Le souci philosophique s’assigne toujours une fonction rectificatrice. Or, rectifier suppose qu’il y ait déjà quelque chose. Cependant, ce « quelque chose » est perçu comme une erreur. Alors la fonction d’une nouvelle philosophie sera de restaurer la vérité. Ce qui atteste l’idée selon laquelle les philosophies ne naissent pas comme des champignons c’est-à-dire qu’elles ne sortent pas toutes armées de la tête des philosophes. Elles répondent toujours à un besoin lié à un passé, à une configuration culturelle dans laquelle elles prennent naissance.
C’est dans ce contexte qu’on peut situer le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau. Dans ce texte, Rousseau tente de répondre à la question de l’Académie de Dijon. Celle-ci avait été formulée en ces termes : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». En regardant bien cette question, on voit qu’elle comprend deux volets parfaitement distincts. Le premier comme un point de fait, celui de l’origine de l’inégalité parmi les hommes (riches/pauvres, gouvernants/gouvernés). S’agit-il d’un fait de nature, ou d’un héritage historique et culturelle ? Le second volet pose la question du droit : la loi naturelle légitime-t-elle l’instauration ou le maintien de ces inégalités ? Après avoir expédié l’interprétation la plus immédiate de la question, Rousseau, dès la préface, va focaliser son analyse sur le concept de la loi naturelle. N’est-ce pas ce que nous apprend Socrate dans le Menon ? Répondant à la question de Menon qui voulait savoir si la vertu s’enseigne ou non, Socrate lui répond que loin de savoir si elle peut s’enseigner ou pas, il ne sait même pas ce que c’est que la vertu, l’invitant ainsi à lui faire part de la définition qu’en donne Gorgias . Donc, avant de savoir ce que la loi naturelle autorise ou interdit, il faut au préalable définir ce qu’elle est, et éventuellement se demander s’il y a même un sens à invoquer une loi naturelle qui autorise ou interdit. Bref, y a-t-il un droit naturel qui, antérieurement à toute institution et à toute culture, énoncerait des règles universelles de la justice ?
Voilà ce qui recoupe en quelque sorte ce qui avait été la préoccupation des théoriciens du droit naturel. A la recherche des fondements d’une autorité légitime et les motifs qui ont poussé les hommes à former les sociétés civiles, tous étaient obligés de trouver une norme sur laquelle vont s’appuyer les lois instituées. Toutefois, même si tout le monde s’accorde sur le principe, l’accord entre les philosophes se brise dès l’instant qu’il s’agit de donner un contenu précis à cette norme. Rousseau se verra engagé dans un tel débat puisque lui aussi n’aura pas la même vision que ses prédécesseurs.
L’objectif de Rousseau dans ce texte est de se départir d’une tradition qui, d’Aristote à Locke et Spinoza en passant par Hobbes et les jusnaturalistes, trouve son unité dans la confusion entre nature et histoire. Donc, le défi pour lui est de faire en sorte que cette confusion ne soit plus de mise en montrant précisément le fossé qui sépare l’homme naturel de l’homme de la société. D’où le projet annoncé dans la préface de démêler en l’homme, une fois pour toutes, « ce qu’il tient de son propre fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif » .
Comme Hobbes et Locke, Rousseau part de l’idée que, dans l’état de nature, tous les hommes sont libres et égaux et que le désir fondamental de tout être vivant est le désir de conservation. Mais là où il s’écarte de ses prédécesseurs, c’est lorsqu’il affirme que dans l’état de nature originel la passion du désir de conservation fut émoussée par la pitié et que l’état civil n’est pas, comme le pensent les prédécesseurs, un remède aux tares de l’état de nature mais plutôt le fruit d’un pur hasard. Dans le Léviathan, Hobbes décrit l’état de nature comme un état instable et de misère. Certes, l’homme naturel n’est ni raisonnable ni social mais il obéit à ses instincts. Cet instinct de conservation le conduit à lutter contre les autres hommes : c’est une guerre naturelle de chacun contre tous. Donc, par crainte de la mort qui résulterait de cet état de guerre permanente, les hommes vont conclure une série de pactes au profit d’un tiers, doté d’un pouvoir absolu. Pour les juristes du droit naturel comme pour Locke, les hommes, dans l’état de nature, sont soumis à la loi naturelle, assimilée aux maximes de la raison. Locke considère ainsi que certains droits existent déjà dans l’état de nature, tel le droit de propriété, et les hommes entreraient en société pour garantir ces droits.
