d’une expansion considérable (Lefèvre et Popescu, 2015) à condition de trouver les images et les mots qui parleront à de très nombreuses personnes. Le crowdfunding, par l’intermédiaire de plateformes en ligne, apporte la possibilité de pouvoir atteindre un grand nombre de financeurs, en mettant en place une communication plus étendue sur le projet par l’intermédiaire des réseaux sociaux, couplés à une communication vers les médias plus traditionnels.

Le marathon radio de Kate Smith 

En pleine seconde guerre mondiale, en 1943, la chanteuse, actrice et animatrice radio Kate Smith réalise un marathon radio de 18 heures sur le réseau national de CBS aux ÉtatsUnis pour vendre des obligations de guerre (« war bonds »). Elle vend pour 107 millions de dollars d’obligations, émises par le gouvernement des États Unis pour financer l’effort de guerre.

Ce cas est particulièrement intéressant en ce qui concerne la capacité à « persuader les masses », que l’on peut également retrouver dans le financement participatif. Les porteurs de projet doivent en effet être capables d’amener des individus à financer leur projet. Il leur faut les convaincre et mener une campagne de communication importante pour parvenir à atteindre le montant fixé initialement .

En 1946, dans Mass Persuasion The Social Psychology of a War Bond Drive, Merton analyse le cas précis du marathon radio de Kate Smith. Le succès de cette opération dépend selon Lazarsfeld et Merton de trois conditions (Lazarsfeld et Merton, 1949). La première est celle d’une monopolisation psychologique par les médias, c’est-à dire une absence de contre propagande (« counterpropaganda »), ce qui selon eux manque dans la plupart des situations de propagande. Ainsi, l’efficacité de Kate Smith dans la vente des obligations de guerre à la radio était en partie due à la nature de « marathon » de l’événement, et du fait que tout le monde croyait en la cause, ne laissant pas place à une contre propagande. Cependant, les auteurs font remarquer que dans une société libre en temps de paix, la plupart des campagnes entrent en concurrence avec beaucoup d’autres causes et les distractions quotidiennes, si bien que la condition de monopole fait défaut, entraînant une réduction de l’efficacité des campagnes.

La seconde condition pour expliquer le succès d’une propagande efficace à grande échelle (« effective mass propaganda ») que donne à voir le marathon radio de Kate Smith est la « canalisation », c’est-à-dire la présence d’une base existante d’attitude pour des sentiments que les communicateurs sociaux s’efforcent de façonner. Selon les auteurs, la publicité commerciale est efficace parce que sa tâche ne vise pas à inculquer de nouvelles attitudes de base ou à créer de manière significative de nouveaux comportements, mais vise plutôt à canaliser les attitudes et les comportements existants dans un sens ou un autre. Les auteurs précisent cependant que de nombreuses situations de marketing d’entreprise ont également pour tâche de remodeler les attitudes de base, plutôt que de canaliser celles qui sont existantes (Kotler et Zaltman, 1971).

Enfin, la troisième condition serait celle de la « supplementation », c’est-à-dire l’effort pour assurer le suivi des campagnes de communication de masse avec des programmes de contacts en face-à-face. À partir de l’étude du mouvement de droite du Père Coughlin dans les années 1930, Lazarsfeld et Merton expliquent le succès de ce mouvement à partir de la coordination de différentes actions : une alimentation centrale de la propagande auprès de nombreux habitants ayant renseigné leur adresse, la distribution coordonnée de journaux et de brochures et enfin l’organisation de discussions en face-à-face au niveau local parmi des groupes relativement petits. Le succès spectaculaire du mouvement s’explique par le renforcement réciproque des médias de masse et des actions s’appuyant sur des relations personnelles (Lazarsfeld et Merton, 1949).

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Table des matières

Introduction générale
Chapitre 1 : L’arrivée des plateformes dans un contexte de crise
1 – Le financement participatif : entre pratiques anciennes et nouveauté
1.1 – Les clubs d’achat
1.2 – Le marathon radio de Kate Smith
1.3 – Les tontines
2 – Émergence du financement participatif
2.1 – Les plateformes de don et le financement de la culture
2.2 – Les plateformes de prêt dans le paysage français du crédit
2.3 – Les plateformes de capital dans le paysage du capital investissement
Conclusion
Chapitre 2 : La fabrication du cadre juridique du financement participatif en France
1 – Le développement des premières plateformes en période d’incertitude
1.1 – Comment qualifier juridiquement les plateformes ?
1.2 – Faire du financement participatif un enjeu public
2 – La mobilisation de la sphère politique
2.1 – La figure « citoyenne » du financeur
2.2 – « Faire de la France le pays pionnier du financement participatif »
3 – La co-production d’un cadre juridique pour le financement participatif
3.1 – Comment protéger Madame Michu ?
3.2 – Faut-il libéraliser le marché ?
3.3 – Les administrations au cœur du processus de fabrication du cadre juridique
4 – La réforme de 2014 et ses effets
4.1 – Multiplication des plateformes
4.2 – Les problèmes autour des statuts
Conclusion
Chapitre 3 : Fondateurs de plateformes : principes et contradictions
1 – L’émergence des premières plateformes de don/contrepartie
1.1 – Permettre à des projets de trouver des financements
1.2 – Redonner du sens à son travail
1.3 – Mettre en avant la dimension sociale
1.4 – Cibler les porteurs de projet
2 – Le développement des plateformes de prêt et de capital
2.1 – L’arrivée des plateformes de prêt et capital
2.2 – « Un nouveau produit financier »
2.3 – Cibler les investisseurs
3 – À l’épreuve de principes communs ?
3.1 – « Redonner du sens à son argent »
3.2 – Financer « directement » les projets de son choix
Conclusion
Chapitre 4 : L’enrôlement des porteurs de projet
1 – Les modèles d’affaires des plateformes et le rôle du prix dans l’enrôlement des participants
1.1 – La théorie économique des marchés bifaces : une coordination qui se fait par le prix
1.2 – Les modèles d’affaires des plateformes
2 – Le travail d’enrôlement des porteurs de projet : le « sourcing » de projets
2.1 – Trois types de porteurs de projet
2.2 – Rechercher un grand nombre de projets
2.3 – Rechercher des projets de qualité
2.4 – L’anticipation de la participation de financeurs dans l’enrôlement des porteurs de projet
Conclusion
Conclusion générale

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