Le fantasme du moi dans les soldats de salamine

L’autobiographie est un genre majeur de la littérature qui a été amorcée dès les premiers siècles (plus précisément au IVème siècle) avec les Confessions de saint Augustin . Elle provient de trois mots grecs « autos » (soi-même), «bios » (la vie), et « grafein » qui signifie écriture. Etymologiquement une autobiographie est un récit dans lequel l’auteur raconte sa propre vie. Mais la définition la plus utilisée reste celle de Philippe Lejeune qui la conçoit comme étant « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle en particulier sur l’histoire de sa personnalité » . Elle a connu sa floraison au XVIIIème siècle avec Les Confessions de JeanJacques Rousseau , qui a définitivement lancé et laïcisé ce genre dans l’histoire de la littérature.

Cependant, elle obéit à certaines normes car dans une écriture autobiographique, il doit y avoir une identité onomastique, c’est-à dire l’auteur doit être le narrateur mais aussi en même temps le personnage principal. En plus, un pacte de lecture aussi doit être scellé entre le narrateur et le lecteur pour qu’on ne puisse pas douter de la véracité des propos de l’auteur. Et ce pacte doit apparaître ou doit se faire sentir dès l’entame de la lecture de l’ouvrage, pour qu’il puisse lui donner une authenticité et une légitimité. D’ailleurs, Jean-Jacques Rousseau ne manquera pas de sceller ce pacte dans ses confessions en affirmant dès l’incipit de son ouvrage : « je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’initiateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme sera moi. Moi seul » .

Mais dans la production romanesque moderne, nous assistons de plus en plus à une déconstruction de ce genre littéraire. En effet, animés par un souci de recherche et de révolte de cette esthétique classique, les romanciers contemporains modifient l’apparence du roman autobiographique traditionnel considéré jusqu’ici comme un dogme. Cette révolution est un peu liée à l’histoire. La Première Guerre mondiale, de par ses horreurs, a bouleversé la production littéraire, c’est la raison pour laquelle les écrivains se sont révoltés pour prôner la modernité dans la littérature. Ainsi, dans son ouvrage Les soldats de Salamine , qui est d’ailleurs l’un des romans de notre corpus, Javier Cercas a été inspiré par la guerre civile qui s’est déclenchée en Espagne entre les Nationalistes et les Républicains en 1936 et qui s’est achevée en 1939 pour écrire son roman intime. Dans cette œuvre, il va retracer l’itinéraire d’un homme, Rafael Sanchez Mazas qui est un écrivain, un nationaliste, un membre du mouvement de la phalange sur qui il va mener une enquête pour écrire son livre. Dès lors, un paradoxe se pose car au lieu de faire l’inventaire de sa propre personne, il nous raconte l’histoire d’une autre personne durant tout un récit qui doit être une écriture de soi.

D’un autre angle aussi, lasse des méfaits de la colonisation et revendiquant sa culture africaine, Ken Bugul, va publier son cinquième roman : De l’autre côté du regard . Ce roman, retrace son univers familial, l’affection que sa mère n’a pu lui donner, ainsi que ses discussions avec elle à travers l’utilisation métaphorique des éléments liquides comme l’eau de la pluie. Dès cet instant, aussi une autre énigme apparaît : pourrait-on communiquer avec une morte ? L’eau de pluie peut-elle être un moyen de communication ? Ces questions sont autant d’interrogations qu’on peut se poser. De ce fait, ces écrivains oscillent entre deux sphères : le moi et la fiction. Le «je » qui témoigne se dissimule dans l’écriture, transformant le récit autobiographique en autofiction et justifiant ainsi notre concept de fantasme de moi. Selon Philippe Gaspirini : « ils mélangent deux codes incompatibles, le roman étant fictionnel et l’autobiographie référentielle. » .

C’est dans ce cadre que nous avons choisi comme sujet de recherche « Le fantasme du moi dans Les soldats de Salamine (2001) de Javier Cercas et De l’autre côté du regard (2003) de Ken Bugul » dans le but de montrer la rénovation que les écrivains contemporains ont apportée dans l’autobiographie moderne sur le plan du contenu de même que sur le plan formel. Ce sujet va nous permettre aussi de mettre en relief deux auteurs contemporains, de même génération mais d’espaces et de cultures différents et cela va se faire sentir sans doute dans leurs écrits.

QUȆTE IDENTITAIRE

Etant incapable de trouver une règle de vie sure, Ken Bugul et Javier Cercas sont en quête de leur identité. L’identité dans son acception générale signifie ce qui détermine une personne et lui donne sa spécificité, dans l’acception administrative et policière même comme le dit Gaspirini on parlera de nom, prénom, date et lieu de naissance … Mais « l’identité de tout un chacun ne se définit pas seulement par son état civil, mais aussi par son aspect physique, ses origines, sa profession, son milieu social, sa trajectoire personnelle, ses goûts, ses croyances, son mode de vie».L’identité peut être définie même par une société, alors qu’une société évolue et « qui dit évolution dit tensions, conflits et dialectiques » . C’est la raison pour laquelle étant entre deux cultures où elle ne se sent pas à l’aise, Ken Bugul essaie de chercher une identité qui lui est propre dans son roman De l’autre côté du regard à travers une autobiographie romancée et fantasmée. Dans cette même ordre d’idée aussi étant dans l’impossibilité de s’insérer correctement dans son milieu professionnel car voulant être journaliste, romancier, biographiste, et autobiographiste à la fois, Javier Cercas remet en question son identité et tente de la quérir dans les soldats de Salamine . Mais comment cette quête identitaire se manifeste dans ces deux œuvres ? Ceci est toute la problématique de cette première partie. Ainsi pour mieux aborder cette notion de quête identitaire nous tenterons d’étudier dans notre premier chapitre la traversée du moi afin de montrer comment ces auteurs tentent de retrouver leur identité à travers leurs romans avant de dire dans le second chapitre comment cette quête se manifeste dans le récit .