C’est à ces diverses conceptions de l’état de nature que s’oppose Rousseau. Pour lui, l’homme naturel n’est ni entraîné par son égoïsme, ni social et doué de raison. Ces prédécesseurs ont eu le tort d’attribuer à l’homme naturel des qualités qui ne sont apparues qu’avec la société ; ils transportent à l’état de nature « les idées prises dans la société » . D’où la confusion dont Rousseau fait état entre l’homme naturel et l’homme civil. Cette confusion est due à la non-maîtrise de la vraie nature de l’homme. C’est à ce niveau qu’il faut situer la controverse entre Rousseau et ses prédécesseurs. Celle-ci réside autour du contenu et sens donné au concept de l’état de nature, mais aussi dans la définition de la loi naturelle. Mais, derrière cette controverse qui les oppose, l’on peut entrevoir une tentative de justification du pouvoir absolu par les prédécesseurs et une définition de la liberté comme bien essentiel de l’homme dont il ne peut se dessaisir par Rousseau.
Le droit et la question de méthode dans le Discours sur l’inégalité
L’Académie de Dijon, à travers sa question proposée au concours en 1753, demandait expressément de faire la genèse de l’inégalité parmi les hommes. Et Rousseau de se demander à son tour « comment connaître la source de l’inégalité parmi les hommes si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? » Connaître les hommes permettra sûrement de voir comment de ce qu’ils étaient ils sont devenus ce qu’ils sont. L’on sait qu’à partir du XVIIIe siècle, le thème de l’égalité naturelle des hommes était devenu presqu’une évidence. Alors comment l’égalité naturelle des hommes a-t-elle pu faire place à l’inégalité sociale ? Peut-être qu’elle est autorisée par la loi naturelle se demande encore l’Académie. Tel est en gros la problématique que soulève le second Discours. Il convient ici de renouer avec le travail qu’avaient déjà entrepris certains comme Hobbes, Pufendorf, etc., et qui est de retrouver les vrais fondements du corps politique. Comment s’y prendre ? «Quelles expériences seraient nécessaires pour parvenir à connaître l’homme naturel ; et quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société ? » Cette interrogation de Rousseau rappelle l’idée classique de la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle selon laquelle il serait possible de faire une reconstitution expérimentale des origines de la connaissance à travers les origines du langage, de la vision… Cependant si l’on tient à exprimer le problème en terme plus clair, l’on dirait simplement : quelles expériences seraient indispensables pour pouvoir « creuser jusqu’à la racine » afin de « dégager la nature originaire de l’homme » ? Quels moyens il faut utiliser au sein de la société pour démêler dans le devenir humain ce qui est historique d’une part, et ce qui est naturel d’autre part ? Pour le citoyen de Genève, il faut éviter tout recours à des expérimentations pratiques pour distinguer l’inné de l’acquis dans l’homme. Il faut plutôt bâtir une hypothèse, un prototype de l’homme naturel et le comparer à l’homme social. C’est pourquoi il suggère deux choses dans sa méthode de dévoilement : la première consistera à « examiner les faits par le droit » par une démarche de dissociation et la deuxième à retrouver l’homme naturel par une méditation intérieure.
La méthode de dissociation
« Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature (…) » Il est clair qu’il faut remonter jusqu’à l’état originel pour qui veut saisir l’homme dans sa pureté originelle. Cependant même dans l’état de société, cet état n’est pas entièrement nié. Il est simplement engloutis par « les prestiges séduisants de l’apparence » à l’image de la statue de Glaucus . D’où l’option de la méthode de dissociation pour « démêler ce qu’il tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif. » Pour cela, Rousseau se fixe deux règles de conduite : « Laissant les livres scientifiques » et « écarter tous les faits ». Ce sont là deux règles d’or dont l’application permettra à coup sûr d’« écarte(r) la poussière et le sable qui environne l’édifice » . On voit que la base inébranlable est là mais sa manifestation est rendue périlleuse par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs. C’est ce que Starobinski exprime en ces termes : « La faute de la société n’est pas la faute de l’homme essentiel, mais celle de l’homme en relation. Or, à la condition de dissocier l’homme essentiel et l’homme en relation, à la condition de séparer sociabilité et nature humaine, on peut attribuer au mal et à l’altération historique une situation périphérique par rapport à la permanence centrale de la nature originelle. » Il faudra donc se départir de ces obstacles épistémologiques ou s’assurer d’en être exempt.
Rappelons que plusieurs philosophes antérieurs ont tenté de saisir l’homme naturel, de déterminer la loi qu’il a reçu et d’étudier ses facultés naturelles et leurs développements successifs. En sont-ils venus au bout de leur entreprise ? Rousseau pense que non. Aucun d’entre eux n’est arrivé à saisir « le moment où le droit succédant à la violence, la nature fut soumise à la loi » . D’où le rejet de leurs livres qui sont pleins d’erreurs. « Laissant donc les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits (…) » . De quels livres s’agit-il ? Sans doute, il s’agit de ceux des théoriciens du droit naturel. Alors, on peut se demander ce qui dérange vraiment dans leurs théories au point qu’on doit mettre entre parenthèses leurs ouvrages. C’est que, de prime à bord, on constate leur désaccord quant à la définition de la nature de l’homme. C’est à peine que l’on trouve « deux qui soient du même avis sur ce point » . Ne pouvant pas avoir une idée claire et distincte de la loi naturelle à partir de leurs livres, Rousseau renoue avec le travail qu’avait entrepris Descartes auparavant. En effet, à la recherche d’un fondement indubitable, il va faire table rase de tout ce qu’il avait appris. Il a dû constater la faillite d’une culture : « J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et pource qu’on me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’étude au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d’erreurs qu’il me semblait n’avoir fait autre profit en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de plus en plus mon ignorance » . Après tant d’années d’études, et ce, dans une des prestigieuses écoles d’Europe, Descartes se rend compte que ses maîtres ne lui ont rien appris. L’’état de division où se trouvait la philosophie, l’activité désordonnée qu’elle déployait l’inquiétait. Ce manque d’unité de la philosophie fit prendre à Descartes une décision : «Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris une résolution d’étudier aussi en moimême, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre » . Ce qu’il a réussi, car il commençait peu à peu à se délivrer de quelques erreurs invétérées « qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capable d’entendre raison » .
Rousseau ne fera pas autre chose quand il s’agira pour lui de s’interroger sur l’origine de l’inégalité. La question de l’Académie invitait expressément à dire le rapport entre cette origine et la loi naturelle. Or, ni les juristes, ni les philosophes ne s’accordent lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est naturel et ce qui relève de l’œuvre de l’homme. Alors Rousseau ne peut que rejeter leurs théories parce qu’elles se contredisent. Seulement, quelques opposées que soient leurs conclusions, ces auteurs ont commis la même erreur de méthode. Personne d’entre eux n’a pu penser à cette faculté spécifique de l’homme qui est la perfectibilité, ni à des modifications profondes que la vie en société fait subir à la nature de l’homme. « Au lieu de prendre l’homme tel qu’il sort des « mains de la nature », ils ont observé les hommes qu’ils avaient sous les yeux, sans se rendre compte que ces hommes ont été formés et transformés par les siècles de civilisation et de vie en société. « Cette méthode analytique » les a empêchés de remonter jusqu’au véritable état de nature».
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Table des matières
Introduction
I. Le droit et la question de méthode dans le Discours sur l’inégalité
1. La méthode de dissociation
2. La méditation intérieure
II. L’objet de la controverse entre Rousseau et ses prédécesseurs
1. Controverse par rapport au contenu et au sens donné au concept de l’état de nature
2. Controverse autour de la définition de la loi naturelle
III. Les enjeux de la controverse
1. Justification du pouvoir absolu et sa critique rousseauiste
2. La liberté, don essentiel de l’homme
Conclusion
Bibliographie
Webographie