LA TRAVERSEE DU MOI 

Animés par un souci de révolte et de créativité, Javier cercas et ken bugul veulent écrire des romans autobiographiques tout en ne respectant pas les normes. C’est la raison pour laquelle on note une traversée du moi dans De l’autre côté du regard  et Les soldats de Salamine . Ainsi, pour mieux aborder cette notion de traversée du moi nous tenterons de montrer premièrement par quels biais ces écrivains essaient de détruire l’écriture autobiographique avant de voir dans un second lieu comment ils fictionnalisent leur moi.

LA DESTRUCTION DE L’ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE

L’autobiographie n’est pas la seule forme d’écriture du moi qui existe car il existe d’autres genres comme les mémoires, les confessions, les journaux intimes …Tous ces types d’écrits se font à la première personne mais se différencient de l’écriture autobiographique qui exige un certain nombre de règles d’où sa particularité. Mais dans Les soldats de Salamine et De l’autre côté du regard , on a des fragments de réponses qui écartent les deux œuvres des normes préétablies. Ainsi, les deux auteurs qui sont des contemporains nous dévoilent leurs ambitions de créer une nouvelle autobiographie tout en se détachant de certaines règles classiques par souci de rénovation. Ceci est dû au fait qu’avec l’évolution du monde et notamment des phénomènes comme la guerre civile espagnole et la colonisation concernant respectivement Javier Cercas et Ken Bugul, les mentalités ont changé de même que les modes de vie et les styles, c’est ce qui exerce une influence dans la littérature moderne. C’est la raison pour laquelle nous assistons à une destruction du langage autobiographique qui se désoriente. Javier Cercas commence à installer le doute dès l’incipit de son ouvrage par ces propos :

Trois choses venaient tout juste de m’arriver : la première fut la mort de mon père, la deuxième le départ de ma femme, la troisième l’abandon de ma carrière d’écrivain. Mensonge. La vérité c’est que de ces trois choses, les deux premières sont on ne peut plus exactes ; contrairement à la troisième. (LSS, 13)  .

Il fait douter le lecteur dès l’ouverture de son roman autobiographique avec le mot «Mensonge » et « on ne peut plus exactes » rendant cahoteux son pacte qu’il n’a même pas encore scellé à la différence de Jean Jacques Rousseau qui rassure le lecteur sur la véracité de ses propos dès l’incipit du livre premier des confessions en ces termes : Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dis le bien et le mal avec la même franchise.

Ken Bugul s’inscrit aussi dans cette même logique dans son roman De l’autre côté du regard. Elle débute par une berceuse wolof, puis à nous parler de son frère sans pour autant se présenter, ni parler de soi. Par ces faits, ces écrivains tracent leurs propres voies autobiographiques. Ils mélangent fiction et réalité pour rendre difficile l’adhésion du lecteur face à la réalité des faits ce qui les plongent dans l’autofiction. C’est la raison pour laquelle Serge Doubrovsky dit que : « un curieux tourniquet s’instaurent alors. ( … ) Ni autobiographie ni roman, donc au sens strict il fonctionne dans l’entre-deux, en un renvoi incessant en un lieu impossible et insaisissable ailleurs que dans l’opération du texte ».

En outre, on note des passages d’une langue à une autre élargissant les récits de nos auteurs en de multiples orientations. Dans le cinquième roman de Ken, on note l’utilisation de sa langue nationale qui est le wolof. Cette langue ouvre d’ailleurs même le roman avec la chanson berceuse « ayo néné ». Ensuite beaucoup de mots et d’expressions émis dans cette langue africaine jalonneront le récit. Et parmi ces mots, on peut prendre l’exemple de « waliyyu » (DLCR, 18) qui désigne un homme saint, « ndiaga ndiaye » ( DLCR,35) qui est un moyen de transport en commun au Sénégal, le « diafour » (DLCR, 277) qui signifie le délire que font les mangeuses d’âmes dévoilées où ils disent toutes leurs mauvaises actions comme le dit Ken Bugul « une des personnes avait commencé à délirer et à dire des choses terribles/l’accident de voiture qui avait eu lieu sur la route de fou-ndiougne c’était moi/celui qui avait fait neuf morts dimanche passée, c’était moi qui l’avais provoqué.» (DLCR, 277). Par ces expressions ou mots citées, Ken Bugul essaie d’ancrer son autobiographie dans sa langue maternelle car comme le disait Coumba Emilie SENE:

L’autobiographie échoue lorsqu’elle est dans une langue autre que la langue maternelle puisqu’elle constitue une séparation vis-à-vis de celui qui écrit (…) .la langue de l’autobiographie quand elle n’est pas une langue maternelle fait que presque inévitablement même sans le vouloir l’autobiographie devient une fiction.

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Table des matières

Introduction
Première partie : Quête identitaire
Chapitre I : La traversée du moi
Chapitre II : La fictivisation du récit
Deuxième partie: Le système narratif
Chapitre III : Le discours
Chapitre IV : La structuration du récit
Conclusion

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